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juillet 15, 2015

15 juillet 2015 - Chine - Corée - (lien permanent)

La ville et la montagne : le feng shui sur le terrain

« The walls divide but do not separate, they keep the scenic areas both connected and divided. »

Après être resté à proximité des bâtiments pour considérer l'emprunt de paysage, on sortira ici quelque peu des murs pour voir que les montagnes elles-mêmes, en Corée, relient au lieu de séparer. Il faut donc parler de pungsu ou, pour prendre le terme chinois plus connu, feng shui que l'on traduit parfois par « géomancie ».

Soit cette image du palais royal à Séoul (Gyeongbokgung).

Ou ce panorama du village traditionnel de Hahoe, dans le centre du pays.


Le point commun entre ces deux vues, malgré la grave sécheresse qui réduit en ce moment la largeur du fleuve entourant Hahoe, c'est la présence de « la montagne derrière, l'eau devant » les lieux occupés par les hommes. Le pungsu a un terme pour cela : 배산임수, baesanimsu (背山臨水), ou « le dos à la montagne, arriver jusqu'à l'eau » — illustré par de jolis graphiques sur le Wikipédia coréen.

On connaît parfois le feng shui, en Occident, pour les recommandations pittoresques formulées par les maîtres de cette technique pour l'organisation interne des appartements. On cite tel immeuble de Hong Kong que, paraît-il, seuls les étrangers acceptent d'habiter parce qu'il n'est pas conforme aux règles du feng shui, ou tel autre qui a dû modifier l'emplacement de sa cage d'escalier.

On peut bien sûr négliger le feng shui parce qu'il se fonde sur des concepts et métaphores tels que le « souffle » ou les « dragons » qu'il ne cherche pas à définir précisément ; et son efficacité n'est pas évaluée de manière systématique mais, comme l'astrologie, à partir de constatations partielles.

On rapporte ainsi les mots un peu énigmatiques du moine Muhak, désapprouvant en 1394 l'implantation du palais royal à l'emplacement où on le trouve encore aujourd'hui : « Dans deux cents ans, on comprendra la conséquence de ce choix ». Des ouvrages sérieux [1] notent que sa prophétie s'est réalisée : en 1592, les Japonais conduits par Hideyoshi ont envahi et dévasté le pays, ce qui constitue la plus blessure la plus profonde de l'histoire coréenne avant l'époque moderne — mais personne ne fait le compte de toutes les prédictions erronées et disparues de toutes les mémoires.

Ce qui m'intéresse, ce n'est donc pas cette activité de consulting, mais, sur un plan plus esthétique, la vision du monde du feng shui ancien, qui combine les plus petits détails à la très grande dimension, dans une vision aussi grandiose qu'inattendue pour un esprit cartésien. Une imperceptible bosse du terrain, à côté de l'une des principales maisons de Hahoe, est présentée comme l'ultime émergence du « dragon » dont la petite montagne dominant le village constitue une autre apparition ; de sommet en sommet, on suivra alors les ondulations de celui-ci depuis l'extrémité de la péninsule coréenne jusqu'au cœur même de la Chine. Et la position de la Cité interdite à Pékin, face au sud, comme sa configuration intérieure, place l'empereur juste en-dessous de l'étoile polaire, centre fixe du ciel.

Il s'agit, une nouvelle fois, de relier le proche et le lointain, l'intérieur et l'extérieur, la ville et le paysage, le palais et le monde. Si la démarche scientifique à l'occidentale, à la fabuleuse efficacité, classifie le monde en le réduisant en éléments simples et séparés qu'elle recombine ensuite en théories et en machines, le feng shui classifie dans un autre but : pour tout relier au sein d'un système « harmonieux » où chaque chose a un sens et une place.

Le lien avec les montagnes : la fondation de Séoul

Derrière le palais, à Séoul, on aperçoit le mont Bugak. Ce n'est pas seulement dû à l'abondance des montagnes en Corée : le roi Taejo, qui a choisi en 1394 ce lieu comme capitale, aurait pu trouver un site plus large et facile d'accès au sud de la rivière Han, à l'emplacement actuel de l'immense quadrillage de Gangnam. Il a préféré choisir une cuvette à quelques kilomètres au nord du fleuve, entourée de montagnes et de collines.

La lecture des Annales du roi Taejo [2] permet de suivre de manière vivante les débats qui ont occupé pendant plusieurs mois l'entourage du roi. Le feng shui y est souvent cité comme théorie officielle et incontournable, mais certains conseillers ne se gênent pas pour exprimer leurs doutes. Le roi lui-même s'emporte contre les spécialistes de cette théorie, se moquant de leurs contradictions, et pose des conditions d'ordre pratique : l'emplacement de sa capitale doit certes respecter les règles inscrites dans les vieux livres, mais il faut avant tout que le lieu choisi soit assez vaste pour accueillir une grande capitale, qu'il soit situé dans la partie centrale du pays et qu'un fleuve permette d'y accéder facilement.

Le choix d'implantation de la capitale apparaît comme une conciliation entre les principes traditionnels officiels et des objectifs pratiques et politiques.

Deux ans plus tôt, en effet, Taejo n'était encore qu'un soldat et un homme politique. Par un coup d'état, il a renversé un roi issu d'une lignée ancienne et compte bien fonder une dynastie durable. Il doit pour cela démontrer que les divinités supérieures lui ont bien confié le mandat du Ciel. Dans un même discours, le déclin des rois précédents est associé à la perte de « force » de leur capitale, Kaesong, que l'on trouve justement annoncée dans des prophéties anciennes : la preuve est donc faite que ces rois avaient perdu le mandat du Ciel. À la fondation d'une nouvelle dynastie doit alors répondre le déplacement de la capitale dans un site qui, lui, possède encore toute sa force : c'est le projet de Taejo, qui par la même occasion marginalise les élites de l'ancien pouvoir, installées à Kaesong [3]. La durée de la dynastie Joseon, de 1392 à 1910, montre que son plan a réussi.

La prière rédigée pour les divinités du Ciel et de la Terre à l'occasion de l'installation de la nouvelle capitale résume bien le processus. Elle est également intéressante à lire pour son style, les états d'âme affichés par le nouveau roi (qui dit plus loin penser aux souffrances que risque d'endurer le peuple lors des travaux de construction) étant difficiles à imaginer dans un document aussi solennel en Occident [4] :

Prostrating myself before you, I acknowledge that all things are created and grow because heaven covers and earth carries them. Following the laws of nature, I desire to renew what is old and create a capital that extends in all directions. Though lacking in virtue and ability, your servant humbly believes that he was fortunate to win the favor of the hidden spirits and powers that be. Thus, I lived in the times in which Koryo [Goryeo] was about to collapse and received the mandate to make a fresh start of the new Choson [Joseon] dynasty... However, always burdened with heavy responsibility and tormented by anxieties, I have searched in vain for a way to accomplish the mission that concerns the future of the nation. Then, an official in charge of astronomy said, 'Since the site of the present capital, Songdo [Kaesong], has run out of strength and the land in the south below Mt. Hwasan [Bukhansan] can satisfy the requirements of geomancy, this is a good place to set up a new capital.' So I discussed the matter with my officials and reporterd the decision to the Royal Ancestral Shrine [Jongmyo] and finally moved the capital to Hanyang [Séoul] on the twenty-fifth day of the tenth month..."

