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19 juillet 2014 - Arts, architecture...

Singularisation, variation, lointain

Certains livres changent la manière dont nous regardons ce qui nous entoure. Ou pour mieux dire, ils nous aident à mieux comprendre ce que nous regardons lorsque nous regardons quelque chose.

François Jullien, dans Vivre de paysage, remet en question les habitudes européennes, forgées depuis cinq siècles, au regard d'attitudes adoptées bien longtemps auparavant en Chine face au paysage.

Dans l'avant-dernier chapitre, il arrive à élaborer une sorte de « système du paysage » en identifiant trois facteurs qui contribuent à transformer un « pays » en paysage : une singularisation, une variation, un lointain.

Lorsque nous avons conscience de regarder un paysage, c'est que nous nous trouvons dans un site unique, différent de tous les autres lieux que nous avons visités : ce paysage est singulier. Or ce paysage ne se définit que dans le point de vue qui est le nôtre au moment où nous le regardons ; par ricochet nous pensons aussi, plus ou moins confusément, à nous-mêmes et à notre présence en ce lieu et nulle part ailleurs.

Un paysage ne requiert pas seulement cette singularisation qui le distingue de tous les autres sites du monde : il lui faut aussi une variation interne. Devant une vue trop uniforme, on ne ressent pas de plaisir à contempler un paysage. Le regard exige qu'il y ait par exemple, comme le dit Jullien pour les paysages chinois, de la montagne et de l'eau — tellement inséparables que ces deux termes juxtaposés forment le mot sanshui, qui désigne à peu près ce que nous entendons par « paysage ». Je pense pour ma part à la Toscane et à l'Ombrie, où les rangées de cyprès ne seraient rien sans les routes qu'elles soulignent, les champs qu'elles délimitent, les maisons vers lesquelles elles mènent. Cette variation n'est pas une simple variété, une accumulation de formes, mais une « mise en tension » entre des arbres, des maisons, des rochers et des cascades. Les « folies » du parc de la Villette où je passe cet après-midi, structures rouges faites de plate-formes et d'escaliers, par elles-mêmes complètement dépourvues de sens, ne valent que par la manière dont elles s'alignent le long du canal de l'Ourcq ou s'opposent par leur minéralité verticale et orthogonale à la douce uniformité des pelouses et aux courbes des jardins cachés sous les arbres.

Les traités chinois de peinture insistent sur une forme particulière de variation, celle qui fait passer du proche au lointain. Pas de paysage sans une ouverture sur une vision éloignée, sur quelque chose qui dépasse la portée du regard ou l'échelle humaine. Dans le Chianti, je ne vois pas seulement un champ et une maison, mais une route qui serpente du bas de la colline vers son sommet, et au-delà de cette colline une deuxième et une troisième, en vagues successives et toujours plus lointaines. Devant un paysage, on se projette dans un cheminement vers ce lointain, cheminement qui peut suivre le canal de l'Ourcq ou les chemins de montagne des tableaux chinois. Le paysage se distingue ainsi du jardin, qui est clos — à Vaux-le-Vicomte, pourtant, les perspectives, réelles ou feintes, sont telles qu'elles construisent pour moi le lointain d'un paysage.

« ... une singularisation faisant émerger un plus individuel promouvant l'« exister » ; une variation activant la vitalité non seulement par ce qu'elle met en tension, mais aussi par ce qu'elle engendre d'échange et de transformation ; du lointain, enfin, créant de l'échappée et invitant au dépassement. » Il faut bien ces trois aspects pour constituer un paysage.

Publié par thbz le 19 juillet 2014

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