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26 août 2019 - Italie

Cité idéale

À Ferrare, dans le musée du palais Schifanoia (« éloigne l'ennui », et j'ai été bien ennuyé de le trouver fermé pour restauration), des panneaux de marqueterie, ou d'intarsia pour être précis, autrefois installés dans le chœur d'une église, présentent des paysages urbains dépourvus de personnages.

Ils n'utilisent pas — comme par exemple ceux de la basilique San Domenico de Bologne — le prétexte d'une représentation de scène religieuse pour montrer la capacité de l'ébéniste à utiliser dans son art les ressources de la perspective géométrique que Piero della Francesca avait fait connaître peu avant dans cette région de l'Italie.

Quelques immeubles, une rue, rien qu'un paysage de pierre, tout au plus quelques nuances dans le ciel : cela suffit à faire une œuvre d'art. Pas d'humains, seulement le cadre qu'ils ont construit et dans lequel ils vivent.

Un immeuble éclairé par le soleil du matin étire sa façade au rythme précis des arcades qui la supportent.

Une église aux pans de toit inclinés est presque masquée par l'avancée d'une loggia.

Soumis à l'ascétisme d'une technique dépourvue de la profusion des moyens expressifs de la peinture à l'huile, c'est grâce à l'art de la perspective que l'ébéniste parvient malgré tout à faire apparaître une profondeur dans une surface radicalement plate. Mais cette perspective ne s'étend pas à perte de vue. Même lorsque l'espace s'ouvre un peu, le point de vue décentré amène le regard à buter toujours contre quelque mur qui ferme le point de vue.


Trois intarsia de Pier Antonion degli Abbati pour le chœur de l'église Sant' Andrea, aujourd'hui au musée du palais Schifanoia (1).

Les ébénistes réalisaient ces marqueteries « picturales » sur des dessins fournis par des peintres : Roberto Longhi, constatant une maîtrise de la perspective supérieure dans les marqueteries de Cristoforo da Lendina que dans les tableaux peints par le même artiste, en conclut que les premières ont dû utiliser des dessins d'un maître tel que Piero della Francesca (2).

Un panneau de Cristoforo (Sailko dans Wikimedia Commons)

Ces vues urbaines sans vie, mais où la vie peut se déployer, rappellent celles de Sebastiano Serlio, né à Bologne, qui dans son traité d'architecture (3) insère des esquisses de décors de scène.

Ses gravures utilisent une perspective en deux temps. En bas une scène de théâtre étroite, accessible par un escalier ; au-dessus un décor urbain peint sur le mur du fond de scène ; l'un et l'autre utilisent la même ligne de fuite. Cela ne peut fonctionner que pour un spectateur placé dans le théâtre à un endroit précis.

Serlio distingue la scène tragique, la scène de comédie et la scène satirique. Cette dernière se situe dans la campagne et n'a donc pas sa place ici.

La scène tragique a besoin d'une architecture classique et riche ; palais et temples bordent une rue qui se termine par un arc de triomphe, au-delà duquel se dressent un obélisque et une pyramide. Tous les signes de la tragédie à l'antique se serrent dans le décor, prêts à être utilisés dans la pièce, même si les acteurs resteront en réalité devant ce qui n'est qu'une toile peinte — et la gravure n'est donc, elle-même, que l'esquisse d'un décor peint et non la représentation d'une ville véritable ou rêvée.

La scène de comédie présente des bâtiments plus ordinaires, dans lesquels peuvent vivre et travailler des bourgeois ou des artisans. Toutes les classes pourraient se croiser dans cette rue, intriguer, s'aimer et se tromper.

Serlio a peint d'autres vues du même genre, conservées à la Pinacothèque nationale de Ferrare.

Dans ces décors les bâtiments sont tous différents, contrairement à la rue haussmanienne dont toutes les façades forment un unique mur ; pourtant la disposition des immeubles le long d'une rue, mise en évidence par l'art de la perspective, donne une vraie unité à la scène.

On a envie d'y être, et pourtant, il provient de l'absence de vie une inquiétude souterraine, qui s'accroît encore lorsque, en fait, apparaît une forme de vie incompréhensible.

Dans ce genre, trois tableaux sont tellement célèbres qu'on les voit dans les livres d'école. On leur donne le nom de « Cité idéale », on pense qu'ils ont été produits dans la cour de Frédéric de Montefeltre à Urbino. En fait on ne sait pas vraiment. Celui qu'on appelle le « panneau d'Urbino », parce qu'il est toujours visible dans le palais ducal de cette ville — les deux autres sont à Baltimore et à Berlin — est le plus parfait par sa symétrie subtilement variée, le plus vide aussi.


Dans ces compositions il semble que, comme le suggère Alberti, « ce qui t’apportera quelque plaisir, c’est l’abondance et la variété des choses », soumises toutefois l'une et l'autre à la modération : « je voudrais que non-seulement cette abondance fût parée par la diversité, mais encore qu’elle fût pondérée et modérée par de la dignité et de la grâce ».


En voyant le panneau d'Urbino sur place, pourtant, j'y ai remarqué un détail auquel on ne prête guère attention sur une reproduction : un jeu étrange de volets ouverts, fermés ou demi-fermés sur les façades, surtout celle du bâtiment situé à droite. On aimerait y lire un message codé destiné aux initiés, même s'il ne s'agit sans doute que de rechercher la variété dans l'unité. Ce jeu se retrouve sur le panneau de Baltimore.

Le rationalisme français retiendra l'abondance et la dignité, oubliera la variété et la grâce, poussant ses principes à l'extrême avec Haussmann.

Seule la fascination qu'exerce toujours sur nous cette recherche hallucinée d'uniformité explique la deuxième place qu'occupe toujours dans Google cette photo que j'ai prise il y a une quinzaine d'années.

En Italie en revanche, la leçon d'Alberti n'a pas été oubliée. Mastro Santi, ébéniste d'aujourd'hui, inspiré par ses prédécesseurs de la Renaissance, s'est mis à reproduire l'esprit des panneaux d'Urbino avec la technique de ceux de Ferrare, puis à les traduire, sans les trahir, dans un art plus contemporain.


En cette fin de XIVe siècle, la peinture conservait encore une part de mystère. L'architecture n'avait pas encore la clarté des bâtiments de Palladio. L'art pouvait encore séduire et inquiéter en même temps.


(1) Les deux premières proviennent de Marco Folin, ''L'architecture et la ville au 15e siècle'', dans ''Une Renaissance singulière : la cour des Este à Ferrare'', Europalia. La troisième est fournie par Sailko dans Wikimedia Commons.

(2) Roberto Longhi, L'atelier de Ferrare, éd. Gérard Montfort, 1991, p. 24-25.

(3) Œuvres de Sebastiano Serlio sur archive.org, p. 135 et suivantes du document PDF. Images provenant d'un exemplaire de la Houghton library sur Wikimedia Commons et du site du ministère espagnol de la défense (retour).

Publié par thbz le 26 août 2019

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