L'application des règles du feng shui à Séoul

Un site conforme aux règles du feng shui doit être adossé à une « montagne principale » au nord, assez haute mais pas trop, dite « tortue-serpent », et bordé des trois autres côtés par des montagnes de dimensions moindres : le « tigre blanc » à l'ouest, le « phénix » au sud et le « dragon d'azur » à l'est (les Quatre Animaux). En application du principe baesanimsu, un cours d'eau doit aussi passer devant le palais ou devant la ville, si possible avec des méandres.

À Séoul, le palais royal, comme le palais présidentiel qui est aujourd'hui installé derrière lui, est placé au pied du mont Bugak ; la ville ancienne est bordée à l'ouest par le mont Inwang, au sud par le très touristique Namsan et à l'est par Naksan —laquelle est plus une colline qu'une véritable montagne, ce qui était l'une des critiques formulées par Muhak. Une muraille, que l'on peut suivre pour une superbe promenade, relie ces quatre sommets.

Les cours d'eaux sont constitués par le fleuve Han, qui étire ses énormes méandres au sud de Namsan, et par le Cheonggyecheon, un ruisseau qui traverse le cœur de la ville ancienne à quelques centaines de mètres au sud du palais. La plupart des Coréens d'aujourd'hui ne s'intéressent guère à la signification du plan de Séoul par rapport aux règles du feng shui ; pourtant, il est frappant de constater que la restauration et la transformation en promenade publique en 2005 du Cheonggyecheon, auparavant pollué par des décennies (voire des siècles) de négligence, a touché très fortement le cœur des Coréens : on considère souvent que ce projet est l'un des principaux facteurs qui ont permis à son initiateur, le maire de Séoul Lee Myung-bak, de remporter l'élection présidentielle de 2007.

Un schéma permet de comprendre ce système.


Carte ancienne, reproduite dans Architecture du paysage en Extrême-Orient [5].
a, b, c, d, e : respectivement palais royal, sanctuaire des ancêtres (Jongmyo), autel des dieux de la terre (Sajikdan), axe nord-sud, axe est-ouest.
1, 2, 3, 4, 5, 6 : respectivement montagne ancêtre (Bukhansan), montagne principale (Bugak), montagne de l'est (Naksan), montagne de l'ouest (Inwangsan), montagne avant ou du sud (Namsan), rivière Cheonggyecheon.

Ou sur un plan de Séoul aujourd'hui (plan interactif, avec les sites évoqués ici) :

Comme toute carte, le schéma feng shui est aussi une construction de l'esprit. Celui qui marche dans Séoul ou traverse la ville en voiture aura une expérience bien différente. D'abord parce que le centre historique n'est plus qu'un centre parmi d'autres, avec Yeouido, Gangnam, voire Wangshimni. Le centre géographique est un vaste espace sous-utilisé, occupé par la colline de Namsan et l'énorme base américaine de Yongsan.

Ensuite parce que, parmi les montagnes, le passant remarque surtout la masse de Namsan, qui est entièrement entourée par la ville ; Inwangsan et Bugaksan s'insèrent dans une série de reliefs qui va d'Ansan, à l'ouest, à Bukhansan au nord et se poursuit par d'autres massifs dans toutes les directions. La ville vécue est plus complexe que sa représentation feng shui.

Le feng shui n'est toutefois pas dépourvu de fondements pratiques. La montagne au nord réduit en principe la force des vents d'hiver. La rivière est également un choix évident pour les sites d'habitation de toutes les civilisations. Les sites conformes au feng shui, en fin de compte, ont quelque chose d'attractif pour les yeux : la vision de la montagne qui se reflète dans un étang du palais, à côté d'un pavillon traditionnel, plaît de manière immédiate. Le feng shui, comme certains préceptes religieux, apporte donc un fondement magique à des règles de bon sens, de confort et de satisfaction esthétique.

Les métaphores de Hahoe

Le feng shui multiplie les métaphores pour, toujours plus, relier le site à d'autres notions, à des catégories connues, inscrire les maisons et leurs habitants dans un réseau de relations qui englobe la société humaine et l'environnement naturel.

Dans le centre du pays, le village de Hahoe, créé sous sa forme actuelle vers le 16e siècle, est inséparable de la famille Ryu. Cette famille a fourni au pays plusieurs grands hommes dont Ryu Seong-ryong qui selon les périodes a été ministre, chef des armées ou penseur confucianiste : parcours normal dans une société où l'homme idéal n'était pas le professionnel spécialisé, séparé, mais le lettré qui relie en lui tous les talents. Le prestige du village dépend donc aussi, en partie, de la réussite de la famille qui l'a fondé et qui, quinze générations plus tard, en habite encore la plupart des maisons.

Hahoe occupe une position très particulière, bordée à l'est par une montagne et de tous les autres côtés par une boucle du fleuve Nakdong, le plus long de la Corée du Sud mais ici proche de sa source.

Les descriptions feng shui du site de Hahoe multiplient les métaphores :

forme de fer à repasser. Le fer à repasser traditionnel est une sorte de grosse cuillère métallique contenant des braises (voir un exemple). Ici le manche correspond à la chaîne de montagnes conduisant au village et le creux arrondi de la cuillère à la boucle de la rivière occupée par le village ;

forme de fleur de lotus. La comparaison est plus subtile. Entouré par le fleuve, le village est comparé à une fleur de lotus reposant sur l'eau. De même que la fleur de lotus ne laisse émerger que les pétales, la tige restant sous la surface de l'eau, le village ne doit pas s'élever trop haut : ainsi explique-t-on que le village soit installé assez bas, près du fleuve, et non pas au pied de la montagne comme c'est le cas de la plupart des villages traditionnels comme du palais royal à Séoul. La prospérité de la famille Ryu est aussi attribuée au choix de la maison principale, Yanjgindang, à l'emplacement exact du pistil de la fleur de lotus.

Une métaphore similaire compare le village à un bateau, d'où l'interdiction de creuser des puits au sein du village : en effet, l'eau ferait couler le bateau... La même règle a été invoquée autrefois pour expliquer pourquoi on buvait l'eau de la rivière à Pyongyang et pas à Séoul [6]. À Hahoe, le feng shui rejoint une circonstance locale : l'eau de la rivière y est, paraît-il, de meilleure qualité que celle des puits.

forme de taegeuk. Le taegeuk est un symbole proche du taijitsu chinois, un cercle divisé en deux parties par une ligne en forme de S, qui symbolise l'interaction du yin et du yang. Le taegeuk et les trigrammes du Yi Jing figurent sur le drapeau coréen et les commentateurs sportifs appellent les footballeurs coréens « guerriers Taegeuk ».

