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4 octobre 2011 - France

La montagne au bout des roues

Le col du Galibier, à 2 650 mètres d'altitude, est l'une des routes goudronnées les plus élevées de France. Depuis Saint-Jean-de-Maurienne, le dénivelé est l'un des plus importants que l'on puisse trouver sur la carte : 2 100 mètres en 48 kilomètres, longue montée interrompue pendant cinq kilomètres seulement entre le col du Télégraphe et le village de Valloire.

Ce 30 août en début d'après-midi, je pose mon vélo au sommet du col parmi une foule de touristes et de cyclistes. Le soleil brille sans brûler. Les appareils photo tentent de capter l'immensité d'un paysage qui s'étend à droite et à gauche, devant et derrière, vers le haut comme vers le bas.

Depuis le col, la vue plonge dans les vallées, remonte vers les sommets, ondule entre une montagne proche et la suivante, plus lointaine, plus élevée.

La plaine est invisible, la forêt elle-même est trop éloignée : seuls restent, à perte de vue, les rochers et les pics. La pierre a éliminé les arbres et règne sur le paysage ; pour la quitter il faudrait monter encore de 1 000 ou 1 500 mètres vers le sud, rejoindre les glaciers de la Meije et des Écrins.

Les montagnes de roche se découpent à l'infini  sur l'horizon. Plus près, à l'échelle de l'homme, les rochers deviennent pierres, cailloux, poussière. Mais le caillou forgé par l'érosion prend la même forme que le pic et reproduit les mêmes dentelures. Le paysage n'est pas très différent pour la marmotte et pour l'aigle.

Dans cette roche où la vie est si peu présente, les routes et les maisons, les voitures et les cyclistes impriment la marque de l'homme. Quelques semaines plus tôt en Norvège, j'avais vu une nature ignorante de l'homme : ici les panneaux d'information touristique, les bars-restaurants, les boutiques de souvenirs et les granges rappellent que ce paysage est habité par l'homme.

Pendant la montée vers le Galibier, si longue et si pentue, le coureur se promet qu'il s'arrêtera, lors de la descente, à chacun de ces points de vue et dans chacun de ces lieux-dits ; quel plaisir ce sera d'acheter du fromage dans cette ferme, de prendre un verre, non, un plat entier dans ce bar-restaurant, de fixer sur son appareil-photo toutes ces vues si intéressantes ! D'ailleurs, en redescendant il boira rapidement, sans souci de la préserver, toute l'eau qui lui reste et il mangera ses biscuits sans craindre l'indigestion. Peut-être même s'arrêtera-t-il pour bavarder avec le photographe installé dans un lacet, qui court après chaque cycliste et motard pour lui donner le nom du site Web sur lequel il vend ses photos.

Or, une fois au sommet, ayant atteint le terme d'un effort qui, jusque-là, n'était que partiel, ayant contemplé et photographié depuis un point unique la totalité d'un paysage dont il n'avait jusque-là pu voir, lacet après lacet, que quelques éléments, dominé l'ensemble de la route qu'il vient de parcourir et sur laquelle, loin en contrebas, il avait pris toutes ces résolutions, à ce moment il ne pense plus guère qu'à revenir chez lui aussi rapidement que la nécessaire prudence de la descente le lui permet : tout à été fait, tout a été vu, le sommet à lui seul contient l'ensemble du voyage. Pourtant il s'arrêtera bien de temps en temps, parce que le soleil a commencé à descendre et que parfois les rochers luisent comme un torrent, invitent à l'arrêt (le touriste toujours craint d'avoir manqué un point de vue intéressant) ; il essaiera de visiter les villages, trouvera porte fermée à l'église de Valloire, pénétrera dans celle de Saint-Michel-de-Maurienne aux étonnantes parois peintes, renoncera au musée de l'aluminium parce que l'heure de la fermeture approche.

