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5 août 2010 - Cinéma

La chute dans Inception

Un objet ou une personne tombe d'une grande hauteur ; rien ne pourra arrêter sa chute, rien ne pourra la retarder ; elle ne durera qu'un instant. Un instant presque infiniment bref, presque infiniment intense ; un instant-limite pendant lequel tout peut arriver à condition qu'il s'agisse de cinéma, art qui, comme la musique, est capable de maîtriser le temps.

C'est pourquoi la plus belle idée d'Inception est sûrement la chute du mini-van depuis un pont. Le mini-van enfonce la rembarde et bascule dans le vide. Il heurtera la surface du fleuve une seconde plus tard. Le génie du scénario de Christopher Nolan consiste à insérer dans cette seconde plusieurs histoires, certaines brèves, d'autres longues peut-être comme l'existence ; des vies et des morts, des apparitions, un hôtel, une montagne enneigée, une ville fantastique ; tout ceci est crédible si on considère que dans une seconde de temps éveillé tiennent plusieurs minutes de rêve ; l'intensité de la chute est ainsi maintenue sur trois quarts d'heure de cinéma et à travers plusieurs niveaux d'intrigue.

Le premier quatuor à cordes d'Elliott Carter débute, lui, par un solo de violoncelle ; ce solo est interrompu, puis il est achevé par le violon à la fin du quatuor. Le solo dure, en lui-même, peut-être trois minutes. Mais pendant l'interruption, plus d'une demie-heure de musique s'est développée, tout un quatuor en cinq mouvements, lequel passe d'un tempo à un autre selon une technique propre à Elliott Carter.

Elliott Carter, qui comme le réalisateur de cinéma Manoel de Oliveira, né le même jour que lui, poursuit sa vie et sa carrière au-delà de toute borne connue jusqu'à présent, précise que la construction du quatuor, qui date de la fin des années 1940, s'inspire du Sang d'un poète, film surréaliste de Jean Cocteau. Je n'ai pas vu ce film ; on en trouve quelques extraits sur le Web.

Le Sang d'un poète commence par la chute d'une cheminée d'usine, sans doute mise à bas par une charge de dynamite. La chute est interrompue et tout le film est compris dans cette interruption qui reprendra tout à la fin : l'histoire ainsi racontée n'est qu'un rêve et n'a duré, dans la réalité, qu'une seconde. Au cours de ce rêve, le poète a traversé un miroir comme chez Lewis Carroll ; les lois de la pesanteur ont été défiées dans un immeuble, comme dans Inception.

Je lis le même vertige non pas dans les Mille et Une Nuits, dont la structure emboîtée n'est qu'un enrobage littéraire qui par lui-même ne surprend ni n'éblouit, mais dans le Coup de dés de Mallarmé.

Le titre même du poème, « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard », s'étend, par le moyen des compléments et des propositions subordonnées — du moins le croit-on au début, car bientôt toute grammaire semble se dissoudre, la puissance du langage transformant un fait mathématique en un événement cosmique qui relie l'océan et l'univers, ébranle les règles du langage ordinaire et les conventions de la typographie — aux dimensions d'un petit livre.

En 1995, enfin, La Haine, de Matthieu Kassovitz, est encore centré sur une chute. Le film raconte avec obsession la parabole de l'homme qui tombe d'un immeuble de cinquante étages et au cours de sa chute se répète sans cesse : « jusqu'ici tout va bien ». Cette fois, le lien entre la chute et l'histoire du film est métaphorique : c'est la chute de tout un pan de la société que raconte La Haine.

Le plus important n'est pas la chute, c'est l'atterrissage.


(La référence au Coup de dés de Mallarmé a été ajoutée le 24 août.)

Publié par thbz le 05 août 2010

6 commentaire(s)

1. Par Pashmlynn  (07 août 2010) :

Le propos de l'article est intéressant, (j'hésite toujours à aller voir ce film d'ailleurs) mais je dirais que si l'important c'est l'atterrissage, le plus intéressant reste quand même la chute. Autrement dit, si le but à atteindre (ou à éviter dans le cas d'un atterrissage) est important, c'est certainement le chemin emprunté et le temps passé qui est passionnant.

2. Par Eric  (08 août 2010) :

Inception est un film bien sage : réalisé par Cocteau, Bunuel ou de nos jours Ruiz, il aurait été nettement plus subversif.
A propos de Cocteau: dans un film de 1935 fort loué à l’époque par le surréaliste André Breton, deux êtres qui s’aiment et sont séparés par les circonstances se retrouvent la nuit dans leurs rêves. Ils y demeurent jeunes, en dépit du temps qui passe dans le monde réel. Il s’agit de Peter Ibbetson, d’après un roman de George du Maurier – un film réalisé à Hollywood, évidemment.