Dans le cas de Hahoe, le S est formé par la double boucle du fleuve. Le village et, en face, la falaise Buyongdae occupent les deux « yeux » du taijitsu, l'endroit où le yin naît au sein du yang et le yang au sein du yin. La famille Ryu aurait prospéré parce qu'elle a installé le village à cet endroit précis ; d'autres familles, dans des temps plus anciens, avaient installé le village au pied de la montagne et avaient donc périclité faute d'avoir respecté cette forme de taegeuk. En fait, comme je m'en suis rendu compte en faisant le graphique suivant, le taegeuk de Hahoe est inversé par rapport à celui du drapeau national...

Le feng shui, ici encore, est une boîte à outils pragmatique, qui ne fournit pas une règle immuable mais un ensemble de possibilités d'interprétation d'un site. Ainsi les métaphores de la fleur de lotus ou du taegeuk parviennent-elles à expliquer l'excellence du site de Hahoe alors que, sur beaucoup de points, le village semble violer les règles les plus élémentaires : installation des maisons près de la rivière et non au pied même de la montagne, situation de la montagne principale à l'est et non au nord...

De plus, l'intervention humaine peut corriger les insuffisances naturelles. On a planté une petite forêt de pins le long du fleuve pour mieux protéger le village du côté nord — ce qui donne au village un agréable lieu de promenade et de repos. De la manière, à Séoul, on a renforcé la porte de l'Est, Dongdaemun, afin de compenser la hauteur insuffisante de la montagne située de ce côté, Naksan ; on a également creusé un étang devant la porte du Sud pour contrôler l'« élément de feu » représenté, selon le moine Muhak, par les dangereuses pointes du mont Gwanak.

Les ondulations des montagnes

Jusqu'à présent on s'est limité à un espace que le visiteur pourrait embrasser du regard ou, au moins, imaginer en reconstruisant une carte à partir d'une promenade dans la ville.

En fait le feng shui, qui descend jusqu'aux détails d'organisation d'un bâtiment, s'élève bien au-delà de l'échelle de la ville.

Le site ne vaut rien si la « montagne principale » est un pic isolé. La fonction de cette montagne est en effet de transmettre une « énergie » (qi). Elle doit donc s'inscrire dans une chaîne de montagnes dont les sommets et les crêtes ondulent comme le corps d'un dragon, monstre souvent bénéfique dans la pensée chinoise.

À Hahoe, le dragon est censé se poursuivre jusqu'au cœur du village. Dans l'arrière-cour de la maison Chunghyodang, l'une des principales du village (la reine d'Angleterre, Elizabeth II, y a fêté son anniversaire en 1999, ôtant ses chaussures comme tout le monde pour y pénétrer), une petite bosse de terrain est présentée comme l'ultime résurgence du dragon, transmettant son énergie à la famille Ryu et au village.

Derrière la montagne principale, on trouve ainsi une « veine » de montagnes « ancêtres » de hauteurs de plus en plus élevées. Des ouvrages entiers sont écrits sur les formes que peuvent prendre ces dragons.

Chaque village de Corée est ainsi adossé à une montagne, qui elle-même reçoit son énergie d'autres montagnes situées en arrière. Le lien se poursuit, de sommet en sommet, jusqu'à la chaîne Taebaek, qui ondule comme une colonne vertébrale du nord au sud de la péninsule.


Le site de Hahoe d'après le Daedongyeojido (décrit plus bas. Domaine public, via Wikimedia Commons), qui exagère la courbe du fleuve.

Cette carte peut surprendre celui qui a visité le site de Hahoe. On y voit en effet que la montagne située à l'est du village, Hwasan, constitue l'extrémité d'une chaîne de montagnes venant du nord. En réalité, la route qui passe entre ces montagnes suit une plaine plantée de rizières, qui parfois se rétrécit mais ne franchit aucun véritable relief. La chaîne représentée par le géographe est donc imaginaire et reflète la vision feng shui, où les ondulations du dragon peuvent être souterraine, parfois sur de longues distances, sans pour autant perdre leur vitalité :

2015.7.10 | 지도 크게 보기 ©  NAVER Corp.

Montagnes et cartographie

Les représentations cartographiques méritent donc quelques explications car elles reflètent les préoccupations d'une époque. En l'occurrence : que voyons-nous lorsque nous voyons une montagne ?

Lorsqu'il marche ou circule dans les montagnes, l'Occidental moderne remarque des sommets séparés par des vallées ; le géographe coréen ancien voit plutôt une ligne de crête continue.

Une longue tradition cartographique, héritée de celle de la Chine, a produit au cours des siècles des représentations de plus en plus précises de la péninsule coréenne comme un immense réseau arborescent et continu de chaînes montagneuses. « La position d'une montagne sur le territoire, dans un réseau hiérarchisé, est plus importante que sa hauteur, sa forme ou son volume. » [7].

Au 18e siècle, Shin Kyeong-jun dresse un catalogue de treize chaînes de montagnes de troisième ordre (jongmaek, 정맥) qui toutes sont reliées les unes aux autres. Elles convergent pour certaines vers une chaîne de deuxième ordre (jeonggan, 정간) qui se dirige vers Vladivostock et pour la plupart vers la chaîne principale (daegan, 대간), celle des monts Taebaek [8]. Cette chaîne principale mène, tout au nord de la péninsule, au mont Baektu, point culminant et mont sacré de la Corée. C'est le lieu de naissance de Dangun, le fondateur légendaire de la Corée, selon la tradition, et de Kim Il-sung selon sa biographie officielle.

On peut voir ces chaînes et sous-chaînes dans une carte de Kim Jeong-ho, géographe du 19e siècle et grande figure nationale. Le Daedongyeojido, où l'on peut aujourd'hui se promener sans fin grâce à une présentation interactive, décrit le pays comme un gigantesque système cardiaque qui irrigue jusqu'aux points les plus extrêmes.

Daedongyeojido, 19e siècle. Par Kim Jeong-ho, domaine public, via Wikimedia Commons.

Le mode de représentation cartographique de Séoul n'est pas très différent de celui adopté par les cartes de feng shui. Le centre-ville y apparaît clairement, entouré de murailles à peu près circulaires et de montagnes bien reliées entres elles.


Séoul dans le Daedongyeojido

C'est toutefois une vraie carte moderne. En regardant de près, on aperçoit des routes et de nombreux détails. On reconnaît, dans la ville de Séoul, certaines des principales avenues de la ville moderne : axes est-ouest parallèles de Jongno et d'Euljiro, transversale nord-sud de Sejong-daero qui s'incurve vers l'ouest à partir de l'actuelle mairie de Séoul, passe par Chungjeongno et Geongdeok, traverse l'île de Yeouido et prend la direction d'Incheon...

Ces cartes permettent ainsi de partir de n'importe quel site, le mont Bugak derrière le palais royal, la montagne Hwa-san derrière le village de Hahoe, pour rejoindre la chaîne Taebaek et arriver au mont Baektu.

Et la Chine...

