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16 février 2015 - Corée

Nanjido, la dernière montagne de Séoul

Nanjido est une colline de l'arrondissement de Mapo, à l'ouest de Séoul. On y accède par un escalier de 290 marches pour aller se promener au sommet, d'où l'on peut contempler la rivière Han d'un côté, la ville Séoul de l'autre et le massif de Bukhansan au loin. Le sommet est aménagé en parc : épicerie, toilettes publiques, bancs : rien n'y manque.

Pourquoi parler de Nanjido ? Des dizaines de collines sont ainsi parsemées dans l'immense surface de la capitale coréenne. Certaines sont couvertes de maisons et striées de rues vertigineuses : elles disparaissent dans le paysage urbain. La plupart, semblables à de petites montagnes avec leurs pentes raides et rocailleuses, sont plantées d'arbres et aménagées en agréables parcs, avec des sentiers bien tracés, des lieux de repos, des points de vue, des aires dédiées à la gymnastique. Aussi indispensables au paysage urbain que les voies rapides et les nappes d'immeubles illimitées qui se coulent à leurs pieds, elles offrent une pause bienvenue dans le tumulte urbain.


Colline de Seongmi-san, mars 2014.

Si je parle ici de Nanjido, c'est que cette colline ne date ni du Trias Inférieur, ni du Paléocène, mais de l'Anthropocène, ou pour mieux dire du Molysmocène : l'Âge des Déchets.

Dans les temps anciens, pourtant, c'est à dire jusqu'aux années 1960, Nanjido était une île dépassant à peine du fleuve Han, renommée pour ses champs fleuris ; les enfants allaient y nager en écoutant le champ des cigales. C'est ce que raconte peu près Hymne à Mapo (마포찬가), beau livre consacré à l'histoire de l'arrondissement.

On l'appelait aussi « l'Île aux Fleurs » (꽃섬), comme celle du film de Jorge Furtado dont j'ai parlé un jour. Et justement...

Justement, la Corée s'est développée et Séoul s'est étendue. Les vieux quartiers ont été rasés et remplacés par des immeubles qui ont également envahi les champs. Non seulement la population s'est multipliée — 1,5 million d'habitants en 1955, 10 millions en 1990 —, mais elle a découvert l'abondance et la société de consommation, c'est à dire la possibilité d'acheter et de jeter chaque année un peu plus que l'année précédente.

Bientôt il a fallu trouver un lieu pour déverser les déchets de la capitale. C'est à Nanjido qu'on les a envoyés, pendant une quinzaine d'années de 1978 à 1992. Ainsi la petite île, désormais reliée au continent, a-t-elle pris de la hauteur, de plus en plus de hauteur : jusqu'à 90 mètres, sur une superficie de près de trois kilomètres carrés.

Enfants gambandant sur les déchets de Nanjido (source : rpress.or.kr)

Le quotidien Joongang Ilbo, le 12 septembre 1991, dresse un tableau inquiétant de la situation : dans le quartier voisin de Sangam, « la poussière des déchets envahit le ciel comme les toits. Une odeur infecte s'en dégage et pénètre les maisons, suivie par les mouches. Chaque jour, 30 000 tonnes de déchets produits par les habitants de Séoul viennent s'accumuler à Nanjido... ». La fermeture de la décharge a été promise pour la fin 1986, puis pour 1988, 1990... Pendant ce temps les matières organiques se décomposent, le méthane s'accumule en poche, explose parfois et prend feu. L'article conclut en présentant Sangam comme l'un des quartiers les plus dégradés de Séoul.

Mais certains vivaient de la décharge elle-même. Du matin au soir ils creusaient les piles de déchets pour récupérer tout ce qui pouvait avoir un usage :

Source : Dong-a Ilbo, 3 février 1993, p. 20

Et puis tout a changé, une fois de plus.

La décharge a été fermée en 1992, le sommet a été aménagé en parc. Une partie s'appelle « Haneul Park » (le parc du Ciel), et l'autre « Noeul Park » (le parc du Crépuscule). Des arbres plantés sur ses pentes ont donné à cette énorme butte, malgré son anormal plateau, l'aspect des autres collines de Séoul. Ainsi a-t-on pu, dès 2002, accueillir des centaines de milliers de visiteurs dans le Stade de la Coupe du Monde, construit devant la nouvelle colline. Des équipements sportifs ont été installés au sommet du parc comme à son pied, du côté du fleuve, où on peut pique-niquer ou même faire du camping.


Haneul Park, septembre 2014.


Vues depuis Haneul Park, février 2015.

