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10 février 2015 - Corée

Le palais et le bidonville

Une histoire faite de ruptures et de destructions engendre un pays de contrastes. Si ce pays réunit moins du centième de la population mondiale, mais qu'il possède l'une des plus grandes villes du monde, on ne sera pas surpris de trouver ces contrastes accumulés dans cette métropole comme les moraines le long d'un glacier.

Au loin, dans la brume, c'est Tower Palace. Lorsque j'ai vu ce complexe résidentiel pour la première fois en 2007, il comprenait la plus haute tour de Corée, avec 264 mètres — depuis, neuf autres tours l'ont dépassée. Un entreprise dont le nom est inspiré de Goethe construit en ce moment, à quelques kilomètres de là, une tour qui sera deux fois plus haute que celle-ci, mais qui sera dépassée par un projet que Hyundai vient d'annoncer.

Les duplex de 400 mètres carrés, au sommet de Tower Palace, font partie des logements plus chers de Corée. À l'intérieur tout est automatisé et sécurisé. La vue doit être splendide depuis le sommet, avec d'un côté Guryong-san, grande colline qui culmine à peu près à la même hauteur que les gratte-ciels, et de l'autre l'immense océan urbain de Séoul et l'archipel de ses montagnes.

L'urbanisation de Gangnam, des années 1960 aux années 2000, est l'une des réalisations gigantesques qui caractériseront le 20e et le début du 21e siècles aux yeux des siècles ultérieurs, lorsque le monde aura perdu l'habitude de croître aussi vite — projet à la mesure de l'extraordinaire effort de développement accompli par la Corée à la même période. Sur des kilomètres et des kilomètres, on a tracé de très larges avenues se coupant à angle droit, délimitant des carrés d'environ 500 mètres de côté. L'ancienne périphérie agricole de Séoul, à peine habitée, s'est couverte de grands ensembles à la coréenne. Elle en est devenue le quartier chic, attirant les habitants les plus riches grâce à l'implantation d'écoles de bonne réputation. Le luxe progressant avec le développement du pays, les quartiers les plus recherchés sont souvent les plus récents et les plus éloignés.


Un peu de Gangnam, vu depuis Umyeong-san en septembre 2014.

Gangnam connaît son apothéose au milieu des années 2000 avec la construction de Tower Palace. Et au début des années 2010, lorsque deux milliards de personnes rient et se trémoussent sur Gangnam Style.

Toutefois, si les habitants des duplex jettent un coup d'œil vers le sud, ils risquent d'apercevoir, à travers la brume, un quartier qui est l'envers de Gangnam et sa conséquence : le bidonville de Guryong, au premier plan sur la photo proposée en tête de cet article.

Car en progressant vers le sud, Gangnam a dû pousser un peu plus loin ses anciens résidents, comme la conquête de l'Ouest américain a parqué les Indiens dans leurs réserves. Forcés de s'éloigner des quartiers où ils n'avaient plus les moyens de résider, quelques milliers d'habitants se sont trouvés coincés au sud de Tower Palace, de l'autre côté d'une voie express. Impossible d'aller plus loin : la zone est fermée par la colline Guryong-san.

Protégé de trois côtés par la montagne, l'emplacement serait idéal au point de vue du feng shui si son orientation n'était exactement contraire aux règles : au lieu de bloquer les vents du nord, le relief retient l'air chaud du sud. Hier après-midi, sur les pentes de la montagne, j'ai pu marcher sur un torrent complètement gelé alors que la neige tombée la veille avait rapidement disparu partout ailleurs.

Guryong, aujourd'hui, c'est mille deux cents maisons construites avec les moyens du bord : des planches, des tôles, des matériaux divers pour tenter de s'isoler du froid. L'électricité est récupérée dans des lignes qui passent par là. Il paraît qu'il n'y a pas d'eau potable. Toutes ces constructions sont illégales. Les articles de presse disent que les résidents sont surtout des personnes âgées ; pourtant j'ai croisé des hommes d'âge mûr rentrant du travail, des adolescents même. Les auriez-vous croisés un peu plus loin, vous n'auriez pas su s'ils allaient au bidonville ou à Tower Palace.

Et comme partout ailleurs dans Séoul, les croix des églises dépassent de la masse des toitures.

Naver, l'un des Google Maps coréens, permet de se promener dans le bidonville comme dans n'importe quel autre quartier de Séoul.

Guryong va disparaître. Le maire de Séoul, ancien avocat des causes sociales, s'est engagé à coopérer avec ses habitants pour transformer le quartier. Mais la pression immobilière est forte : c'est la dernière frontière de Gangnam. Les désaccords sont nombreux, entre les résidents, les propriétaires des sites occupés, la mairie.

Un incendie, en novembre dernier, a accéléré les choses. Les bulldozers ont commencé à entrer en action, malgré l'opposition des résidents. Un tribunal a toutefois ordonné vendredi dernier l'arrêt des démolitions, pour une durée d'une semaine.

Mais ce qui domine aujourd'hui l'actualité du bidonville de Guryong, c'est la mystérieuse découverte, au premier étage du centre communautaire du quartier, de meubles de prix, clubs de golf et « alcools étrangers de luxe », dont l'opposition avec la vie misérable des habitants choque les journaux.

Et pourtant, quoi de plus banal que les contrastes à Séoul ?

(Contraste ne signifie pas diversité mais changement. Un pays qui privilégie la cohésion et la conformité à des standards peut être plein de contrastes si ces standards évoluent et que tous ne peuvent pas les suivre à la même vitesse.)

Publié par thbz le 10 février 2015

2 commentaire(s)

1. Par Détails  (12 février 2015) :

Ton papier est à la fois triste, amer et intéressant. Rempli de contrastes, il pousse à la réflexion mais pas que.C'est l'autre visage de la ville qui se dévoile, un visage que les gens n'ont pas forcément envie de connaitre l'existence.
Ceci-dit ce genre de contrastes existe un peu partout dans le monde, y compris en France,parfois il suffit de sortir des sentiers battus, derrière une rue, non loin d'un quartier chic, pour se trouver nez à nez avec. Ce que les non-connaisseurs ignorent c'est l'existence d'un tel quartier non loin de Gangnam qui a fait le tour du web pour d'autres raisons.

2. Par thbz  (12 février 2015) :

Je n'ai pas pris d'autres photos que celles qui sont sur cette page, parce que je ne voulais pas avoir l'air de faire un reportage photo sur ces gens (en fait je descendais de la montagne et je croyais que ce quartier était ailleurs), mais c'est véritablement un bidonville comme on peut les imaginer dans des pays beaucoup plus pauvres, ou dans la France des années 1950.

Donc même si la France a son lot de contrastes, je pense que cela n'atteint pas une telle dimension. En revanche, les clochards et les mendiants sont beaucoup plus nombreux à Paris qu'à Séoul...

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