La vision du feng shui coréen ne s'arrête pas au mont Baektu. Si certaines visions nationalistes mettent l'accent sur la spécificité du peuple, de sa langue et de sa culture, le pays s'est le plus souvent placé dans la sphère culturelle chinoise. L'époque Joseon s'est même parfois considérée comme l'authentique héritière de la civilisation chinoise, après l'installation à Pékin de la dynastie Qing d'origine manchoue.

Le mont Baektu, malgré son prestige, n'est donc qu'une étape sur le chemin de l'énergie. La vision feng shui relie les chaînes de montagnes coréennes au réseau des montagnes de Chine qui part des hauts plateaux tibétains et des mythiques monts Kunlun, comme l'indique un texte coréen du 18e siècle [9] :

Depuis les monts Kunlun se détache une chaîne de montagnes qui passe au sud du Grand Désert (Gobi), aboutit à l'est au mont Yiwulu, puis traverse la plaine du Laiotong pour resurgir au mont Baektu. L'énergie alors concentrée dans cette montagne rayonne de mille li vers le nord en embrassant deux fleuves, vers le sud en dominant le plateau Yungotape : ainsi est-il la montagne principale de toutes les autres chaînes de la Corée.

Les monts Kunlun sont ainsi, dans le feng shui chinois, la source de trois « dragons » qui traversent le pays d'ouest en est : au nord Huang He (fleuve Jaune), entre le Huang He et le Yangzi Jiang, enfin au sud du Yangzi Jiang.

Le chemin du ciel

De la ville et de la montagne, levons les yeux vers le ciel.

Le plan de la ville donne leur place au pouvoir du roi, dans la partie nord, au commerce sur un axe est-ouest (ou, en Chine, au nord du palais). Les maisons, le palais, la ville sont reliés aux montagnes qui les entourent, à la rivière qui les longe. Les montagnes ne séparent pas les vallées comme en Europe : elles unifient le pays et l'ensemble du monde connu. Elles constituent une architecture ; le pays est une maison qui rassemblent toutes les villes, dans laquelle chacun trouve sa place.

Cependant, le territoire idéal n'est pas la ville construite par les hommes, mais le Ciel. Afin de montrer qu'il a reçu mandat des forces célestes, le souverain s'efforce donc de choisir et de configurer une capitale qui ressemblera le plus possible au ciel.

Des ouvrages décrivent les correspondances entre le plan d'une ville et le dessin des constellations ; j'ai un peu de mal, dans ces schémas compliqués, à retrouver quelque chose du plan de Séoul.

Il est toutefois certain que le choix d'une orientation nord-sud pour l'axe central du palais et de la ville est lié à la configuration des étoiles et en particulier à la présence au nord de l'étoile polaire.

Ainsi, les citoyens qui regardent le palais doivent se tourner vers le nord. À Pékin, la place Tian an Mien fait face au grand mur rouge situé sur son côté nord, donnant accès à la Cité interdite ; on est forcément tourné vers le nord pour regarder l'immense portrait de Mao affiché au centre du mur. À l'intérieur, une enfilade de cours permet, au prix d'une longue marche vers le nord, d'accéder à des enceintes dont l'accès est de plus en plus limité. Lors de toute cérémonie, le souverain est placé au nord.

Le palais dans la ville, comme l'empereur dans le palais, est donc toujours placé juste en-dessous de l'étoile polaire. Celle-ci représente l'Empereur céleste, auquel l'empereur terrestre est ainsi assimilé [10], relié.


Séoul, axe nord-sud.
En haut : Bugaksan avec, en arrière-plan, le massif de Bukhansan.
En bas : le toit bleu du palais présidentiel, les toits plus sombres du palais royal auquel aboutit l'avenue Sejong.

Si l'étoile polaire est particulièrement importante, c'est parce que c'est la seule étoile immobile, celle autour de laquelle tournent tous les autres astres. Installé sous l'étoile polaire, au centre du palais autour duquel toute la structure de la ville a été pensée, l'empereur prouve qu'il est bien celui qui a reçu le « mandat du ciel » et accroît ses chances de le conserver — ou persuade le pays que c'est le cas. Selon Confucius, « Le souverain qui règne par la vertu est semblable à l'étoile polaire. Il reste immobile au centre et tout évolue régulièrement autour de lui. » L'empereur, comme le chef de famille, ne se tourne vers le nord que pour le culte aux ancêtres, dont l'autel et la tombe sont situés au nord.

Le feng shui est donc une attention particulière aux lieux, aussi bien très proches que très lointains. Lorsque les Japonais ont annexé la Corée en 1910, l'une des stratégies employées pour intégrer le pays a consisté à affecter la structure symbolique des lieux. Ils ont construit le palais du gouverneur devant le palais royal, à l'endroit le plus visible de la ville, sur un axe légèrement dévié par rapport à l'axe nord-sud. Ils ont planté de gros clous dans la montagne Inwang, à l'ouest de la ville, pour diminuer son « pouvoir ». En 1925, ils ont installé un autel shintô au sommet de Namsan, au sud du centre-ville. Dès la libération du pays en 1945, cet autel a été détruit. Quant au palais du gouvernement, c'est en 1996 que sa présence massive a été supprimée pour laisser la place à un palais royal reconstruit, quelques années avant la restauration du Cheonggyecheon. En fermant un siècle d'humiliation, de guerre et de pauvreté, Séoul se redonnait, avec l'indépendance et la prospérité, un paysage millénaire.


[1] [5] [7] Sophie Clément, Pierre Clément, Shin Yong-hak, Architecture du paysage en Extrême-Orient, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1987.

[2] The Annals of King T'aejo, traduit et annoté par Choi Byonghyon.

[3] Power, Place, and State-Society Relations in Korea, Jongwoo Han.

[4] The Annals of King T'aejo, traduit et annoté par Choi Byonghyon, p. 455-456.

[6] (coréen) [http://weekly.donga.com/docs/magazine/weekly/2003/04/10/200304100500011/200304100500011_1.html Les puits nuisent-ils aux aux villages en forme de bateau ?], Donga Ilbo, 17 avril 2003.

[8] Sankyeongpyo (산경표 ou 山經表), par Shin Kyeong-jun (신경준, 1712-1781).

[9] Lee Chongwang, Taikliji, « Choix des sites favorables », cité dans Architecture du paysage en Extrême-Orient, p. 113.

[10] Léopold de Saussure, Le système astronomique des Chinois (1919), sur chineancienne.fr.

Publié par thbz at juillet 15, 2015 | Commentaires (3)


juillet 14, 2015

14 juillet 2015 - Arts, architecture... - Chine - Corée - (lien permanent)

Emprunt de paysage

C'est une phrase lue dans un livre sur les jardins chinois, Chinese Gardens en version anglaise, par Lou Qingxi, au sujet des murs si nombreux dans les jardins chinois : "the walls divide but do not separate. They keep the scenic areas both connected and divided." [1]

Les murs divisent mais ne séparent pas ? Comment une paroi peut-elle relier alors que sa fonction semble être d'isoler ? En fait le mur répartit, classifie, met chacun à sa place. Il contraint certes les déplacements. Mais en contraignant les déplacements, on aide à organiser la société.

