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août 27, 2019
27 août 2019 - Italie - (lien permanent)
À quoi ressemble Ferrare (2/2) : les angles et le monogramme
Après une promenade générale dans Ferrare, je présenterai ici deux motifs qui reviennent un peu partout dans le centre de la ville. Je n'aurais probablement pas remarqué le premier sans avoir lu « Apprendre à voir la ville » de Bruno Zevi. Le second ne peut pas être ignoré si l'on connaît la peinture de Sienne, de Pérouse, de Florence au quinzième siècle.
1. Les angles de maison
Bruno Zevi souligne dans Apprendre à regarder la ville une particularité de l'architecture ancienne à Ferrare, antérieure à Biagio Rossetti mais reprise et développée par lui dans les nouveaux quartiers de l'addizione erculea — c'est à dire, en gros, tout ce qui est au nord de l'actuel Corso Giovecca. Il l'appelle la « poétique de l'angle ».
Très souvent en effet, l'élément extérieur le plus riche et le plus ostentatoire des maisons ou palais anciens de Ferrare n'est pas la façade proprement dite, ni même le portail d'entrée, mais un pilier placé à l'angle.
Les exemples sont innombrables. Face à l'église San Francesco, une maison en brique rouge affiche en son angle un pilier tout blanc feignant de supporter un large balcon de la même couleur. À quoi sert-il ? Sans doute à affirmer le statut du propriétaire, alors que la maison située de l'autre côté du carrefour arbore un balcon bien moins splendide, et à faire de ce bâtiment banal un point d'attraction autour d'une place dominée par la façade de l'église, elle-même faite de briques et relevée par plusieurs pilastres de marbre, dont ceux situés aux angles sont les plus visibles lorsqu'on longe l'église dans la rue.
Dans Le langage moderne de l'architecture, Zevi oppose à des constructions de la Renaissance telles que le palais Farnese de Rome, sorte de « boîte » aux angles tous identiques parachutée au sein de la ville, le souci donné à Ferrare, par Biagio Rossetti, aux édifices situés aux carrefours : « pour faire partie du contexte, les édifices ne peuvent être symétriques et finis ni se suffire à eux-mêmes ; l'angle est la clef de voûte, la charnière de tout paysage urbain ; le reste va de soi. »
Dans l'extension urbaine réalisée à la fin du quinzième siècle, l'endroit le plus remarquable n'est pas la piazza Ariostea, dont l'immensité désertique fait penser à tant de places surdimensionnées dans des villes de province. C'est le carrefour formé par les deux axes principaux, dont l'un porte le nom du commanditaire de cette extension, le duc Ercole I, et l'autre celui de son urbaniste Biagio Rossetti.
Zevi analyse longuement ce Quadrivio degli Angeli, bordé par trois palais — et non pas quatre, le dernier angle étant occupé par une extension en rez-de-chaussée d'un bâtiment administratif. Il suffit de regarder sur Google Street View pour constater que les trois palais exposent chacun un magnifique pilastre à l'angle donnant sur le carrefour.
Pour deux de ces palais, la magnificence du pilastre d'angle contraste fortement avec la sobriété des murs de brique.
Pour le troisième, en revanche, ce n'est pas le pilier d'angle que l'on remarque au premier abord, mais les 8 500 « diamants » de marbre dont Rossetti a couvert intégralement les deux murs extérieurs. Ces volumes géométriques purs (en fait Zevi montrent que les angles sont légèrement abaissés dans la partie basse afin d'accentuer encore l'écart avec les diamants de la partie supérieure) accrochent la lumière avec d'infinies variations.
Le palazzo Diamanti est, avec le château d'Este et la cathédrale, le monument le plus célèbre de Ferrare ; il contient la pinacothèque locale, musée assez décevant car le duc de Ferrare a emporté avec lui ses collections lorqu'il a quitté la ville en 1598.
Un peu plus loin sur le corso Ercole I, un autre carrefour présente également trois palais, d'importance inférieure, dotés chacun de leur pilier d'angle.
Enfin ces piliers et autres modes de mise en valeur des angles apparaissent aussi un peu partout au hasard des promenades.
2. Le monogramme de Bernardin de Sienne
Bernardin de Sienne est un moine franciscain dont les prêches, dans les années 1410 à 1440, ont bouleversé l'Italie depuis Rome jusqu'au nord du pays.
