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29 mars 2020 - 13e arrondissement

Confinement, jour 12 - Satantango

Avec un peu de retard.

Samedi fait partie du week-end : donc même si l'espace est aussi contraint que les autres jours, le temps devient libre.

La tentation de sortir, qui toujours à Paris interrompt les projets intérieurs, est actuellement suspendue. Aujourd'hui survient donc l'envie de voir enfin les trois DVD de Sátántangó, film de Béla Tarr, qui depuis des années attendent sur une étagère le jour où ils montreront sur l'écran du téléviseur leurs longs plans en noir et blanc et leurs paroles rares, faute d'avoir eu le courage d'aller les voir il y a quelques semaines dans un cinéma du quartier latin qui en organisait une rare projection publique.

Les plans sont très longs, la caméra est rarement fixe mais toujours lente, les cadrages subliment les paysages boueux, les visages abîmés et les intérieurs défraichis. Il serait donc tentant de prendre un plaisir abstrait à la contemplation ou, si on est dans un état d'esprit moins réceptif, de s'enliser dans un ennui sans espoir. Il est pourtant indispensable, comme dans un film noir des années 40, de prêter la plus grande attention aux rapides évocations des personnages, afin de comprendre leurs relations et les ramifications d'une histoire qui déploie peu à peu ses branches. Car le film est un thriller rural, qui tire peu à peu vers le fantastique social. La multiplicité des personnages, l'emboîtement des lignes narratives font passer de la contemplation esthétique à une attirance pour les fils de l'histoire qui pousse, comme dans une série télévisée, à tenter d'explorer chacun des détails.

La grande vertu des plans-séquence est qu'ils permettent de comprendre les lieux. Ceux-ci sont montrés aussi bien avant que les personnages entrent qu'après qu'ils sont sortis, soit qu'ils referment la porte devant la caméra — alors que, dans le cinéma classique, la caméra suit le personnage dans la pièce et on ne sait jamais comment la porte est refermée —, soit qu'ils s'éloignent sur le chemin jusqu'à disparaître tout au fond. Le plan suit aussi les personnages lorsqu'ils se rendent d'un lieu à un autre, prenant tout le temps nécessaire (et juste le temps nécessaire, car curieusement la durée, aussi longue soit-elle, ne paraît jamais excessive) pour que l'on saisisse toute la distance qui les sépare. Les plans-séquences rendent ainsi les lieux crédibles et ils y incluent le spectateur, comme l'a fait la technique de la perspective en peinture au XIVe siècle.

Le film se termine par une disparition de l'image et l'histoire se conclut par un bouclage sur elle-même. Le Docteur, qui tout au long de l'histoire a observé ses voisins et consigné leurs histoires dans ses carnets, revient chez lui, cloue des planches devant sa fenêtre pour créer une obscurité totale et se met à écrire, ou en tout cas à raconter, ce qu'on a déjà entendu au début du film. Et justement le lendemain soir, un documentaire sur Arte, diffusé après Le Deuxième souffle, montre Jean-Pierre Melville dans le rôle du docteur : isolé dans sa maison de campagne, il place des planches devant sa fenêtre pour écrire dans une obscurité parfaite où le jour et la nuit se confondent, ne pouvant écrire un film que lorsque le passage du temps est devenu indistinct.

Publié par thbz le 29 mars 2020

3 commentaire(s)

1. Par Eric  (31 mars 2020) :

Bel écho entre ces deux scènes.

Selon IMDb le film Satantango contient aussi une référence au Cercle Rouge de Melville.

Par un étrange jeu de miroirs, l'auteur du roman Satantango, Laszlo Krasznahorkai, ne cache pas dans ses interviews l'influence que le romancier américain Herman Melville a eue sur lui. En particulier Moby Dick, un livre qui nous dit que la vie n'est pas qu'une flaque de boue, qu'il y a autre chose.

Le documentaire sur Jean-Pierre Melville peut être vu en ligne https://www.youtube.com/watch?v=btk3FSbDGVg

2. Par thbz  (01 avril 2020) :

Salut Eric,

Mes souvenirs du Cercle rouge se limitent plus ou moins à la scène du braquage, donc j'ai du mal à voir de quelle scène parle la mention sur l'IMDb, d'autant qu'elle est écrite dans un anglais difficile à comprendre...

Quoi qu'il en soit il est clair qu'il y a des parentés entre Béla Tarr et Melville, ne serait-ce que dans la manière de filmer une scène dans toute sa longueur et toutes ses étapes.

Et quant à l'autre Melville, j'imagine que c'est de lui que vient la baleine des Harmonies Werckmeister, également une adaptation de ce romancier.

3. Par Eric  (02 avril 2020) :

A propos des Harmonies Werckmeister: aussi invraisemblable que cela puisse paraître, la baleine de "La mélancolie de la résistance" (le titre du roman de Krasznahorkai adapté par Béla Tarr), tout en étant une référence au Moby Dick de Melville, est inspirée d'un fait réel.

Les détails de cette histoire baroque sont présentés par Thorsten Botz-Bornstein dans le premier chapitre de "Organic Cinema: Film, Architecture, and the Work of Béla Tarr". Pour les maniaques, page 37, note 1.

La baleine s'appelait Goliath et pesait plus de 68 tonnes.


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