De cette simple phrase on peut donc tirer beaucoup de fils. Je l'utiliserai pour essayer de relier certaines impressions visuelles survenues au cours des années et des voyages : ici l'emprunt de paysage qui permet de comprendre comment le mur permet de relier les espaces ; plus tard le feng shui dans lequel ce sont les montagnes qui relient les territoires alors que, chez nous, elles séparent les vallées.

L'emprunt de paysage est une notion peu connue en Occident. Il est pourtant théorisé depuis des siècles en Chine par les spécialistes des jardins.

L'emprunt de paysage, c'est une technique d'organisation des jardins par laquelle on dispose des arbres, des murs, des ouvertures pour réunir dans une même composition le jardin et quelque élément extérieur au jardin.

L'un des exemples les plus célèbres est le jardin Jichang à Wuxi, où une pagode située sur une colline extérieure se reflète dans un plan d'eau conçu à cet effet par le jardinier, donnant l'impression que la pagode elle-même fait partie du jardin.

La sensation d'étrangeté, la douce énigme qui nous saisit dans un jardin zen de Kyoto ou dans les jardins de Suzhou, les uns dépouillés à l'extrême, les autres brillants et sophistiqués, le point commun entre ces traditions si différentes, c'est sans doute le mur et l'emprunt de paysage.

Dans le Canglangting à Suzhou, une longue galerie donne sur un ruisseau bordé d'un autre mur. Un visiteur rapide pourrait croire que le ruisseau et le second mur font partie du jardin, ce qui n'est pas le cas.

De manière plus générale, les nombreux murs qui sinuent dans les jardins chinois sont souvent percés d'ouvertures aux formes variées qui multiplient les points de vue. « Les murs qui renferment les secrets du jardin ne sauraient exister sans un système d'ouvertures qui tantôt révèlent ce qui se trouve au-delà, tantôt permettent d'y accéder (...) La variété du spectacle des ouvertures est comme la promesse d'une égale variété dans ce que le spectateur va découvrir à travers elles. » [3]


Wangshiyuan (Suzhou)


Ouyuan (Suzhou)

« ... Il ne s'agit évidemment pas d'un hasard : la distance à laquelle le rocher se dresse devant l'ouverture, le format et l'orientation de celle-ci sont manifestement calculés pour créer cet effet particulier » (ici le Liuyuan à Suzhou)


Yuyuan (Shanghai)


Liuyuan (Suzhou)

Sans mur, on marcherait simplement le long d'un étang, dans une vision continue et unique ; avec le mur, la vision de l'étang devient discontinue et le jardin parait différent à chaque ouverture, d'autant que la forme du cadre change à chaque fois. Le même site offre dix, vingt paysages et non un seul. Les murs ne séparent jamais car ils sont toujours percés d'ouvertures. Nous abattons les parois intérieures d'un appartement pour « gagner de la place » — les jardiniers chinois, eux, ajoutent des murs pour agrandir l'espace perçu. Là où une surface ouverte, telle les pelouses des parcs européens, paraîtrait assez exiguë, une multitude de chemins bordés de murs allonge les déplacements, crée de nouveaux sites et donne la sensation que le jardin est beaucoup plus grand qu'il ne l'est en réalité.

L'emprunt de paysage ne se limite pas à la vue : Cheng Liyao [4] distingue l'emprunt de formes, de sons (la cloche d'un temple lointain, les champs d'oiseau du bois voisin...), de couleurs (celle de la Lune, les nuances changeantes des nuages, le jaune et le rouge des feuillages d'automne...), d'odeurs. Les effets de l'emprunt dépendent de la saison, de l'heure, du temps qu'il fait.

Enfin, l'emprunt de paysage ne fonctionne que dans un seul sens. Les jardins chinois, comme les cours des maisons traditionnelles coréennes, sont entourés de murs opaques, assez bas pour permettre aux habitants d'apercevoir les montagnes au loin, mais assez hauts pour empêcher les passants de jeter un coup d'œil à l'intérieur. Dans le village coréen de Hahoe, comme dans un quartier de hutong de Pékin, la sensation est la même pour le visiteur étranger : la rue est un long corridor un peu oppressant, bordé de murs opaques. Et si, dans un hutong, la porte s'ouvre au moment où on passe devant, c'est en vain qu'on essaierait de jeter un coup d'œil indiscret à l'intérieur : on ne verrait que le mur-écran qui cache la cour et les bâtiments, opposant un obstacle aux mauvais esprits qui ne se déplacent qu'en ligne droite.


Un hutong près du lac Houhai (Pékin)


Une rue du village traditionnel de Hahoe (Corée du Sud)

(Et j'ai parfois le même sentiment dans des quartiers neufs de Séoul, où les murs protègent l'accès aux grands ensembles :

)

L'emprunt de paysage dans le Yuanye

Mon bol levé, la lune je convie ;
Nous sommes trois, mon ombre faisant front.

Li Bai, cité dans le Yuanye.

L'emprunt de paysage fait l'objet du plus beau chapitre, le plus lyrique, du Traité du jardin (Yuanye) [5] de Ji Cheng (1634), ouvrage qui est à l'art du jardin chinois ce que le De Pictura d'Alberti est à la peinture occidentale. Après avoir, dans les chapitres précédents, longuement et systématiquement présenté les techniques mises en œuvre par le concepteur du jardin — décrivant chaque forme de porte ou de fenêtre, chaque mode d'agencement de rochers —, Ji Cheng passe dans le chapitre final à un point de vue impressionniste pour définir l'emprunt de paysage par ses effets, plus que par les procédés que devra appliquer le jardinier. Car « il n'existe pas de règles fixes dans la construction d'un jardin » et, au-delà du paysage, c'est tout un ensemble d'impressions que doit emprunter le jardinier pour les placer dans son œuvre :

« D'une plaine surélevée, on porte le regard vers l'horizon que les montagnes lointaines encerclent tels des paravents ; du pavillon ouvert, une brise douce et légère envahit la pièce ; devant la porte, l'eau printanière s'écoule vers le marécage... »

Dans une longue description chargée d'allusions littéraires, le jardinier insiste sur la prise en compte, à chaque saison, des effets de l'emprunt de paysage, de couleurs (« La fenêtre mi-close laisse transparaître le vert émeraude des feuilles de bananier et des sterculiers... »), de sons, d'odeurs.

« Au printemps. La vie oisive a été chantée dans un fu, les herbes odoriférantes attirent la sympathie. Balayer le sentier et prendre soin des jeunes pousses d'orchidées afin que les pièces situées à l'écart puissent bénéficier de leurs fragrances. Enrouler les stores pour accueillir les hirondelles qui coupent par instant le vent léger. Les fleurs virevoltent, pétale après pétale ; les saules s'assoupissent, tige après tige. Le froid provoque un léger frisson et suspend bien haut la balançoire. Le sentiment s'accorde à la pureté et au retrait, l'âme se réjouit des montagnes et des ravins. Soudain l'esprit, dégagé du monde des poussières, s'anime, semble pénétrer à l'intérieur d'une peinture et s'y promener. »

Il conclut par quelques phrases plus théoriques.