Le cycliste voit le paysage mieux que l'automobiliste car sa vue n'est pas bloquée par l'armature de la carrosserie. Mais il ne peut s'arrêter tout le temps et sa vitesse, même modérée, l'empêche de se retourner sans cesse comme le piéton curieux : il ne fait malgré tout que passer. Son contact est moins physique que celui du promeneur. Le paysage demeure extérieur et ne fait pas partie de la vie du cycliste comme de celle de l'habitant. Le cycliste est un touriste.


En mettant pied à terre au sommet, en séparant mon corps de la machine en métal qui le soutenait, j'ai découvert en moi la chair, la démarche, les douleurs d'un homme de 80 ans. Chaque mouvement révélait la présence de muscles et d'organes qui habituellement fonctionnent en toute discrétion.

J'étais déçu, mais pas tellement, d'avoir dû m'arrêter à deux reprises dans les derniers kilomètres. Une fois à cinq kilomètres de l'arrivée après un petit pont, une seconde fois juste avant le dernier kilomètre. Déception mesurée, car mon vieux vélo, trop lourd, guère entretenu, fait pour tout sauf pour la course, me fournissait une excuse toute prête ; regret ténu, tout de même, qu'il faudra combattre.

Chaque fois, bien sûr, j'étais reparti, porté par la nécessité. Car dans une montagne où la vue porte loin, aucun demi-tour n'est envisageable tant que l'on n'a pas atteint un col, un sommet, un point de vue, une cible. Tant que l'on sait que la vue sera toujours plus vaste un peu plus loin, qu'après ce virage sera dévoilée une part encore plus exhaustive de la montagne, on continue à suivre le chemin. Le cyclisme, comme la course à pied, consiste à poursuivre des objectifs successifs ; il est toujours difficile de ne pas en atteindre un.

Il y a cinq ans, j'essayais de décrire ici ce que représente l'ascension d'un col à vélo. C'était une histoire optimiste : il suffisait au cycliste rationnel et maître de lui de régler sa vitesse et son alimentation pour parvenir, au fil des heures, à escalader les plus hautes cimes. C'était un voyage. Un an auparavant, j'avais aussi évoqué la longue souffrance du marathon. Les 42 kilomètres de montée vers le Galibier, surtout à travers le gigantesque champ de bataille de rochers préhistoriques qui sépare Valloire du sommet, ce n'était plus un voyage ; ce fut un marathon.

En passant devant le panneau qui indiquait que l'arrivée n'était plus qu'à quatre kilomètres et que l'altitude, juste à cet endroit, devant cette pierre même, était précisément de 2 315 mètres, quelque chose au fond de mon corps a songé et prononcé à voix haute ces mots : « C'est énorme ! » — et j'ai été pris d'un fou rire tout en continuant à pédaler.

C'était énorme d'être déjà monté aussi haut, d'avoir dépassé le Tourmalet en partant de plus loin dans la vallée... Plus tard, devant le panneau du dernier kilomètre, au moment de choisir les lacets de gauche vers le sommet plutôt que le tunnel à droite qui le traverse et l'évite, mon corps a eu la même réaction ; mais rien ne ressemblait plus à des sanglots que ce fou rire. Longtemps après au sommet, la montagne entière étendue devant mes pieds, le corps épuisé, libéré, continuait à échapper parfois au contrôle de l'esprit ; à présent le rire avait disparu.

Il a bien fallu redescendre, par le même chemin. Filant à travers le vent, le K-Way sur les épaules, il restait de tout cela une certaine honte à progresser à présent aussi facilement sur le bandeau noir de la route, alors que d'autres cyclistes, identiques à moi, montaient toujours à pas de loup, le visage crispé. Certains coureurs allaient plus vite que d'autres, certains souffraient plus, mais pour aucun, je le sais, cette montée n'était facile : cette égalité dans la douleur fonde (provisoirement, car elle ne dure qu'une seconde, le temps d'échanger un regard ou de se dire bonjour) leur camaraderie.



Publié par thbz le 04 octobre 2011

1 commentaire(s)

1. Par Patrice  (05 octobre 2011) :

Vous écrivez très bien. Ca m'a rappelé la montée du col de Restefond.

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