3. Par London Archaeologist  (08 août 2010) :

Le lien avec le Quattuor de Carter semble interessant et juste. Je me demande si ce genre d'histoires emboittees n'est pas souvent un moyen de celebrer l'acte meme de narrer. Les romances en abondent, l'ayant pris, parait-il, des epopees. La, il semble reproduire la difficulte de conclure le voyage, liant poete et auditeur aux exploits de l'hero. L'autoreference dans ce topos est largement exploite dans un chef d'oeuvre cinematographique de l'epoque dont parle Eric, d'ailleurs: l'arret et la reprise de l'ecoulement du temps dans Paris Qui Dors, n'est-ce-pas une mise en abyme de l'experience du cinema meme?

4. Par thbz  (08 août 2010) :

Trois commentaires d'un coup... Inception est certes un film sage, mais tu sais que je ne crois guère aux films subversifs. Inception, et la chute en particulier, est d'abord un film jouissif (quelque critique verra probablement dans cette chute une "petite mort", mais c'est bien plutôt une jouissance de l'histoire bien racontée, au-delà de tout ce qu'avait imaginé le spectateur, auquel la complexité du film et son rythme haletant ne laissent guère de temps pour reprendre ses esprits, et ce spectateur se laisse happer par une histoire qui le dépasse à grande vitesse...) C'est bien pour cela que la chute est plus intéressante pour le spectateur, mais l'atterrissage plus important dans le monde réel.

5. Par Eric  (09 août 2010) :

Ne m’en veux pas si je fais un commentaire blasé et excessif, cela t’attirera peut-être encore davantage de commentaires ;-)

Les récits emboîtés sont vieux comme le monde, c’est le principe des Mille et Une Nuits. En comparaison, le récit d’Inception n’est pas si complexe que ça, même si je reconnais qu’il est prenant.

Quant au côté subversif, je voulais dire que Nolan nous représente le rêve et l’inconscient (en fait il choisit le terme de « subconscious », plus vague et indéfini) de façon très polissée. Surtout pas de sexe dans les rêves, pas d’audace, car on est là pour bosser au service d’une multinationale. Dans le genre simplificateur, on peut quasiment préférer un dessin animé didactique pour enfants qui montre des globules blancs attaquant de méchantes bactéries. Je pense à ceci : http://www.thedoctorw.com/ Clash of the Titans, regardez-le, il ne dure que quelques minutes (oui, je grossis le trait).


En fin de compte, et tu as raison d’insister, la chute est la partie la plus intéressante d’Inception. On peut trouver quelques points communs thématiques entre ce film et Vertigo. Plus important, je ne sais pas si tu connais la théorie de Chris Marker sur Vertigo, cet autre grand film surréaliste. Elle se trouve dans cet article http://www.chrismarker.org/a-free-replay-notes-on-vertigo/ Marker prétend que toute la deuxième partie du film, en fait, est un rêve. On peut renchérir : en fait tout le film de Hitchcock, à partir du moment où le policier Scottie est suspendu dans le vide, est un rêve, en fait un rêve dédoublé qui se déroulerait pendant la chute de Scottie, qui elle ne dure que deux ou trois secondes. A la fin du rêve, et du film, Scottie tombe dans le vide, et c’est justement ce qui lui arrive aussi dans la réalité.
Deception…

6. Par thbz  (13 août 2010) :

Je n'ai pas pu voir cette vidéo car je n'ai qu'un accès limité à Internet en vacances, mais je suis tout près à reconnaitre qu'Inception présente une version assez aseptisée du monde des rêves. En fait, le monde des rêves d'Inception est le monde des films hollywoodiens ; le film aurait dû, dans la "Mission: Impossible" de Di Caprio, associe un scénariste hollywoodien au chimistes et aux architectes. Il y a quelques nuits, j'ai été le temps d'un rêve un conseiller politique de Napoléon Ier : aucune idée aussi folle et irrationnelle ne se trouve dans "Inception". Mais le monde des rêves est-il représentable ? Il est crédible pour le rêveur mais invraisemblable pour le spectateur de cinéma. Les tentatives de transcription des rêves dans les films ne sont pas toujours convaincantes (la sequence de Dali dans le Docteur Edwardes, c'est amusant, mais rêve-t-on vraiment comme cela ?)

Pour ton interprétation de Vertigo, elle ne manque pas d'ingéniosité, mais suppose que c'est Scottie et non Judy qui tombe à la fin.

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