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11 juillet 2015 - Corée

L'ascension des montagnes coréennes

Au sommet de Gwanaksan, à 629 mètres d'altitude, je domine une métropole de 25 millions d'habitants. Séoul s'étend en larges nappes d'immeubles entre les montagnes, tels les lacs des peintures anciennes, qui paraissent sans fin parce que le peintre n'en trace jamais les extrémités.

Deux fois j'ai échoué. Deux fois j'ai dû renoncer quelques dizaines de mètres avant de parvenir au sommet, là où il faut grimper à flanc de falaise en se tenant à des cordes et des chaînes métalliques. Là où les Coréens passent sans guère d'hésitation.

Jeunes ou vieux, hommes et femmes se hissent d'un rocher à l'autre, avancent le long de la paroi à pas lents mais sûrs et parviennent au sommet. Une première fois à l'automne dernier, la seconde au début du printemps, je n'ai pu faire autre chose que les regarder à vingt mètres à peine devant moi. C'est le moment où le corps pose ses limites. Les mains soudain tremblent légèrement, une faiblesse saisit les jambes, la volonté s'efface ; l'orgueil ne peut que regarder en spectateur le refus opposé par le corps. Interdiction d'aller plus loin. Ce chemin n'a pourtant rien de bien extraordinaire : il ne demande aucune expérience d'alpinisme.

Ce matin, comme les fois précédentes j'ai pris le métro. Je suis descendu à la station Nakseongdae, j'ai rejoint, au fond d'un quartier résidentiel, un sentier qui commence dans un jardin communautaire.

C'est mon approche préférée. Le chemin traverse une forêt, on est pourtant toujours en plein Séoul. Les premiers rochers apparaissent, je les parcours avec l'habitude de celui qui a déjà marché dans la plupart des montagnes qui entourent Séoul : Ansan, Inwangsan, Bukhansan, Dobongsan, Umyeonsan, Cheongyesan et bien sûr Namsan au cœur de la ville, et encore Manisan sur l'île de Gangwhado, où on trouve un autel à Dangun, le fondateur légendaire de la Corée, et dans le nord-est du pays Seoraksan, troisième sommet de la Corée du Sud.

Et la ville apparaît. Les immeubles que l'on voyait jusque-là de profil, que l'on dépassait l'un après l'autre, se fondent à présent dans une étendue tourmentée, soulevée par des vagues de gratte-ciels, déchirée par les îlots des collines toujours couvertes d'arbres.

Dans le système du feng shui, Gwanaksan est la grande montagne du sud de Séoul, celle qui fait face à la ville et la menace un peu. C'est elle qui offre les meilleures vues sur la métropole lorsque le soleil brille et que l'atmosphère est exceptionnellement claire comme c'est le cas aujourd'hui. Il n'est pas possible d'échapper à cette vision de la Ville et de la Montagne. Contraste total et couple indissociable, la grande ville se glisse dans les creux de la montagne ; ou peut-être celle-ci se dresse-t-elle partout où la plaque tectonique des immeubles s'ouvre pour la laisser passer, et les gratte-ciels, les grands quartiers de barres ne seraient qu'un surgissement du relief, une montagne en train de naître.

La randonnée en montagne donne l'occasion de rencontres éphémères. Ce groupe de dames de quarante ans me demande de les prendre en photos. Très vite elles me demandent mon âge ; il est crucial de savoir si votre interlocuteur est plus âgé ou plus jeune que vous, car cela détermine le niveau de langage, respectueux ou simplement poli, que vous utiliserez avec lui. L'une d'entre elles me confie qu'elles se sentent bien plus à l'aise parce que je parle coréen. Pourtant je ne sais faire que des phrases extrêmement simples, exprimer que des idées toutes faites. Peut-être est-ce cela, justement, qui rassure : n'échanger que des banalités déjà entendues cent fois.

Elles me proposent une tomate, qui me redonne une énergie dont je commençais à manquer. Car la montée est toujours plus longue que prévu. Sur la carte, le dénivelé paraît assez faible. Les montagnes coréennes, épuisantes pour le Parisien qui ne connaît que la « montagne » Sainte-Geneviève, passeraient inaperçues au milieu des Alpes ou des Pyrénées. Pourtant la raideur des pentes, l'attention requise par la marche sur les rochers fatiguent peu à peu.

Certains chemins rejoignent le sommet par de longs escaliers qui suivent les torrents et le creux des vallées. J'ai plutôt choisi le chemin de crête qui monte depuis les quartiers sud et offre au marcheur le double plaisir de paysages sans cesse renouvelés et de la marche sur le sol rocheux. On pose un pied sur le roc, l'autre dans une fente. Parfois il faut hisser la jambe un peu plus haut, ou la lancer un peu plus en avant. Ou bien ramener le corps contre le rocher pour réduire le risque de glisse. Tant que la pente n'est pas trop forte, tant qu'on est loin encore du sommet, c'est juste un jeu. Recherche d'équilibre, répartition du poids, dureté assez douce de la roche : la marche sur les rochers engage le corps dans des sensations variées et inhabituelles. La vision parfois bute sur la pierre à cinquante centimètres du nez, parfois s'étend jusqu'à la vallée déjà lointaine.

