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21 novembre 1993 -

Duroc

Il y a quelques mois — c'était peut-être en mai —, je rentrais en métro. En passant à la station Duroc, j'ai regardé la plaque en carreaux de céramique (ou quelque chose dans ce genre) indiquant le nom de la station. J'ai décidé (j'avais lu L'Empire des signes, peut-être cela y était-il pour quelque chose), si je me rappelle bien (car j'ai tant de fois refait cet itinéraire que je ne sais plus exactement quel a été mon cheminement cette fois-là), de libérer cette enseigne de sa signification, d'oublier son sens — je crois que c'est cette expression que j'ai utilisée.

Ainsi j'ai oublié que Duroc était un général (c'est du moins ce qu'il me semblait, et j'ignorais s'il avait servi sous la Révolution ou sous Napoléon, ce qui me gênait un peu), que cette enseigne signifiait l'existence d'une rue Duroc pas loin de là, j'ai même oublié que l'inscription indiquait la présence, ici, d'une station de métro nommée « Duroc ».

Il ne me restait donc qu'un mot (« Duroc ») sur une plaque en céramique. Je me suis rendu compte que je pouvais aller plus loin. En effet, ce mot était manifestement un mot français ; je l'ai oublié ; il était composé de deux syllabes : je l'ai oublié. Il ne me restait que cinq lettres ordonnées : le D, le U, le R... J'ai oublié qu'il s'agissait de lettres. Accessoirement, j'ai oublié l'effet sonore de « Duroc ». Ainsi étais-je arrivé à un niveau purement matériel : cinq dessins blancs sur fond bleu, et des mouvements de mâchoires et de cordes vocales, ainsi qu'une onde sonore.

Il restait encore du chemin à parcourir. Les cinq dessins blancs se sont réduits à un seul dessin blanc, éventuellement divisé en plusieurs parties (ce que j'avais oublié), qui s'est résolu en une surface unique composée de bleu et de blanc — sans que l'esprit travaille au point de répartir ce bleu et ce blanc en deux formes, car la vision d'un dessin blanc sur fond bleu, ou l'imbrication de deux dessins blanc et bleu, était déjà le produit de l'imagination de l'esprit, de son activité conceptualisante.

Puis j'ai oublié le bleu et le blanc. Il n'y avait plus que deux sortes de sensations. Puis il y a eu une grande quantité de sensations, éventuellement différentes, affectant l'œil (mais l'esprit ne s'en rendait pas compte, il ne travaillait pas assez pour cela). En fait, je ne ressentais plus que l'arrivée, brute, des photons sur ma rétine ; et l'esprit n'était pas là pour interpréter, pour mêler ces photons en surfaces homogènes, pour distinguer des couleurs, des formes et des significations dans l'ordre du langage.

J'aurais peut-être pu aller plus loin. J'ai fait une autre découverte (en fait très proche, et je le sentais ; mais ce n'est peut-être qu'en ce moment que je m'en rends vraiment compte) au cours des mois suivants, en particulier un soir sous la voie ferrée, porte de Vanves, et un autre soir, sur la terrasse à Aire. Notre vision (pour ne prendre que ce sens) du monde est très anthropomorphique. Le mot n'était peut-être pas très heureux. Pourquoi voir cette maison ici et l'air juste à côté ? Pourquoi les distinguer ? Après tout, il ne s'agit que d'un ensemble d'atomes les uns à côté des autres. En fait (je n'ai pas envie de développer, il est tard et j'aimerais bien aller en cours pour me coucher tôt le soir ; en fait j'ai envie d'aller me coucher tôt pour aller en cours pour me coucher tôt le soir), j'en suis arrivé à nier la légitimité, en dehors de notre esprit, des critères par lesquels nous divisons le monde en objets, que ce soit le monde physique ou celui de la logique : le nombre neuf est une catégorie abstraite — et je m'étonnais l'autre jour des curiosités offertes par l'arithmétique qui ne repose sur rien dans la réalité extra-humaine. En gros, je me disais qu'une autre espèce, douée d'autres sens (ou même simplement de la vision dans l'infra-rouge) aurait une idée du monde radicalement différente. Je me demandais aussi le rôle du langage dans tout ça ; dépendrait-il de ou conditionnerait-il notre vision du monde ?

(...)

Yves Bonnefoy :

Perdu, pourtant. Car il lui faut décider, presque à tout instant, et voici qu'il ne peut le faire. Rien ne lui parle, rien ne lui est plus un indice. L'idée même d'indice se dissipe. Dans l'empreinte qu'avait laissée la parole, sur ce qui est, l'eau de l'apparence déserte est remontée, brille seule.

Chaque mot : quelque chose de clos maintenant, une surface mate sans rien qui vibre, une pierre.

Il peut l'articuler il peut dire : le chêne. Mais quand il a dit : le chêne — et à voix haute, pourquoi ? — le mot reste, dans son esprit, comme dans la main la clef qui n'a pas joué se fait lourde. Et la figure de l'arbre se clive, se fragmente...

Publié par thbz le 21 novembre 1993

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