« Un « emprunt » judicieux ne possède pas de cause, il naît simplement du sentiment causé par la beauté d'une scène. L'« emprunt de scènes » est donc l'élément le plus important dans un jardin, tel « l'emprunt » dans le lointain, « l'emprunt » dans le voisinage, « l'emprunt » vers l'en-haut, « l'emprunt » en contrebas, « emprunter » en accord avec l'instant. Ainsi, les sentiments naissent de la vision et de la sensibilité à la nature des objets, tout comme l'esprit doit précéder le pinceau, alors seulement la représentation sera intégralement rendue. »

L'emprunt de paysage au Japon

L'emprunt de paysage est parfois décrit en Occident à partir de son utilisation dans les jardins japonais, sous le nom de shakkei, décrit par Augustin Berque » [6] :

L'esthétique japonaise, notamment celle des jardins, se caractérise par un usage fréquent du shakkei, l'emprunt de paysage. Il s'agit de mettre en valeur un troisième plan éloigné (généralement une montagne) dans un rapport direct avec le premier plan, lequel cache l'espace intermédiaire (le second plan).

Le jardinier fait entrer un temple ou une montagne extérieurs au jardin dans la composition perçue par le visiteur, qui peut alors croire que le jardin s'étend jusqu'à la montagne ou au temple. Il faut souvent, pour cela, masquer par des arbres ou des murs l'environnement immédiat du jardin, qui romprait cette composition.

Un agencement de rochers minimaliste sur du sable bien ratissé a fait du Ryoan-ji le plus célèbre jardin de Kyoto. Mais lorsque je l'ai visité en 2009, au-delà du jardin lui-même, il y avait cet arbre qui, planté en dehors, en faisait pourtant pleinement partie. Serait-il aussi beau si le mur ne le masquait pas en partie, ne divisait l'espace pour relier les branches chargées de fleur de l'arbre extérieur aux vagues de sable du jardin intérieur ?

L'emprunt de paysage et le cadre

L'emprunt de paysage n'est pas la fenêtre d'Alberti.

Au XVe siècle, Leon Battista Alberti a posé l'un des fondements de la Renaissance et donc de la vision artistique occidentale du monde en expliquant que, pour peindre, il commençait par tracer un rectangle qui serait comme une fenêtre à travers laquelle on verrait le sujet du tableau.

On pourrait chercher une analogie entre le cadre du tableau occidental et les ouvertures dans les murs des jardins chinois, qui préparent tel ou tel élément du jardin et le mettent en scène pour la contemplation du visiteur.

Toutefois les ouvertures des jardins chinois ont des formes beaucoup plus variées que le cadre rectangulaire simple qui, pendant un demi-millénaire, a entouré de manière uniforme presque tous les tableaux occidentaux. Le cadre occidental est un simple ornement qui ne vaut que dans la mesure où il met en valeur le spectacle que constitue le tableau ; les fenêtres et les portes des jardins chinois, au contraire, font partie du spectacle même.

Et surtout, la fenêtre d'Alberti limite strictement le champ du tableau ; aucune relation ne s'établit entre ce qui apparaît à l'intérieur de la fenêtre (ou du tableau) et ce que l'on voit au-dessus, en dessous, à droite et à gauche du cadre — c'est à dire à l'intérieur de la pièce.

Le cadre concentre ainsi le regard du spectateur et donne une légitimité et une autorité à l'image peinte ; en rendant cette image indépendante de son contexte, il invite le spectateur à lui porter un regard différent. Ortega y Gasset souligne que, à cause de l'ouverture sur l'irréalité que constitue le cadre, « le mur et le tableau sont deux mondes antagonistes et sans communication » [7].

De même, en envoyant son tableau La récolte de la manne à Paul Fréart de Chantelou, Nicolas Poussin lui recommande « de l'orner d'un peu de corniche [cadre], car il en a besoin, afin qu'en le considérant en toutes ses parties les rayons de l'œil soient retenus et non point épars au dehors en recevant les espèces des autres objets voisins qui, venant pêle-mêle, avec les choses dépeintes confondent le jour. » [8]

D'ailleurs, le lieu idéal du tableau occidental est un mur le plus neutre possible, blanc, avec éclairage zénithal filtré par un verre translucide : plus les siècles ont passé depuis la Renaissance, plus la fenêtre d'Alberti est devenu inséparable du mur qui, lui, sépare de la manière la plus radicale le tableau vu par le spectateur et son environnement. À tel point que la visite à Rome de la Galerie Borghèse, musée construit dès le début du 17e siècle, constitue un choc esthétique. Loin d'être séparées de leur contexte, les œuvres exposées sont inscrites dans des pièces abondamment décorées et le visiteur, habitué aux murs d'hôpital des musées modernes, constate avec surprise que ce dispositif, loin de nuire à l'appréciation des œuvres exceptionnelles qui sont présentées, fait au contraire de la Galerie Borghèse le plus beau, peut-être, de tous les musées du monde.

L'emprunt de paysage est-il donc une marque culturelle fondamentale de l'esprit chinois, coréen et japonais ?...


Vues du palais Gyeongbokgung à Séoul (emprunts déjà évoquées ailleurs)

... encore faudrait-il pour cela qu'il y ait un esprit commun à ces trois pays.

La recherche d'un lien entre l'intérieur et l'extérieur, le proche et le lointain, est sans doute une caractéristique universelle de l'esprit humain, même si c'est autour de la Chine qu'elle a été théorisée et appliquée de manière systématique sous la forme de l'emprunt de paysage. Sans doute ce goût du lien n'est-il pas étranger à la vision confucianiste du monde, de la société et de la famille où chacun a sa place. Mais abolir la frontière entre l'intérieur et l'extérieur ou, mieux, la contourner sans la supprimer, en faire un lien et non une séparation, c'est le rêve du Passe-Muraille de Marcel Aymé...

Il me semble retrouver cette vision unissant l'extérieur et l'intérieur, et l'étrange émotion qui en procède, dans ces plans d'une beauté sans égale d'Andreï Tarkovski, mais aussi ici ou chez Alexandre Sokourov, tous deux fascinés par l'esthétique japonaise.

Si on connaît peu l'emprunt de paysage en France, c'est sans doute aussi parce que notre pays est bien plat : à Versailles ou à Chambord, il n'y a guère de montagne à « emprunter ». Éloignées des grandes villes, les montagnes servent de frontière, de lieu à part ; longtemps elles ont fait peur. Alors que les intellectuels chinois et coréens, de tous temps, se sont promenés dans les montagnes pour en admirer les paysages ou y trouver la paix qu'une vie publique mouvementée ne leur permettait plus de trouver, Pétrarque, lui, n'a trouvé sur le mont Ventoux que matière à méditer sur l'âme humaine : à peine a-t-il consacré quelques lignes à la description du panorama qu'il se sent coupable d'accorder une telle importance aux choses de la terre. Notre civilisation a dû attendre l'époque moderne pour trouver au paysage une valeur en soi.


