« Le bâtiment où l'on déambule | Accueil | »

10 mai 2014 - France

Mémoires du centenaire

Sont accrochées en ce moment aux grilles du jardin du Luxembourg des photographies de quelques dizaines de sites de la Première Guerre mondiale. Il ne s'agit pas de photos d'époque mais de l'aspect actuel des champs de bataille, du moins tel que les a vus le photographe.

En regardant ces images, j'ai eu envie de voir ces lieux. Cent ans après, au delà des livres d'histoire, des films et des cérémonies officielles, quelle trace la guerre de 1914 a-t-elle laissées dans les paysages eux-mêmes ? Dix ans après être allé à Verdun, j'ai donc repris mon vélo pour aller dans la Somme. Car la Somme, c'est en quelque sorte la traduction anglaise de Verdun.

Cette terre de France est aussi britannique : entre Péronne et Albert, il y a plus de corps de soldats du Commonwealth dans les champs que d'habitants dans les villages.

Presque à chaque kilomètre, on laisse sur le côté de la route un chemin menant à quelque cimetière au nom anglais. Peu de grandes nécropoles : les corps ont été dispersés dans des dizaines de petits enclos construits au hasard des combats dans la campagne de la Somme. Parfois, une contre-attaque allemande a amené des tombes aux noms germaniques dans un cimetière construit par les Alliés.

D'excellentes brochures éditées par les pouvoirs publics permettent de visiter les grands mémoriaux érigés par chaque pays. Cela ne suffit pas ; j'ai obliqué dans un chemin de terre boueux pour atteindre un cimetière dont la blancheur lumineuse et géométrique se détachait sur les courbes d'une colline aux champs verts et jaunes. Thistle Dump Cemetery, cimetière ordinaire, banal comme la mort en 1916. Éloignées de tout, visitées peut-être une fois par jour, ces tombes dressées il y a presque cent ans étaient toutes ornées de fleurs et parfaitement entretenues.

Ces soldats ne venaient pas simplement de l'autre côté de la Manche. Certains avaient traversé l'Océan ou le monde entier. Mémorial sud-africain, mémorial de Terre-Neuve, mémorial australien... chacun racontait à sa manière comment des hommes ont fait le tour de la Terre pour venir se battre et mourir ici, comme si cette terre représentait quelque chose pour eux.

La mise en scène des cimetières inspire le respect, par la blancheur des tombes, leur impeccable alignement, le suprême bon goût de l'aménagement paysager. Les tombes sont entourées par un muret doublé de beaux arbres. Séparant l'espace des morts de celui des vivants, cet enclos est assez bas pour laisser voir la beauté des collines de la Somme, leurs champs immenses aux sillons aussi réguliers que les alignements de tombes. Absolue harmonie entre l'extérieur et l'intérieur, comme si tout avait toujours été ainsi.

Dans le mémorial sud-africain de Longueval, face à l'un de ces cimetières, s'étend un magnifique bois composé d'arbres gigantesques dont les branches forment des dessins fantastiques. Au bout d'allées larges comme des avenues, un mémorial aux lignes pures mène, à l'issue d'un parcours incitant au recueillement, à un espace d'exposition circulaire. Tout est fait pour séparer le visiteur de la réalité actuelle.

Dans ce bois sont entrés plus de trois mille Sud-Africains ; cinq jours et six nuits plus tard, 142 seulement en sont sortis. Le bois lui-même avait disparu.

Ils sont venus de là-bas pour mourir d'un côté de la ligne de front et pas de l'autre, alors que leurs témoignages les montrent sans sentiment d'animosité particulier à l'égard des Allemands. Ils voient ceux-ci comme des braves types. Pourtant ils se battent avec la même énergie, le même oubli d'eux-mêmes que les Français ou les Anglais. Si l'on reste trop longtemps dans cet espace, lisant chacun de ces souvenirs, l'incompréhension se mêle au respect.

Le mémorial de Terre-Neuve, à Beaumont-Hamel, a fait un choix opposé. Pas de bâtiment solennel ni de paysage sublime : les Terre-Neuviens ont préservé en l'état le réseau des tranchées et les boursouflures du sol causées par les bombardements.

Cela m'avait tant impressionné dans les villages disparus de Verdun. Au bout d'un certain moment, à force de tuer des hommmes on détruit le paysage lui-même : on élimine avec lui toute la vie qui peut s'y cacher. L'herbe a poussé, les traces d'occupation humaine ont disparu ; seul demeure le relief bouleversé par la guerre. Et une autre de ces histoires monstrueuses : le 1er juillet 1916, premier jour de la bataille de la Somme, les 800 hommes du régiment de Terre-Neuve ont attaqué à 8h 45 ; à 10 h, 68 hommes sont revenus indemnes.

À La Boisselle, ce sont les Britanniques qui, le même jour, ont lancé la bataille de la Somme en faisant exploser une mine de 27 tonnes sous les lignes allemandes. On a vu des débris s'élever à 1200 mètres de hauteur. Il en reste aujourd'hui le cratère de Lochnagar : 90 mètres de diamètre, 21 mètres de profondeur, volcan incongrûment creusé dans les douces collines de la Somme. Trop vaste pour être pris en photo. Ce jour-là les Britanniques ont perdu 58 000 soldats, dont 20 000 morts, record historique.

Dernière étape au Hamel : dans un mémorial plus contemporain à la Richard Serra, les Australiens racontent avec des panneaux très pédagogiques une histoire encore bien différente : celle d'une bataille-éclair, génialement conçue par un général australien et exécutée en une heure et demie seulement. Ici les tranchées paraissent loin : on est plus près de Napoléon. Un panneau raconte l'histoire d'un soldat parmi tant d'autres : son épouse ayant elle-même disparu en Australie, sa famille n'ayant pu être retrouvée, ces quelques lignes et cette photo dressées au milieu d'un champ de France constituent toute la mémoire qui reste de lui.

Tout ceci ne couvre qu'une petite partie de la guerre, quelques traces parmi tant d'autres ; la seule bataille de la Somme s'étend aussi vers Péronne et en d'autres lieux que j'ai seulement aperçus en passant, comme le grand mémorial franco-britannique de Thiepval.


Le cimetière de Thistle Dump :

Le mémorial d'Afrique du Sud (Longueval) :

Le mémorial de Terre-Neuve (Beaumont-Hamel) :

Le cratère de La Boisselle :

À Thiepval, la réplique d'une tour construite dans un parc irlandais, en mémoire des soldats de l'Ulster :

... et l'impeccable ordonnancement des objets du souvenir, tels des ex-voto. Aucune fantaisie, aucune individualité :

Le mémorial australien de Hamel :

Et les collines de la Somme qui récitent toute la gamme des jaunes et des verts, leurs champs striés par des sillons profonds et mécanisés :

Publié par thbz le 10 mai 2014

0 commentaire(s)

Publier un commentaire :




Se souvenir de moi ?


Textes et photos (sauf mention contraire) : Thierry Bézecourt - Mentions légales