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27 août 2019 - ItalieÀ quoi ressemble Ferrare (1/2) : l'addition herculéenne
Ferrare, comme tant d'autres villes situées entre l'Ombrie et la vallée du Pô, a connu à la Renaissance un ou deux siècles d'effervescence romanesque et artistique sous le gouvernement de la famille D'Este avant que les troupes du pape, en 1598, viennent la plonger dans un sommeil profond (à Pérouse c'était en 1534, à Urbino en 1631, mais Bologne et les villes de la Romagne avaient été englouties par Jules II dès les années 1500-1510).
Tandis que le pape détruisait une partie de la ville, comme à Pérouse, pour construire une forteresse, Venise en profitait pour dévier le cours du Po afin de sauver sa lagune et, par la même occasion, de ruiner Ferrare en ensablant ses ports et ses canaux de drainage.
Dès lors Ferrare n'est plus décrite que sous les traits d'une ville chargée des vestiges de sa magnificence mais déserte, parfois même angoissante, par les visiteurs de passage, du président de Brosses à Goethe et jusqu'aux peintures de Chirico, où le château des Este clôt un espace public absurdement vide.
Les romans du grand écrivain de Ferrare Giorgio Bassani, en particulier Le Jardin des Finzi-Contini qui commence par la description d'un cimetière et s'achève par la mort d'une famille et d'un monde, conservent quelque chose de cet aspect funéraire d'une ville pour laquelle la mémoire serait plus importante que la vie.
Ferrare n'a pourtant pas l'apparence médiévale et le charme pittoresque de Pérouse ou d'Urbino, où des rues sombres et tortueuses s'ouvrent sur de lumineux panoramas. Burckhard voyait d'ailleurs dans Ferrare la première ville moderne d'Europe, aussi bien pour sa construction que pour son administration, et Bruno Zevi a écrit un livre entier, Apprendre à voir la ville, pour expliquer que l'urbanisme polyvalent dans lequel l'architecte local Biagio Rossetti a inscrit la ville de Ferrare à la fin du 15e siècle, capable d'unifier la cité médiévale et le plan rationnel de la Renaissance, pourrait et devrait encore inspirer les concepteurs de ville de la fin du 20e siècle.
Le plan de Rossetti pour l'Addizione Erculea, extension de Ferrare plus grande que Ferrare elle-même, a en effet défini le développement de la ville pour les siècles à venir avec une ampleur et une vision que seul peut-être, dans le monde, a égalées le génial plan de Manhattan de 1811.
Le charme de Ferrare, celui auquel j'ai été sensible lors d'une première visite rapide il y a cinq ans, et que j'ai mieux compris cette fois, c'est celui de ses murs en brique orange, de ses rues calmes, de ses palais à l'extérieur sobre et, surtout, fondus dans un tissu urbain unifié.
Lorsqu'on se promène dans l'Addizione erculea, herculéenne par son ambition même si le qualificatif se réfère au duc Ercole Ier qui l'a commandé à Biagio Rossetti, on voit donc d'abord ces immenses murailles qui définissent la ville de Ferrare dans l'adaptation du Jardin des Finzi-Contini par Vittorio De Sica, film qui ne montrera les attractions touristiques de Ferrare qu'à la toute fin du film, à travers les fenêtres d'un car de police, ville morte regardée par ceux qui vont mourir.
Or j'allais à Ferrare en imaginant que je trouverais peut-être des traces de la Cité idéale de la Renaissance dans une ville dessinée pour la cour si raffinée des princes d'Este, cour fréquentée par Leon Battista Alberti, Piero della Francesca et les grands artistes et écrivains qui ont façonné l'esprit de la Renaissance.
La lecture de l'hagiographie de l'urbanisme ferrarais par Bruno Zevi, puis la visite de la ville elle-même, m'ont fait comprendre qu'il n'en était rien. Ferrare n'a rien à voir avec les sublimes juxtapositions de palais antiques et de belles maisons à balcons représentés dans les panneaux de la Cité idéale, où l'on ne voit pas des rues mais des bâtiments posés dans des espaces publics. Dans la Cité idéale des humanistes les maisons ne forment pas un ensemble continu, elles se répondent l'une à l'autre, comme des élégants qui cherchent à se distinguer au sein d'un spectacle réalisé en commun. On les a comparés à des décors de théâtre : en effet il s'agit d'un groupe de de personnages qui dialoguent et non de danseurs qui se fondent dans un ballet commun.
Ferrare est d'abord définie par des axes urbains, souvent rectilignes mais sans systématisme, profondément soulignés par des murs continus que doivent respecter tous les palais, la seule exception étant peut-être le château des Este, objet anachronique entouré d'un fossé, qui semble issu d'un Moyen-Âge un peu disneyien.
La ville n'est pourtant pas dégagée de la représentation de l'espace de la Renaissance : les rues droites, comme dans la plupart des représentations urbaines de cette époque, dessinent des perspectives mais celles-ci ne sont jamais aussi longues qu'à l'époque classique ultérieure, elles finissent généralement par se fermer sur une rue perpendiculaire. Les proportions sont doucement agréables, elles ne sont jamais impressionnantes. À Ferrare on ne se sent jamais dominé par la ville, c'est peut-être pour cela qu'on peut négliger une cité qui ne cherche pas à forcer l'attention.
L'architecture est donc soumise à l'urbanisme, comme dans la ville haussmanienne. Les architectes n'y ont pas déployé des « signaux » qui attirent l'attention, les églises ne déploient pas des façades de marbre comme à Florence ou à Sienne, les palais se contentent pour la plupart de la sobre brique de la vallée du Pô, les jardins se cachent derrière les murs. Seuls les morts disposent du splendide cimetière de la Certosa, labyrinthe de portiques ostentatoires.
Voilà pour le regard d'ensemble. On peut aussi se demander à quoi ressemble Ferrare de près, et deux points seront donc présentés, deux détails peu impressionnants, deux motifs qu'on pourrait parfaitement ignorer, mais qui, une fois qu'on les a remarqués, identifient la ville comme la signature au pied d'une lettre : les angles de palais, et le monogramme de Bernardin de Sienne.
Publié par thbz le 27 août 2019
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