Grand communicant, il brandissait devant les foules un écriteau comportant les lettres « y h s », initiales en caractères gothiques de « IHS », c'est à dire les premières lettres du nom de Jésus en grec. La lettre verticale du « h » était barrée d'un trait horizontal le transformant en croix ; ces trois lettres étaient placées au centre d'un soleil figuré par ses rayons dorés.
Immensément populaire, il multipliait les miracles avec cette tablette et, malgré le caractère douteux de son enseignement qui reprenait parfois mot pour mot les écrits d'auteurs condamnés pour hérétisme, a été rapidement canonisé après sa mort.
Ce « monogramme » de Bernardin permet de l'identifier sur les très nombreux tableaux qui lui ont été consacrés entre 1450 et le début du XVIe siècle afin de répondre à la ferveur populaire. Il est également reconnaissable à son visage émacié et à son habit grisâtre de frère mineur. L'un des plus beaux monuments de Pérouse lui est consacré : l'Oratoire de Saint Bernardin, dont la façade de marbre rose est sculptée avec la plus grande finesse par Agostino da Duccio ; on y voit le prêcheur porté au ciel entouré de flammes, tenant sa tablette dans ses mains.
Nulle part pourtant je n'avais remarqué, comme à Ferrare — ville dont il a refusé d'être l'évêque, comme à Sienne et à Urbino —, l'omniprésence de son monogramme sur les murs de la ville. Il est en effet gravé au-dessus de la porte d'entrée de la plupart des maisons de la Renaissance, et sans doute des époques ultérieures.
Le monogramme prend souvent la forme des trois initiales « I H S » en lettres latines (et non « y h s » en lettres gothiques), surmontant trois motifs qui ressemblent à des clous, faisant penser à la version du monogramme de Bernardin transformée par les Jésuites. Mais il peut aussi être surmonté d'une croix, ou accompagné de la lettre « M » stylisée. Parfois le tympan du portail contient des rayons de soleil qui rappellent ceux du monogramme.
Le signe a une fonction magique (ou religieuse, si on préfère) : de même
qu'il aidait Bernardin a libérer des possédés à la fin de ses prêches, il protège de l'action des démons les habitants des maisons qui l'exposent. Sa fonction est aussi politique : il affirme l'unité des croyants devant Jésus en dépassant les oppositions entre factions, en particulier celles entre guelfes et gibelins qu'a combattues Bernardin (Daniel Arasse, Saint Bernardin de Sienne).
Plus la maison est importante, plus le monogramme est visible. Dans cette compétition, le vainqueur est la Casa Romei, où le monogramme, fidèle à la version de Bernardin, est représenté dans une vaste composition ornant le fond de la cour intérieure, bien visible depuis la rue lorsque le portail est ouvert.
Il prend également une dimension monumentale sur la façade de l'église Santo Stefano.
3. Les paires de fenêtres
Pour ceux qui auront lu jusqu'ici, j'ajouterai un troisième motif, souligné lui aussi par Bruno Zevi qui admire à Ferrare ce qui sort d'une symétrie ou d'un ordonnancement imposé par la seule volonté de faire du classique : les fenêtres à Ferrare viennent souvent par deux.
Au lieu de laisser une volonté uniformisante imposer une répartition régulière des fenêtres sur la façade, elles sont implantées en fonction de l'agencement intérieur des pièces. On aboutit ainsi à un schéma où les fenêtres sont plus ou moins regroupées.
Ce schéma n'a pas été compris, au point qu'une restauration en 1930 du palazzo Costabili, dit de Ludovic le More, a aboutit à l'ouverture de fenêtres qui ne l'étaient pas auparavant dans la galerie dominant la cour intérieure.
Aujourd'hui, conscients de cette restauration abusive, mais sans aller jusqu'à fermer ces fenêtres pour revenir à la situation antérieure, les fenêtres en question sont fermées par des rideaux, qui permettent d'imaginer à quoi devait ressembler cette cour entre la Renaissance et le début du 20e siècle.
4. La maison de Biagio Rossetti
Enfin, la maison construite par Biagio Rossetti pour lui-même illustre plusieurs des caractéristiques de l'architecture ferrarraise : murs de brique, fenêtres implantées de manière pas tout à fait régulière mais souvent par paire, application des principes d'architecture de la Renaissance (symétrie, ornementation des portes...) mais sans systématisme. Les angles, toutefois, ne font l'objet d'aucun traitement particulier.
C'est en découvrant progressivement cette maison...