Au Musée d'art moderne (MUDAM) de Luxembourg. L'emprunt est-il le fait de l'artiste (Lee Bul, coréenne), de l'architecte (I. M. Pei, sino-américain) ou simplement le produit de l'imagination du photographe ?


Références :

[1] Lou Qinxi, Chinese Gardens: In Search of Landscape Paradise, China Intercontinental Press. Il existe une traduction française.

[3] Antoine Gournay, Le système des ouvertures dans l'aménagement spatial du jardin chinois, Extrême-Orient, Extrême-Occident 22, 2000.

[4] Cheng Liyao, Private Gardens, China Architecture & Building Press.

[5] Ji Cheng, Yuanye, le traité du jardin, traduction française de Che Bing Chiu, Les Éditions de l'Imprimeur.

[6] Augustin Berque, Du geste à la Cité - Formes urbaines et lien social au Japon, cité par Ludovic Cortade dans L'arbre dans le paysage, p. 140.

[7] Antonio Somaini, La cornice et il problema dei margini della rappresentazione. Il cite la lettre de Poussin que j'évoque ici.

[8] Nicolas Poussin, Lettre à M. De Chantelou, 28 avril 1639 (Correspondance de Nicolas Poussin, p. 20-21, sur archive.org).

Publié par thbz at juillet 14, 2015 | Commentaires (2)


juillet 11, 2015

11 juillet 2015 - Corée - (lien permanent)

Catalogue de montagnes coréennes

Après avoir décrit une ascension de Gwanaksan à Séoul, voici plus simplement, en images, à quoi ressemblent les montagnes coréennes. Toutes celles que j'ai visitées sont situées dans la partie nord du pays, mais je ne pense pas qu'elles soient très différentes dans le reste de la demi-péninsule. Les paysages sont assez semblables dans l'ensemble du pays, à l'exception de l'île de Jeju.

Les sommets situés autour de Séoul sont accessibles en métro ou en bus de ville. Les chemins sont à la portée de toute personne en forme et bien chaussée, mais certains passages peuvent être difficiles si on craint le vide. Le suffixe « san » s'applique à tout relief, depuis une butte de vingt mètres dans un parc jusqu'aux plus hauts sommets (Everestsan). Il désigne l'ensemble du massif et non un sommet précis.

Ansan, en fait une grosse colline de 300 mètres, domine Séoul dans sa partie ouest, avec, tout de même, quelques rochers au sommet et une vue panoramique :


(Version agrandie)

Inwangsan, un peu plus haute, est reconnaissable à ses parois rocheuses majestueuses qui dominent le centre de Séoul et à la muraille qui serpente sur sa crête. S'il n'y avait qu'une promenade à faire à Séoul, c'est au mont Inwang qu'il faudrait aller :

Bukhansan, le grand massif montagneux du nord de Séoul, qui culmine à 811 mètres. J'ai vécu peu de moments aussi beaux que l'arrivée dans le chaos de rochers qui constitue le sommet, après une ascension au cœur d'une forêt incendiée par les couleurs de l'automne.

Il faut y aller pour comprendre que lorsque les peintres chinois ou coréens traçaient sur leurs rouleaux des sommets vertigineux dans lesquels de larges pans rocheux contrastent avec les arbres pointillistes, ils montraient simplement ce qu'ils voyaient autour d'eux. Là les rochers immobiles, peints à larges coups de brosse, rendent généreusement la lumière qu'ils reçoivent du soleil, tandis que les pins jetés par touffes sombres dans les interstices des rochers en masquent les irrégularités, semblant progresser lentement vers le sommet comme des alpinistes.


Dobongsan, prolongement vers le nord-ouest du massif de Bukhansan, comparable en hauteur et en beauté. L'accès par le nord fait suivre une sublime et vertigineuse crête.

Manisan, sur l'île de Gangwha-do tout au nord-ouest de la Corée du Sud. Une autre superbe crête, qui donne d'un côté sur la côte, mène au sommet où est installé un autel à Dangun.

Seoraksan, vaste massif montagneux au nord-est du pays. La crête rocheuse d'Ulsanbawi, peut-être la plus spectaculaire du pays, sépare le massif de la plaine côtière. La montée au sommet le plus élevé, à 1713 mètres, épuisante à cause des escaliers très durs qu'il faut emprunter pour y arriver, mène dans un paysage qui ressemble plus aux Pyrénées qu'aux blocs de rochers tumultueux des montagnes plus basses.

- enfin, retour à Gwanaksan  à la limite sud de Séoul :

Publié par thbz at juillet 11, 2015 | Commentaires (0)


11 juillet 2015 - Corée - (lien permanent)

L'ascension des montagnes coréennes

Au sommet de Gwanaksan, à 629 mètres d'altitude, je domine une métropole de 25 millions d'habitants. Séoul s'étend en larges nappes d'immeubles entre les montagnes, tels les lacs des peintures anciennes, qui paraissent sans fin parce que le peintre n'en trace jamais les extrémités.

Deux fois j'ai échoué. Deux fois j'ai dû renoncer quelques dizaines de mètres avant de parvenir au sommet, là où il faut grimper à flanc de falaise en se tenant à des cordes et des chaînes métalliques. Là où les Coréens passent sans guère d'hésitation.

Jeunes ou vieux, hommes et femmes se hissent d'un rocher à l'autre, avancent le long de la paroi à pas lents mais sûrs et parviennent au sommet. Une première fois à l'automne dernier, la seconde au début du printemps, je n'ai pu faire autre chose que les regarder à vingt mètres à peine devant moi. C'est le moment où le corps pose ses limites. Les mains soudain tremblent légèrement, une faiblesse saisit les jambes, la volonté s'efface ; l'orgueil ne peut que regarder en spectateur le refus opposé par le corps. Interdiction d'aller plus loin. Ce chemin n'a pourtant rien de bien extraordinaire : il ne demande aucune expérience d'alpinisme.

Ce matin, comme les fois précédentes j'ai pris le métro. Je suis descendu à la station Nakseongdae, j'ai rejoint, au fond d'un quartier résidentiel, un sentier qui commence dans un jardin communautaire.

C'est mon approche préférée. Le chemin traverse une forêt, on est pourtant toujours en plein Séoul. Les premiers rochers apparaissent, je les parcours avec l'habitude de celui qui a déjà marché dans la plupart des montagnes qui entourent Séoul : Ansan, Inwangsan, Bukhansan, Dobongsan, Umyeonsan, Cheongyesan et bien sûr Namsan au cœur de la ville, et encore Manisan sur l'île de Gangwhado, où on trouve un autel à Dangun, le fondateur légendaire de la Corée, et dans le nord-est du pays Seoraksan, troisième sommet de la Corée du Sud.

