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29 mars 2015 - CoréeLe nom et l'immeuble
« Résidence du Parc », « Le Verger du Roy », « Natur'L », « Clos de Feyen », « Duo Verde », « Émergence », « Art & Nature », « Les Jardins des Arts », « Le Clos Bosquet »... En France, les noms des ensembles résidentiels contemporains (j'ai pris ces noms au hasard sur les sites de Vinci Immobilier et de Kaufman & Broad) évoquent la nature ou un patrimoine local, véritable ou imaginé pour l'occasion.
Il y a quelques décennies, les noms portaient sur des objets plus précis (noms d'animaux et de plantes, et non référence à un parc ou un clos) et moins liés à un contexte local (noms de « grands hommes ») : cité des Glycines, tour Pablo-Picasso...
Dans tous les cas, le nommage est une pratique moderne qui vise à donner des connotations positives et une identité particulière à un immeuble résidentiel (ou un parc d'activité) dont l'architecture et les prestations sont en fait identiques que celles que l'on pourrait trouver dans d'autres programmes du même standing. Il n'affecte par conséquent qu'une partie de l'habitat, car beaucoup d'immeubles en France ont été construits avant l'apparition de cette tendance : les immeubles haussmanniens ou Art Déco ne portent pas de nom — en revanche, ils portent le nom de leur architecte. Les maisons à la campagne portaient autrefois des noms, utilisés pour la desserte postale mais aussi, en remplacement du nom de famille, pour désigner les habitants.
Noms d'immeubles à Séoul
Séoul est une ville neuve — et qui reste neuve, par la pratique des destructions/reconstructions. La plupart des immeubles résidentiels ont sans doute moins de trente ans et les noms d'immeubles apparaissent plus souvent sur les façades qu'en France.
Dans un paysage urbain coréen dominé par les enseignes, les banderoles et les panneaux d'information, les noms d'immeubles constituent une catégorie supplémentaire de signes porteurs d'allusions étranges et évocatrices : 무지개타운 (Rainbow Town), 한강르네상스 III차 (Hangang Renaissance III), 현대 쉐르빌 (Hyundai Chereville), 합정아르빌 (Hapjeong Art Ville), 굿모닝빌 (Good Morning Ville), 에버빌 (Ever Vill)...
J'ai collecté les noms des immeubles résidentiels d'un petit quartier situé dans un quartier de l'arrondissement de Mapo (plus précisément, dans le trapèze délimité par Huiujong-ro, Dongyo-ro et le mur anti-bruit de la voie express longeant le fleuve Han).
On peut en tirer, sinon une théorie du nom d'immeuble, au moins quelques remarques.
Le nom se compose en général d'une série d'éléments. Si certains sont facultatifs, l'ordre dans lequel ils apparaissent ne peut être modifié :
1) un identifiant propre, mot évocateur...
2) une catégorie (facultatif) : un nombre limité de catégories sont disponibles : Art, Park, Chere, Heights...
3) un type de bâtiment. Les immeubles résidentiels collectifs sont, de manière générale, soit des « apateu » (cinq étages et plus), soit des « Office Tel » (immeubles ressemblant à des tours de bureaux mais hébergeant des petits logements : aucun exemple dans le quartier décrit ici), soit des « villas » (petits immeubles collectifs). L'une de ces trois appellations est souvent suffixée au nom affiché sur la façade. Il est toutefois courant d'indiquer plutôt des termes alternatifs : Ville, Vill' (sic), Town, City, House...
Vivre dans une marque
Le nom est rarement unique. Le même constructeur donne en général le même nom à plusieurs constructions dans différents quartiers.
On est donc tenté d'y voir une marque plutôt qu'une marque d'identification d'un lieu.
C'est bien le cas de certaines dénominations telles que Prugio ou Lotte Castle, qui se réfèrent à un certain type de grands ensembles résidentiels de grand standing très répandus. Il arrive qu'un immeuble, à l'occasion d'un ravalement de façade, en profite pour changer de nom en faveur d'une marque plus moderne et plus attractive ([coréen] « En changeant le nom du bâtiment, sa valeur devrait augmenter »).
D'autres noms, toutefois, apparaissent sur des constructions aux aspects assez hétérogènes et ne permettent pas d'identifier avec précision la catégorie ou le niveau de standing de l'immeuble.
Le nom évoque parfois des caractéristiques locales, sans rechercher toutefois un patrimoine ancien comme dans les « Verger du Roy » français. On se réfèrera typiquement au bord de la rivière Han s'il n'est pas trop éloigné.
Il peut aussi contenir des connotations positives, telles que ces « Heureux Appartements Daehun » :
Vivre dans un nom anglais
Les noms sont très souvent des transcriptions de mots étrangers ou inspirés de l'étranger.