... depuis la rue située juste en face...
(et Rossetti semble avoir pris en compte le fait que la rue n'est pas tout à fait perpendiculaire pour placer sa porte d'entrée dans son prolongement)
... que l'on achèvera cette promenade dans les motifs de Ferrare.
Publié par thbz (août 27, 2019) | Commentaires (2)
27 août 2019 - Italie - (lien permanent)
À quoi ressemble Ferrare (1/2) : l'addition herculéenne
Ferrare, comme tant d'autres villes situées entre l'Ombrie et la vallée du Pô, a connu à la Renaissance un ou deux siècles d'effervescence romanesque et artistique sous le gouvernement de la famille D'Este avant que les troupes du pape, en 1598, viennent la plonger dans un sommeil profond (à Pérouse c'était en 1534, à Urbino en 1631, mais Bologne et les villes de la Romagne avaient été englouties par Jules II dès les années 1500-1510).
Tandis que le pape détruisait une partie de la ville, comme à Pérouse, pour construire une forteresse, Venise en profitait pour dévier le cours du Po afin de sauver sa lagune et, par la même occasion, de ruiner Ferrare en ensablant ses ports et ses canaux de drainage.
Dès lors Ferrare n'est plus décrite que sous les traits d'une ville chargée des vestiges de sa magnificence mais déserte, parfois même angoissante, par les visiteurs de passage, du président de Brosses à Goethe et jusqu'aux peintures de Chirico, où le château des Este clôt un espace public absurdement vide.
Les romans du grand écrivain de Ferrare Giorgio Bassani, en particulier Le Jardin des Finzi-Contini qui commence par la description d'un cimetière et s'achève par la mort d'une famille et d'un monde, conservent quelque chose de cet aspect funéraire d'une ville pour laquelle la mémoire serait plus importante que la vie.
Ferrare n'a pourtant pas l'apparence médiévale et le charme pittoresque de Pérouse ou d'Urbino, où des rues sombres et tortueuses s'ouvrent sur de lumineux panoramas. Burckhard voyait d'ailleurs dans Ferrare la première ville moderne d'Europe, aussi bien pour sa construction que pour son administration, et Bruno Zevi a écrit un livre entier, Apprendre à voir la ville, pour expliquer que l'urbanisme polyvalent dans lequel l'architecte local Biagio Rossetti a inscrit la ville de Ferrare à la fin du 15e siècle, capable d'unifier la cité médiévale et le plan rationnel de la Renaissance, pourrait et devrait encore inspirer les concepteurs de ville de la fin du 20e siècle.
Le plan de Rossetti pour l'Addizione Erculea, extension de Ferrare plus grande que Ferrare elle-même, a en effet défini le développement de la ville pour les siècles à venir avec une ampleur et une vision que seul peut-être, dans le monde, a égalées le génial plan de Manhattan de 1811.
Le charme de Ferrare, celui auquel j'ai été sensible lors d'une première visite rapide il y a cinq ans, et que j'ai mieux compris cette fois, c'est celui de ses murs en brique orange, de ses rues calmes, de ses palais à l'extérieur sobre et, surtout, fondus dans un tissu urbain unifié.
Lorsqu'on se promène dans l'Addizione erculea, herculéenne par son ambition même si le qualificatif se réfère au duc Ercole Ier qui l'a commandé à Biagio Rossetti, on voit donc d'abord ces immenses murailles qui définissent la ville de Ferrare dans l'adaptation du Jardin des Finzi-Contini par Vittorio De Sica, film qui ne montrera les attractions touristiques de Ferrare qu'à la toute fin du film, à travers les fenêtres d'un car de police, ville morte regardée par ceux qui vont mourir.
Or j'allais à Ferrare en imaginant que je trouverais peut-être des traces de la Cité idéale de la Renaissance dans une ville dessinée pour la cour si raffinée des princes d'Este, cour fréquentée par Leon Battista Alberti, Piero della Francesca et les grands artistes et écrivains qui ont façonné l'esprit de la Renaissance.
La lecture de l'hagiographie de l'urbanisme ferrarais par Bruno Zevi, puis la visite de la ville elle-même, m'ont fait comprendre qu'il n'en était rien. Ferrare n'a rien à voir avec les sublimes juxtapositions de palais antiques et de belles maisons à balcons représentés dans les panneaux de la Cité idéale, où l'on ne voit pas des rues mais des bâtiments posés dans des espaces publics. Dans la Cité idéale des humanistes les maisons ne forment pas un ensemble continu, elles se répondent l'une à l'autre, comme des élégants qui cherchent à se distinguer au sein d'un spectacle réalisé en commun. On les a comparés à des décors de théâtre : en effet il s'agit d'un groupe de de personnages qui dialoguent et non de danseurs qui se fondent dans un ballet commun.