Le parc attire des foules considérables au mois d'octobre, lors du « festival du roseau » : les dimensions généreuses du roseau de Chine ou herbe à éléphant s'enrichissent alors des couleurs de l'automne. Sur plusieurs hectares on se promène au milieu des allées, la taille des roseaux assurant une semi-intimité partagée avec quelques milliers d'autres couples. Puis on redescend en file indienne par l'escalier monumental qui ramène au parc du Stade de la Coupe du Monde, lui-même jaunissant et rougeoyant.

Quelque temps après, le vaste plateau ressemble à un immense champ moissonné (février 2015) :

Pendant ce temps, les déchets organiques ensevelis sous les pieds des promeneurs continuent à produire du gaz. De grosses canalisations, dont l'approche est interdite, parcourent la colline pour détourner ce méthane vers les quartiers environnants dont il assure le chauffage.

L'immense décharge à ciel ouvert est ainsi devenue un exemple de reconversion environnementale, comme, presque en face au milieu de la rivière, la station d'épuration de Seonyu-do, dont j'ai déjà décrit la transformation en jardin. Il y a même un projet d'ascenseur transparent au cœur de la montagne, qui permettrait de voir par soi-même les strates de déchets accumulées pendant quinze ans.

Cette colline a rejoint le paysage de Séoul. Les promeneurs ne se préoccupent pas plus de son âge que les skieurs de Val d'Isère ne s'intéressent à la formation des Alpes. Pas besoin d'avoir la foi : les déchets suffisent à déplacer les montagnes et l'Anthropocène ne transforme pas seulement le climat, mais la géologie elle-même.

L'idée de transformer une décharge publique en parc doit être aussi ancienne que les décharges publiques elles-mêmes : la butte Coypeau, dans le Jardin des Plantes à Paris, est un ancien dépotoir médiéval. Un peu partout de nos jours, on transforme des décharges publiques en parcs : à Tel-Aviv, à Alger, à Medellin... D'après Martine Tabeaud et Grégory Hamez (Les métamorphoses du déchet, introduction), le point culminant de l'Île-de-France comme celui de New York sont des piles de déchets. Celle de New York culmine à plus de 200 mètres et sera bientôt remplacée par un parc trois fois plus étendu que Central Park.

L'exemple de Séoul n'est donc pas unique ; il n'en est pas moins une belle réussite.

Quant à Sangam, l'ancien quartier contaminé par les odeurs de la décharge attire désormais les classes supérieures et les grandes entreprises. Aucune trace des habitations anciennes, remplacées par des dizaines de barres de logements aux noms génériques : « Sangam World Cup Park 1 », « Sangam World Cup Park 2 », « Sangam World Cup Park 3 »... Et la construction récente d'une Digital Media City, ostensiblement futuriste, en fait l'un des nouveaux quartiers branchés de Séoul. On y trouve les sièges des grandes chaînes de télévision ainsi que le musée du cinéma, doté d'une cinémathèque de qualité.

(Cette histoire ne dit pas ce que sont devenus les anciens habitants de Sangam. Ont-ils, comme ceux de Gangnam, dû déménager un peu plus loin ?)


Vue d'une partie de Sangam depuis le sommet de Nanjido, septembre 2014.

P.S. (février 2023) : l'un des écrivains coréens les plus célèbres, Hwang Sok-yong, a publié en 2011 un roman, Toutes les choses de notre vie, consacré aux chiffonniers de l'Île aux Fleurs, qui récupèrent les restes du développement d'une ville à laquelle ils n'ont plus guère accès à cause de l'odeur qui imprègne leurs vêtements et leur corps même.

Publié par thbz le 16 février 2015

2 commentaire(s)

1. Par Jaeeun PARK  (17 février 2015) :

Bonjours. C'est Jaeeun, doctorante en socio à Lyon. Nous nous sommes rencontré une fois avec Nara, l'automne dernier, près de chez vous au Quartier Mangwon. Elle m'a donné l'adresse de ce blog par la suite de ma demande.

Pour répondre à ta question, fin de l'article, je fait une petite recherche. Les anciens habitants de Nanjido dont environ mille personnes de 255 ménages ont progressivement déménagé depuis la fermeture du décharge. Bien entendu, le dépeuplement n'était pas calme. Il y avait des conflits et des interventions des associations, etc. Finalement, la municipalité de Séoul et les acteurs privés (compagnies de construction) leur a offert des logements sociaux ou le droit d'acheter un appartement loti dans des parcs de Sangam, avec une aide financière de déménagement.

2. Par thbz  (17 février 2015) :

Bonjour Jaeeun !

Merci pour ton passage et pour ces informations.

Je suis justement passé ce matin dans un petit musée de l'histoire de Nanjido, qui se situe près du World Cup Stadium. Il disait en effet quelques mots sur le relogement des habitants.

Tant mieux si cela s'est bien passé pour eux...

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