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28 août 2014 - Corée

L'endroit où se forment les étoiles

Sept étages enveloppés dans un grand voile de béton : c'est un véritable « geste architectural », coincé entre un paisible quartier résidentiel et le mur de soutènement d'une voie express.

Dans ce pays où la moindre boutique se signale par une enseigne de quatre mètres, où l'espace public est saturé d'inscriptions qui informent, conseillent, protestent, ordonnent, ici aucun panneau, aucune affiche, aucune banderole n'indique quelle est l'organisation énigmatique qui occupe des locaux aussi remarquables.

Pourtant, de l'autre côté de la rue, quelques jeunes filles, coréennes ou étrangères, debout ou assises, tournent des yeux calmes et attentifs vers le bâtiment en béton. Derrière elles, les murs sont couverts de centaines de graffitis, écrits dans toutes les langues.

Dans cette vue prise en mai 2012, les murs étaient encore vierges. Aujourd'hui, plusieurs écriteaux font état des nombreuses réclamations faites par les voisins concernant le stationnement illégal dans cette section de la rue.

De l'autre côté du carrefour s'est installé un musée du kimchi, complété par un musée de l'algue et d'un musée des illusions d'optique (trick art) le long d'un parking capable d'accueillir quatre ou cinq bus ; l'ambition architecturale est moindre.

Cette rue sans caractère particulier, dont le nom (Huiujeong-ro 1-gil) évoque toutefois la pluie que le grand roi Sejong vint un jour admirer près d'ici, rue à laquelle on accède aujourd'hui en traversant un chantier ou en contournant une station-service, est ainsi devenue une étape touristique inattendue.

On se retourne à nouveau vers l'immeuble de béton et, en plissant les yeux, on aperçoit dans le hall d'entrée, au-delà du sol occupé par des grosses berlines noires, le nom suivant : YG Entertainment.

En fait, la forme même du bâtiment est censée reproduire ces initiales. Cela demande un peu d'imagination. L'immeuble a même des fans sur Minecraft.

YG Entertainment est, avec SM Entertainment et JYP Entertainment, l'une des trois principales usines à stars de la K-Pop, variété musicale coréenne qui a envahi le Japon, la Chine, l'Asie du Sud-Est et a aujourd'hui atteint certaines franges de la jeunesse dans le reste du monde. Depuis deux ou trois ans, des spectacles de K-Pop ont rempli certaines grandes salles parisiennes. Cette musique a pris acte du déclin des canaux de distribution traditionnels : la K-Pop s'exporte par Youtube et vit par les produits dérivés. Psy (Gangnam Style) est un artiste YG.

Le gouvernement coréen veut voir dans le « Hallyu », c'est à dire l'exportation de la culture populaire coréenne — surtout les feuilletons télévisés et la K-Pop —, une source supplémentaire de développement économique. Le phénomène fait l'objet d'études universitaires sous l'angle sociologique, technologique, économique, géopolitique. Il est rare qu'un petit pays exporte sa culture, alors même que personne d'autre ne parle sa langue et n'utilise son alphabet.

La culture ne se limite pourtant pas aux feuilletons et aux chansons populaires, mais la Corée a l'habitude des stratégies de niche : comme pour le développement de son industrie, elle met l'accent sur certains secteurs. Cela peut créer des frustrations pour ceux qui cherchent en Corée à développer d'autres champs de la pensée et visent une universalité plus belle que celle de la reconnaissance internationale par le nombre de clics sur Youtube.

Chez YG (voir l'intérieur du bâtiment en vidéo), on choisit les futures stars à l'adolescence et on les forme à la dure pendant plusieurs années, du matin au soir, logées et nourries, avant de les lancer dans la compétition télévisuelle. Tout est pris en charge ; la semaine dernière, c'est la direction de l'une de ces entreprises, et non les jeunes gens concernés, qui a rendu publique la liaison sentimentale entre deux de ces stars, que les forums de fans évoquaient bien sûr depuis des mois.

Les stars de K-Pop chantent en solo ou, plus souvent, au sein de groupes de garçons ou de filles, comme les éphémères boys bans européens des années 1990. Ces groupes sont suivis, en direct ou via Internet, par des milliers, peut-être des millions de fans.

C'est pourquoi toute la journée, toute la soirée, dans ce quartier sans histoire, immobiles, entre un café un peu branché et une épicerie ouverte 24 heures sur 24, quatre ou cinq jeunes filles, jamais les mêmes, attendent, le regard fixé sur l'immeuble en béton, le moment où, peut-être, elles verront passer l'une de leurs stars, même si celle-ci n'est qu'une silhouette qui jaillit du bâtiment à vingt mètres de distance pour se glisser, étoile filante, dans une voiture aux vitres fumées.

Mais c'est bien le seul endroit, dans l'air trouble de Séoul, où l'on peut voir des étoiles...

Publié par thbz le 28 août 2014

1 commentaire(s)

1. Par Détails  (29 août 2014) :

C'est la "boite à musique" en quelque sorte!
C'est intéressant de voir ce geste architectural qui se défend tant bien que mal dans un quartier des plus "anodins" juste prouver une existence. Finalement contenu et contenant riment bien ensemble.

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