Et la ville apparaît. Les immeubles que l'on voyait jusque-là de profil, que l'on dépassait l'un après l'autre, se fondent à présent dans une étendue tourmentée, soulevée par des vagues de gratte-ciels, déchirée par les îlots des collines toujours couvertes d'arbres.

Dans le système du feng shui, Gwanaksan est la grande montagne du sud de Séoul, celle qui fait face à la ville et la menace un peu. C'est elle qui offre les meilleures vues sur la métropole lorsque le soleil brille et que l'atmosphère est exceptionnellement claire comme c'est le cas aujourd'hui. Il n'est pas possible d'échapper à cette vision de la Ville et de la Montagne. Contraste total et couple indissociable, la grande ville se glisse dans les creux de la montagne ; ou peut-être celle-ci se dresse-t-elle partout où la plaque tectonique des immeubles s'ouvre pour la laisser passer, et les gratte-ciels, les grands quartiers de barres ne seraient qu'un surgissement du relief, une montagne en train de naître.

La randonnée en montagne donne l'occasion de rencontres éphémères. Ce groupe de dames de quarante ans me demande de les prendre en photos. Très vite elles me demandent mon âge ; il est crucial de savoir si votre interlocuteur est plus âgé ou plus jeune que vous, car cela détermine le niveau de langage, respectueux ou simplement poli, que vous utiliserez avec lui. L'une d'entre elles me confie qu'elles se sentent bien plus à l'aise parce que je parle coréen. Pourtant je ne sais faire que des phrases extrêmement simples, exprimer que des idées toutes faites. Peut-être est-ce cela, justement, qui rassure : n'échanger que des banalités déjà entendues cent fois.

Elles me proposent une tomate, qui me redonne une énergie dont je commençais à manquer. Car la montée est toujours plus longue que prévu. Sur la carte, le dénivelé paraît assez faible. Les montagnes coréennes, épuisantes pour le Parisien qui ne connaît que la « montagne » Sainte-Geneviève, passeraient inaperçues au milieu des Alpes ou des Pyrénées. Pourtant la raideur des pentes, l'attention requise par la marche sur les rochers fatiguent peu à peu.

Certains chemins rejoignent le sommet par de longs escaliers qui suivent les torrents et le creux des vallées. J'ai plutôt choisi le chemin de crête qui monte depuis les quartiers sud et offre au marcheur le double plaisir de paysages sans cesse renouvelés et de la marche sur le sol rocheux. On pose un pied sur le roc, l'autre dans une fente. Parfois il faut hisser la jambe un peu plus haut, ou la lancer un peu plus en avant. Ou bien ramener le corps contre le rocher pour réduire le risque de glisse. Tant que la pente n'est pas trop forte, tant qu'on est loin encore du sommet, c'est juste un jeu. Recherche d'équilibre, répartition du poids, dureté assez douce de la roche : la marche sur les rochers engage le corps dans des sensations variées et inhabituelles. La vision parfois bute sur la pierre à cinquante centimètres du nez, parfois s'étend jusqu'à la vallée déjà lointaine.

Vaste espace et théâtre permanent de rochers spectaculaires, la marche sur les crêtes récompense les efforts accomplis. Peut-être est-ce aussi pour cela que, dans la vision du feng shui, les crêtes de montagne sont aussi importantes que les sommets eux-mêmes : ce sont les « veines » qui transportent l'énergie du monde — mais les crêtes épuisent, car elles obligent à monter et redescendre sans cesse. À Gwanaksan, tout particulièrement, on aperçoit bientôt le sommet, mais il se dérobe sans cesse derrière les sommets intermédiaires.

Je sais déjà tout cela, puisque deux fois j'ai suivi ce chemin.

La tomate m'a soutenu un moment, mais le chemin est bien long. À mi-hauteur j'ai retrouvé une source que je connaissais, indispensable : les deux bouteilles d'eau emportées de la vallée n'auraient pas suffi pour aller jusqu'au sommet par cette chaude matinée d'été. Voici également l'héliport ou un jour des messieurs redescendant du sommet m'ont proposé de partager l'alcool de riz avec lequel, comme beaucoup de randonneurs, ils célébraient le plaisir d'être ensemble.

Je calcule ma dernière pause, un quart d'heure environ avant de parvenir au pied de la dernière difficulté. C'est bien le temps nécessaire pour que la barre de céréales fasse son effet et apaise la légère faiblesse qui engourdit un peu le corps.

Puis c'est le dernier carrefour, celui au-delà duquel il n'est plus possible, sauf demi-tour humiliant, d'éviter la falaise finale. Aucun randonneur ne prend le chemin plus facile qui part sur la gauche : tous poursuivent droit sur la crête. Ils se plaindront peut-être : quelques hommes âgés, essouflés, s'écrieront « 힘들어 ! c'est dur... » et des femmes diront « 무서워! ouh, ça fait peur... » en souriant, mais ils franchiront toutes les difficultés, sans se presser, sans vraiment hésiter non plus, chacun au rythme qui convient.

Ici il faut grimper sur un gros rocher pentu en s'agrippant à une corde. La première fois j'ai eu un peu peur ici : cette fois je passe sans hésiter, en dépassant un groupe de messieurs un peu lents.

Et j'arrive au dernier espace de repos, depuis lequel on aperçoit le sommet tout près. En face, la falaise équipée de cordes et de câbles, dont l'à-pic est tempéré par des fissures et quelques corniches.

Cette fois je ne m'arrête guère. Je descends de la plateforme, enjambe un passage très étroit qui sépare deux ravins vertigineux, et arrive au pied de la falaise. Un homme me fait un signe : c'est par là. C'est le moment.

Le pied sur un rocher. Toujours trois points d'appui : outre le pied, deux mains bien agrippées au câble ou à quelque creux dans le roc, ou bien l'inverse. Le mouvement fait monter le rythme cardiaque : car tout mouvement vers le haut peut être une chute vers le bas. Lever la jambe, la poser sur une faille beaucoup plus petite que la chaussure, hisser le corps avec les deux appuis, trouver une autre pierre pour poser le second pied. Les mains tremblent un peu, je sais bien qu'il ne faut pas regarder vers la vallée ; ne pas attendre non plus, car le frémissement du corps risquerait, une fois de plus, de mettre la volonté de côté. Une chute ici serait fatale — ou en tout cas humiliante. Le câble bouge un peu trop le long de la falaise ; tout ce qui bouge fait peur.

Et très vite le terrain devient plus facile ; on peut s'asseoir un instant, des arbres poussent dans les anfractuosités. Alors que je me croyais au milieu à peine de la falaise, voici juste au-dessus le grillage et la tour de communication du sommet : une dernière montée le long d'une faille, les mains trottinant le long des câbles, l'esprit toujours attentif, et me voilà au sommet de la montagne.

C'était donc cela, Gwanaksan : rien d'impossible, juste une aventure ordinaire.

Et les autres montagnes, c'est en images dans le prochain message.

Publié par thbz at juillet 11, 2015 | Commentaires (0)


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