Vaste espace et théâtre permanent de rochers spectaculaires, la marche sur les crêtes récompense les efforts accomplis. Peut-être est-ce aussi pour cela que, dans la vision du feng shui, les crêtes de montagne sont aussi importantes que les sommets eux-mêmes : ce sont les « veines » qui transportent l'énergie du monde — mais les crêtes épuisent, car elles obligent à monter et redescendre sans cesse. À Gwanaksan, tout particulièrement, on aperçoit bientôt le sommet, mais il se dérobe sans cesse derrière les sommets intermédiaires.

Je sais déjà tout cela, puisque deux fois j'ai suivi ce chemin.

La tomate m'a soutenu un moment, mais le chemin est bien long. À mi-hauteur j'ai retrouvé une source que je connaissais, indispensable : les deux bouteilles d'eau emportées de la vallée n'auraient pas suffi pour aller jusqu'au sommet par cette chaude matinée d'été. Voici également l'héliport ou un jour des messieurs redescendant du sommet m'ont proposé de partager l'alcool de riz avec lequel, comme beaucoup de randonneurs, ils célébraient le plaisir d'être ensemble.

Je calcule ma dernière pause, un quart d'heure environ avant de parvenir au pied de la dernière difficulté. C'est bien le temps nécessaire pour que la barre de céréales fasse son effet et apaise la légère faiblesse qui engourdit un peu le corps.

Puis c'est le dernier carrefour, celui au-delà duquel il n'est plus possible, sauf demi-tour humiliant, d'éviter la falaise finale. Aucun randonneur ne prend le chemin plus facile qui part sur la gauche : tous poursuivent droit sur la crête. Ils se plaindront peut-être : quelques hommes âgés, essouflés, s'écrieront « 힘들어 ! c'est dur... » et des femmes diront « 무서워! ouh, ça fait peur... » en souriant, mais ils franchiront toutes les difficultés, sans se presser, sans vraiment hésiter non plus, chacun au rythme qui convient.

Ici il faut grimper sur un gros rocher pentu en s'agrippant à une corde. La première fois j'ai eu un peu peur ici : cette fois je passe sans hésiter, en dépassant un groupe de messieurs un peu lents.

Et j'arrive au dernier espace de repos, depuis lequel on aperçoit le sommet tout près. En face, la falaise équipée de cordes et de câbles, dont l'à-pic est tempéré par des fissures et quelques corniches.

Cette fois je ne m'arrête guère. Je descends de la plateforme, enjambe un passage très étroit qui sépare deux ravins vertigineux, et arrive au pied de la falaise. Un homme me fait un signe : c'est par là. C'est le moment.

Le pied sur un rocher. Toujours trois points d'appui : outre le pied, deux mains bien agrippées au câble ou à quelque creux dans le roc, ou bien l'inverse. Le mouvement fait monter le rythme cardiaque : car tout mouvement vers le haut peut être une chute vers le bas. Lever la jambe, la poser sur une faille beaucoup plus petite que la chaussure, hisser le corps avec les deux appuis, trouver une autre pierre pour poser le second pied. Les mains tremblent un peu, je sais bien qu'il ne faut pas regarder vers la vallée ; ne pas attendre non plus, car le frémissement du corps risquerait, une fois de plus, de mettre la volonté de côté. Une chute ici serait fatale — ou en tout cas humiliante. Le câble bouge un peu trop le long de la falaise ; tout ce qui bouge fait peur.

Et très vite le terrain devient plus facile ; on peut s'asseoir un instant, des arbres poussent dans les anfractuosités. Alors que je me croyais au milieu à peine de la falaise, voici juste au-dessus le grillage et la tour de communication du sommet : une dernière montée le long d'une faille, les mains trottinant le long des câbles, l'esprit toujours attentif, et me voilà au sommet de la montagne.

C'était donc cela, Gwanaksan : rien d'impossible, juste une aventure ordinaire.

Et les autres montagnes, c'est en images dans le prochain message.


Mise à jour, avril 2024. Près de dix ans plus tard, je suis revenu à Gwanaksan. Faisant l'ascension par l'est, depuis la ville de Gwacheon, j'aurais pu me contenter de passer par le temple qui précède le sommet, évitant ainsi le passage le plus difficile. Mais comment faire un tel effort sans le faire entièrement, comment aller en montagne sans se rassasier de montagne ? J'ai donc pris un détour et j'ai placé mon regard face à ce quasi à-pic, j'allais faire de l'objet d'une crainte une tâche à accomplir. Déception et soulagement, désormais c'est un escalier qui mène au sommet. Toute difficulté a disparu. Pourtant les câbles n'ont pas été retirés : ils restent accrochés aux rochers, à côté de l'escalier, comme le souvenir d'une époque héroïque.

Publié par thbz le 11 juillet 2015

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