Ferrare est d'abord définie par des axes urbains, souvent rectilignes mais sans systématisme, profondément soulignés par des murs continus que doivent respecter tous les palais, la seule exception étant peut-être le château des Este, objet anachronique entouré d'un fossé, qui semble issu d'un Moyen-Âge un peu disneyien.
La ville n'est pourtant pas dégagée de la représentation de l'espace de la Renaissance : les rues droites, comme dans la plupart des représentations urbaines de cette époque, dessinent des perspectives mais celles-ci ne sont jamais aussi longues qu'à l'époque classique ultérieure, elles finissent généralement par se fermer sur une rue perpendiculaire. Les proportions sont doucement agréables, elles ne sont jamais impressionnantes. À Ferrare on ne se sent jamais dominé par la ville, c'est peut-être pour cela qu'on peut négliger une cité qui ne cherche pas à forcer l'attention.
L'architecture est donc soumise à l'urbanisme, comme dans la ville haussmanienne. Les architectes n'y ont pas déployé des « signaux » qui attirent l'attention, les églises ne déploient pas des façades de marbre comme à Florence ou à Sienne, les palais se contentent pour la plupart de la sobre brique de la vallée du Pô, les jardins se cachent derrière les murs. Seuls les morts disposent du splendide cimetière de la Certosa, labyrinthe de portiques ostentatoires.
Voilà pour le regard d'ensemble. On peut aussi se demander à quoi ressemble Ferrare de près, et deux points seront donc présentés, deux détails peu impressionnants, deux motifs qu'on pourrait parfaitement ignorer, mais qui, une fois qu'on les a remarqués, identifient la ville comme la signature au pied d'une lettre : les angles de palais, et le monogramme de Bernardin de Sienne.
Publié par thbz (août 27, 2019) | Commentaires (0)
août 26, 2019
26 août 2019 - Italie - (lien permanent)
Cité idéale
À Ferrare, dans le musée du palais Schifanoia (« éloigne l'ennui », et j'ai été bien ennuyé de le trouver fermé pour restauration), des panneaux de marqueterie, ou d'intarsia pour être précis, autrefois installés dans le chœur d'une église, présentent des paysages urbains dépourvus de personnages.
Ils n'utilisent pas — comme par exemple ceux de la basilique San Domenico de Bologne — le prétexte d'une représentation de scène religieuse pour montrer la capacité de l'ébéniste à utiliser dans son art les ressources de la perspective géométrique que Piero della Francesca avait fait connaître peu avant dans cette région de l'Italie.
Quelques immeubles, une rue, rien qu'un paysage de pierre, tout au plus quelques nuances dans le ciel : cela suffit à faire une œuvre d'art. Pas d'humains, seulement le cadre qu'ils ont construit et dans lequel ils vivent.
Un immeuble éclairé par le soleil du matin étire sa façade au rythme précis des arcades qui la supportent.
Une église aux pans de toit inclinés est presque masquée par l'avancée d'une loggia.
Soumis à l'ascétisme d'une technique dépourvue de la profusion des moyens expressifs de la peinture à l'huile, c'est grâce à l'art de la perspective que l'ébéniste parvient malgré tout à faire apparaître une profondeur dans une surface radicalement plate. Mais cette perspective ne s'étend pas à perte de vue. Même lorsque l'espace s'ouvre un peu, le point de vue décentré amène le regard à buter toujours contre quelque mur qui ferme le point de vue.
Les ébénistes réalisaient ces marqueteries « picturales » sur des dessins fournis par des peintres : Roberto Longhi, constatant une maîtrise de la perspective supérieure dans les marqueteries de Cristoforo da Lendina que dans les tableaux peints par le même artiste, en conclut que les premières ont dû utiliser des dessins d'un maître tel que Piero della Francesca (2).
Ces vues urbaines sans vie, mais où la vie peut se déployer, rappellent celles de Sebastiano Serlio, né à Bologne, qui dans son traité d'architecture (3) insère des esquisses de décors de scène.
