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8 avril 2010 - ToursHigh-Rise
Fantasmes et gratte-ciels
La lecture d'un roman captivant donne sur la réalité immédiate une vision un peu détachée : c'est comme ça, mais pas tout à fait. Ainsi lorsque l'habitant d'un gratte-ciel rentre chez lui après avoir lu dans le métro un roman qui décrit le détraquement progressif d'une tour résidentielle : High-Rise de James G. Ballard. Ou lorsqu'il revoit à la télévision La Tour infernale (John Guillermin et Irwin Allen, 1974).
Ce film et ce roman sont intéressants, moins par ce qu'ils disent des gratte-ciels en eux-mêmes (ce ne sont pas des œuvres d'architectes ou de sociologues) que par ce qu'ils témoignent de la représentation populaire de l'habitat en gratte-ciel. Ils reprennent certains fantasmes exprimés par le grand public peu au fait des tours mais aussi par certains éminents spécialistes de l'urbanisme. Tel Thierry Paquot, qui s'interroge sur les désordres psychologiques ou physiques qu'entrainerait la vie en gratte-ciel.
Au-delà de ces fantasmes, à travers les exagérations des œuvres de fiction et grâce à la liberté de leur imagination, nous pouvons découvrir dans ce livre et dans ce film une ou deux choses que notre proximité avec les gratte-ciels nous dissimule.
Le gratte-ciel, objet de désir
High-Rise comme La Tour infernale se placent dans une perspective anglo-saxonne en ce que le gratte-ciel est un habitat de luxe, contrairement aux Français qui associent les tours à l'habitat social.
Ces deux œuvres ne reprennent donc pas les clichés français habituels : la tour n'est pas présentée comme une cage à lapins aux appartements tous identiques, mais comme un lieu de vie privilégié, qui donne accès à de nombreux services (dans le cas de Ballard : deux piscines, un supermarché, une école, un jardin de sculptures...). Le cadre de vie est tellement agréable qu'il pousse les résidents à organiser de grandes fêtes pour mieux en profiter.
Les problèmes des gratte-ciels ne sont donc pas sociaux : les résidents sont des gens bien éduqués et aisés, voire carrément riches.
Alors, pourquoi les choses se passent-elles mal ?
La complexité du gratte-ciel
Dans High-Rise comme dans La Tour infernale, la catastrophe naît de la complexité technologique et humaine du gratte-ciel.
Son fonctionnement dépend de délicats équilibres techniques (ascenseurs ou à défaut escaliers, réseau d'abduction d'eau, réseau d'évacuation des eaux usées, parkings, alimentation électrique, aération, vide-ordures, téléphone) et sociaux : les résidants doivent avoir un respect minimal pour leurs voisins et pour les parties communes.
La Tour infernale repose sur le principe du grain de sable : un court-circuit déclenche par effet boule-de-neige un incendie majeur, la complexité technique de l'immeuble ayant été sous-estimée par ses concepteurs. Dans un second temps seulement, le danger immédiat permet de révéler les qualités et les défauts (courage, égoïsme, sang-froid, héroïsme, humour, lâcheté) de chacune des personnes présentes.
High-Rise, écrit à la même époque (milieu des années 1970), est plus original et plus dérangeant, car le détraquement progressif de l'immeuble n'est lié que très partiellement à ses défauts techniques : certes, l'électricité et les ascenseurs rencontrent des difficultés, mais rien n'est irrémédiable. La complexité est psychologique : la structure verticale et l'accumulation d'un millier de logements (sur quarante étages seulement, ce qui laisse supposer que le gratte-ciel est plus une barre qu'une tour ; sa façade est d'ailleurs souvent décrite comme une « falaise ») ont des effets imprévus sur la manière dont les résidents vivent ensemble.
Les biens communs (couloirs, ascenseurs, mais aussi escaliers) font l'objet de tentatives d'appropriation privée par des clans, signant l'échec total du système de la copropriété qui fait une distinction claire entre l'espace privé de chaque résidant et les parties possédées et gérées en commun. Chacun tente de réserver les ascenseurs, puis les escaliers, puis les couloirs, pour son propre usage : il en résulte une indisponibilité quasi totale des espaces communs. Le gratte-ciel devient le théâtre d'une « tragédie des communs ».
Bien sûr c'est différent dans la réalité : la vie en commun n'est guère différente dans une tour et dans un immeuble bas. On peut rendre invivable une copropriété de dix appartements.
De la même manière que les marchés financiers ont, ces dernières années, atteint un niveau de complexité d'autant plus dangereux que les opérateurs croyaient contrôler la situation, de même les architectes de la Tour infernale et du High-Rise de Ballard n'ont pas compris que la machine à habiter pouvait se réveiller contre son maître. « God himself could not sink this ship. » (Titanic)
Ainsi le gratte-ciel peut être construit, mais il ne peut vivre réellement. La catastrophe commence dès que le dernier habitant est entré dedans (Ballard), lors de la soirée d’inauguration (La Tour infernale), ou dès le premier trajet (Titanic).
Dans tous les cas, la tragédie commence pendant que les gens font la fête.
Gratte-ciel et stratification sociale
Le coût des appartements dans le gratte-ciel de Ballard limite l'accès de l'immeuble à une classe sociale aisée.
