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9 octobre 2011 - France

Vie longue

À Bure, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne, on fait des recherches sur les techniques d'enfouissement des déchets nucléaires. On a creusé pour cela un kilomètre de tunnels à 500 mètres de profondeur.

Le stockage pourrait commencer dans une quinzaine d'années ; il devrait durer au moins un million d'années. On parle par euphémisme de déchets « à vie longue ». En fait aucune activité humaine au monde, sans doute, ne vise une telle échéance, à moins que l'on ne considère l'extraction des énergies fossiles qui ne se reconstitueront pas avant des centaines de millions d'années.

Face à de tels délais, le long terme n'est rien. Le long terme, c'est par exemple le réchauffement climatique ; mais dans cent cinquante ans peut-être, le CO2 que nous générons aujourd'hui devrait avoir disparu tout seul de l'atmosphère, si du moins nous parvenons d'ici là à réduire nos émissions.

À cette date, les déchets nucléaires auront à peine commencé leur immense voyage dans le temps.

Je savais cela avant de visiter le site de Bure. La région avait été choisie pour ses vertus géologiques : un sol imperméable sur plusieurs centaines de mètres d'épaisseur ; des couches géologiques stables depuis 150 millions d'années, qui n'ont donc aucune raison de libérer au cours du prochain million d'années tout ce que l'homme leur confiera.

Mais c'est seulement sur place que j'ai compris ce que c'était de travailler avec la géologie.

Si les géologues, à Bure, étudient des roches contemporaines de l'apparition des oiseaux et des plantes à fleur, leur vrai objectif n'est pas pour une fois la connaissance du passé, mais la compréhension de l'avenir de cette roche, la prédiction de son comportement pendant le prochain million d'années.

Ce comportement ne dépend pas seulement de la physique et de la chimie. La roche réagit aussi aux interventions de l'homme. Et à une échelle beaucoup plus brève.

Un kilomètre de galeries ont déjà été creusés à Bure. Dans la paroi de ces galeries on fore des alvéoles de plusieurs dizaines de mètres de longueur pour une quarantaine de centimètres d'épaisseur. Les déchets nucléaires seront stockés dans des alvéoles tels que ceux-là, conditionnés dans des conteneurs cylindriques poussés les uns à la suite des autres.

Or les galeries, creusées vingt à cinquante fois plus profondément que celles du métro, subissent une pression qui les amène à s'aplatir de manière visible dès les premières semaines. Une armature de métal, un coffrage en béton ne peuvent que ralentir leur destruction inéluctable.

Les conteneurs eux-mêmes se dégraderont, les alvéoles s'écrouleront. D'ici quelques centaines ou quelques milliers d'années, tout ceci aura disparu. Les roches se seront refermées et tous les efforts du génie civil humain auront été réduits à néant.

Au-delà, c'est donc des seules qualités de la roche que dépendra l'emprisonnement des déchets radioactifs. Or l'imperméabilité n'est qu'un terme approximatif. L'argilite ne bloque pas tout à fait l'humidité ; simplement, il faut dix mille ans à une goutte d'eau pour y parcourir quelques centimètres. On calcule donc que, dans un tel milieu, les matières radioactives auront perdu leur nocivité avant d'atteindre la surface, tout en se diluant sur une large superficie.

C'est l'esprit du projet : aucune des technologies que maîtrise l'homme n'est capable de retenir des matières radioactives pendant un million d'années, seule la nature elle-même, plus ancienne et moins changeante que nos techniques et nos civilisations, en sera capable.

Il aurait été beaucoup plus simple d'enfouir les déchets juste après le forage d'une galerie et de refermer immédiatement celle-ci avant d'en creuser une autre pour les prochains déchets. Mais un second choix a été fait en France : le stockage ne doit pas être tout de suite définitif. Pendant une centaine d'années, il doit être possible de récupérer les matières radioactives. Car peut-être aura-t-on réussi à mettre au point une technique, par exemple la transmutation, pour rendre ces déchets moins nocifs et de ne pas avoir à les glisser sous le paillasson de la croûte terrestre comme on s'apprête à le faire.

Ce choix a des conséquences. À partir de 2025 et pendant une centaine d'années, les galeries du centre de stockage contiendront des déchets radioactifs qui ne seront pas totalement isolés du monde extérieur. Il faudra ventiler ces galeries pour éviter que la chaleur ne s'y accumule. Les conteneurs devront résister à leur propre contenu pendant toute cette durée. Le site devra être surveillé en permanence.

Et en 2125, si notre civilisation ou la suivante a su mener à bien ce projet, le site de stockage sera fermé, les galeries obstruées au moyen des déblais qui sont actuellement conservés à proximité du puits.

À ce moment seulement les déchets entreront « dans l'éternité ».

Into Eternity : c'était le titre du documentaire de Michael Madsen consacré il y a quelques mois à la construction du centre de stockage de déchets nucléaires finlandais.

Le film insistait particulièrement sur l'absence de garantie que l'on peut avoir à ces échelles de temps. Comment avertir une civilisation future du danger qui se trouve à cet endroit ?

Ou faut-il justement éviter de l'avertir, pour qu'elle ne soit pas tentée de se l'approprier, soit par curiosité, soit par volonté de nuire ?

À Bure et dans les centres de stockage de déchets nucléaires à vie plus courte, l'ANDRA, l'organisme auquel cette tâche a été confiée, réfléchit aux moyens de conserver la mémoire du site sur plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires ; papier permanent, capable de conserver notre écriture pendant des siècles, institutions susceptibles de survivre aux changements de régime.

Il est techniquement possible de créer les supports qui conserveront la mémoire d'un site. Mais comme le conclut l'ANDRA : « La principale question reste la préservation du sens de cette mémoire ».

Publié par thbz le 09 octobre 2011

2 commentaire(s)

1. Par détails  (10 octobre 2011) :

Très intéressant. Ce que je vois malgré tout c'est la fragilité de cette mémoire qui va traverser tant millions d'années. Quand on sait que la nature a toujours réservé et réservera des "surprises", je doute fort que ce genre de travail échappera aux à ses "caprices".

2. Par thbz  (10 octobre 2011) :

On est clairement dans des durées devant lesquelles on ne peut être que modeste dans les prédictions. Les pyramides n'ont pas protégé bien longtemps les tombes des rois d'Égypte... Le simple projet de gérer pendant cent ans un tel centre de stockage est déjà ambitieux.

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