Ses gravures utilisent une perspective en deux temps. En bas une scène de théâtre étroite, accessible par un escalier ; au-dessus un décor urbain peint sur le mur du fond de scène ; l'un et l'autre utilisent la même ligne de fuite. Cela ne peut fonctionner que pour un spectateur placé dans le théâtre à un endroit précis.
Serlio distingue la scène tragique, la scène de comédie et la scène satirique. Cette dernière se situe dans la campagne et n'a donc pas sa place ici.
La scène tragique a besoin d'une architecture classique et riche ; palais et temples bordent une rue qui se termine par un arc de triomphe, au-delà duquel se dressent un obélisque et une pyramide. Tous les signes de la tragédie à l'antique se serrent dans le décor, prêts à être utilisés dans la pièce, même si les acteurs resteront en réalité devant ce qui n'est qu'une toile peinte — et la gravure n'est donc, elle-même, que l'esquisse d'un décor peint et non la représentation d'une ville véritable ou rêvée.
La scène de comédie présente des bâtiments plus ordinaires, dans lesquels peuvent vivre et travailler des bourgeois ou des artisans. Toutes les classes pourraient se croiser dans cette rue, intriguer, s'aimer et se tromper.
Serlio a peint d'autres vues du même genre, conservées à la Pinacothèque nationale de Ferrare.
Dans ces décors les bâtiments sont tous différents, contrairement à la rue haussmanienne dont toutes les façades forment un unique mur ; pourtant la disposition des immeubles le long d'une rue, mise en évidence par l'art de la perspective, donne une vraie unité à la scène.
On a envie d'y être, et pourtant, il provient de l'absence de vie une inquiétude souterraine, qui s'accroît encore lorsque, en fait, apparaît une forme de vie incompréhensible.
Dans ce genre, trois tableaux sont tellement célèbres qu'on les voit dans les livres d'école. On leur donne le nom de « Cité idéale », on pense qu'ils ont été produits dans la cour de Frédéric de Montefeltre à Urbino. En fait on ne sait pas vraiment. Celui qu'on appelle le « panneau d'Urbino », parce qu'il est toujours visible dans le palais ducal de cette ville — les deux autres sont à Baltimore et à Berlin — est le plus parfait par sa symétrie subtilement variée, le plus vide aussi.
Dans ces compositions il semble que, comme le suggère Alberti, « ce qui t’apportera quelque plaisir, c’est l’abondance et la variété des choses », soumises toutefois l'une et l'autre à la modération : « je voudrais que non-seulement cette abondance fût parée par la diversité, mais encore qu’elle fût pondérée et modérée par de la dignité et de la grâce ».
En voyant le panneau d'Urbino sur place, pourtant, j'y ai remarqué un détail auquel on ne prête guère attention sur une reproduction : un jeu étrange de volets ouverts, fermés ou demi-fermés sur les façades, surtout celle du bâtiment situé à droite. On aimerait y lire un message codé destiné aux initiés, même s'il ne s'agit sans doute que de rechercher la variété dans l'unité. Ce jeu se retrouve sur le panneau de Baltimore.
Le rationalisme français retiendra l'abondance et la dignité, oubliera la variété et la grâce, poussant ses principes à l'extrême avec Haussmann.
En Italie en revanche, la leçon d'Alberti n'a pas été oubliée. Mastro Santi, ébéniste d'aujourd'hui, inspiré par ses prédécesseurs de la Renaissance, s'est mis à reproduire l'esprit des panneaux d'Urbino avec la technique de ceux de Ferrare, puis à les traduire, sans les trahir, dans un art plus contemporain.
En cette fin de XIVe siècle, la peinture conservait encore une part de mystère. L'architecture n'avait pas encore la clarté des bâtiments de Palladio. L'art pouvait encore séduire et inquiéter en même temps.
(1) Les deux premières proviennent de Marco Folin, ''L'architecture et la ville au 15e siècle'', dans ''Une Renaissance singulière : la cour des Este à Ferrare'', Europalia. La troisième est fournie par Sailko dans Wikimedia Commons.
(2) Roberto Longhi, L'atelier de Ferrare, éd. Gérard Montfort, 1991, p. 24-25.
(3) Œuvres de Sebastiano Serlio sur archive.org, p. 135 et suivantes du document PDF. Images provenant d'un exemplaire de la Houghton library sur Wikimedia Commons et du site du ministère espagnol de la défense (retour).
Publié par thbz (août 26, 2019) | Commentaires (0)