Toutefois, il montre que cette classe sociale n'est pas si homogène qu'il y paraît au premier abord. Les plus riches, les plus brillants habitent au sommet, les familles avec enfants aux étages inférieurs.
Ballard force le trait comme toujours : le gratte-ciel, se fermant peu à peu à l'extérieur, reproduit en son sein les structures de la société ; ainsi se forment trois classes, un « prolétariat » dans les dix premiers étages, une classe moyenne jusqu'au 35e et, dans les tous derniers étages, une « aristocratie » dirigée par l'architecte de l'immeuble.
Sa vision est exagérée. Elle n'est toutefois pas totalement sans fondement : si le gratte-ciel, vu de l'extérieur, paraît uniforme, à l'intérieur les appartements les plus recherchés sont certainement les plus élevés. Il ne s'agit toutefois pas seulement de pouvoir d'achat, mais aussi de goûts intellectuels : on choisit de vivre plus haut, de voir plus loin, d'avoir plus de ciel au-dessus de soi et moins de voisins. La contemplation de la ville le jour et la nuit, par temps pluvieux ou par temps ensoleillé, est un plaisir que tous ne ressentent pas de la même manière.
(Ce roman et ce livre sont des œuvres de fiction. Pour une évocation plus réelle des tours, voir dans d'autres notes de ce blog : Tours)
Publié par thbz le 08 avril 2010
6 commentaire(s)
1. Par Détails (10 avril 2010) :
On se demande si vraiment les tours sont cet objet iconique que certains veulent faire croire.
L'image véhiculée par la tour d'habitation est une image "ratée". Pour la plupart des français les tours rappellent les cages à lapins qui sont finalement les conséquences et pas les causes, la cause étant la guerre. Ces années noirs qui ont fait qu'on ait besoin de tours et les tours n'étaient que le résultat d'un urbanisme de masse. C'est un imaginaire collectif qui aimerait bannir ces années de l'histoire des villes.
Une autre réponse c'est un autre imaginaire celui de "la maison dans la prairie", la belle villa et le jardin plein de fleurs, l'image qui hante plus que 60% des français aujourd'hui.
A l'heure où les tours commencent à être appréciées dans d'autres contrés, la France ne compte qu'une poignée qui défendent cette idée.
Alors, ignorance? peur? refus catégorique de toute nouveauté? beaucoup de questions qui restent suspendus...
P.S. Belles photos :)
2. Par London Archaeologist (08 mai 2010) :
En Angleterre il-y-a aussi cette opposition "maison dans la Priairie" / tours qui semble de beacoup trop restreinte. La defaite de Richard Rogers par Prince Charles a Chelsea en dit beaucoup. Ballard ne semble pas trancher, mais il n'avait pas l'air tres interesse par les utopies. Il avait l'air de s'interesser plutot a la revolte irrationelle qu'a une paix insipide.
3. Par Thierry (10 mai 2010) :
Nous avons aussi nos Prince Charles, mais sur ce plan-là Londres paraît moins attaché à l'unicité de son centre-ville que Paris.
J'ai eu l'occasion de me promener le long de la Tamise il y a quelques mois ; on a la vision d'une ville moins clairement identifiable sans doute que Paris et plus ouverte aux expérimentations, qu'elles viennent de la culture (Tate Modern) ou du capital (Swiss Re et ses voisins), d'ailleurs reliés l'un à l'autre (Millenium Bridge)...
4. Par Détails (18 mai 2010) :
L'incendie de Londres (à l'image des évènements de Berlin)a changé le regard architectural des habitants. Qui dit bombardement, dit aussi reconstruction, la ville a pu par la force des choses assimiler une nouvelle ère, chose que ailleurs (comme Paris) n'est pas encore le cas.
Quelques quartiers comme Chelsea gardent le cap, osent encore faire face à la modernité grandissante la preuve c'est qu'on est partout pareil et la City et son changement doivent beaucoup et avant tout (malheureusement) à l'histoire.
5. Par London Archaeologist (26 mai 2010) :
C'est vrai que c'est assez fascinant de comparer Londres avec Paris de ce cote. On a un l'impression d'assister a cet effet dont parle Levi Strauss dans, je crois, La Voix des masques: deux tribus contigue qui se refletent a l'invers. Parce que je crois que les ideologies des deux villes , developpees en concurrence, y sont pour beaucoup: individualite/esprit republicain; rationalisme/empiricism, etc.
6. Par Serge Névez (09 avril 2012) :
"... le gratte-ciel, se fermant peu à peu à l'extérieur, reproduit en son sein les structures de la société..."
Je dirais que des trois classes sociales, "prolétariat élevé","classe moyenne, future classe des smicards","aristocratie dominante qui va plier bagages", la situation évolue et ne va plus représenter à la fin que la structure archaïque de notre société.
"...les appartements les plus recherchés sont certainement les plus élevés."
Dans notre société, ceci n'est-il pas communément admis?
J'ai effectué une traduction de High Rise que j'ai appelée Gratte-Ciel et qu'il est possible de se procurer gratuitement sur le Web; je suis heureux de constater que je ne suis pas tout seul à m'être intéressé à ce texte philosophique de J.G. Ballard.