Ainsi le nom Raemian (래미안 en coréen), marque de Samsung, ne correspond-il pas à un mot coréen, mais à une construction artificielle assemblant trois caractères chinois : 來 (rae : venir, entrer), 美 (mi : beauté) et 安 (an : tranquillité).
La plupart du temps, la source d'inspiration est l'anglais ou une autre langue européenne, même quand le nom est écrit en caractères coréens (hangeul). Une tension étrange s'installe ainsi entre la langue d'inspiration des noms et le système d'écriture : parfois des noms composés de termes anglais sont inscrits sur la façade en hangeul, parfois au contraire un nom construit à partir de composantes coréennes est affiché en caractères latins.
D'une manière générale, les caractères latins sont plus courants sur les réalisations récentes, en supplément ou en remplacement de la transcription en hangeul, et la créativité onomastique est plus grande dans les immeubles de haut standing.
Ainsi le bâtiment banal dont j'ai précédemment tenu la chronique de la reconstruction a-t-il fini par recevoir un nom typiquement anglais, « Helen Hill », écrit seulement en caractères latins.
Sans doute faut-il y voir la familiarité des Coréens d'aujourd'hui, population d'un très bon niveau éducatif, avec l'alphabet latin. Une plaisanterie dit qu'il vaut mieux habiter dans un immeuble portant un nom étranger, parce que la belle-mère ne parviendra pas à le trouver ([coréen] Noms d'appartements, que faut-il en penser ?)...
Le nom : où est le signifié ?
Le lien entre le nom et sa signification est très lâche. Le signe vaut par des connotations beaucoup moins strictes que le seul lien entre le signifié et le signifiant.
Le terme « Ville » évoquera quelque chose d'urbain, mais pas une véritable cité puisqu'il désignera en fait un simple immeuble de dix-neufs logements. Une « Art Ville » ne sera pas plus artistique qu'une « Heights Ville » ne sera située sur les hauteurs.
Dans les ensembles de standing, les promoteurs consacrent beaucoup d'efforts de « naming » pour construire un nom chargé en caractéristiques positives et censé caractériser les bâtiments, leur aménagement et leur environnement.
La signification est parfois évidente, comme dans le cas de Tower Palace, que j'ai déjà décrit. Mais le lien est parfois beaucoup plus subtil.
Cet article évoque l'ensemble résidentiel et commercial Galleria Foret (vue depuis la rue) : ce nom qui assemble un mot italien et un mot français, peut-être en allusion à la nationalité de certains de ses concepteurs (Massimo Venturi Ferriolo pour l'aménagement paysager, Jean Nouvel pour l'aménagement intérieur), évoque la position du bâtiment en bordure de la « Forêt de Séoul », un jardin public, et les prétentions artistiques du projet (une galerie d'art est hébergée au rez-de-chaussée du centre commercial et un espace d'exposition est installé en sous-sol). D'après les agences immobilières, « parmi les habitants de Galleria Foret, il y a beaucoup d'amateurs d'art et de culture ». On peut en sourire, mais je souris tout autant en lisant de vieux prospectus pour la tour Super-Italie à Paris.
Et tout près du quartier dans lequel j'ai collecté les noms, on trouve le centre commercial Mecenatpolis, dont le nom s'explique peut-être par la présence d'une petite galerie d'art, pas très facile d'accès, et d'une salle de spectacle.
Enfin le nom Prugio, marque très répandue du groupe Daewoo, aligne des sonorités occidentales, quelque part entre l'anglais et l'italien, mais ne correspond pas à un nom réel. En fait, ce nom, comme l'explique le constructeur, est composé d'un mot coréen, 푸르다 (pureuda, « vert ») et d'une racine occidentale, « géo », prononcée à l'anglaise. Le terme résultant affirme la posture environnementale mise en avant par le promoteur pour cette marque de grands ensembles. Mais il n'appartient à aucune langue, comme le fait remarquer cet article (en coréen). Le nom est souvent transcrit en caractères coréens sur les documents promotionnels, mais sur la façade les caractères latins l'emportent.
La faiblesse du signifié ou, dans tous les cas, la complexité de sa relation avec le nom, a une conséquence inattendue : il est très difficile de traduire ces noms d'immeubles en français, car on ne traduit que les significations que l'on a délimitées avec précision. On peut transcrire en caractères latins les noms qui sont écrits en caractères coréens, mais pas les traduire.
Par exemple, « 한강타운빌라 » est la transcription de « Hangang Town Villa ». La signification de « Hangang » est claire (« fleuve Han »), mais les mots « Town Villa », et plus encore l'ensemble composé par « Hangang » et « Town Villa » a un sens trop flou pour qu'on puisse en proposer une traduction certaine.
Une liste commentée des noms d'immeubles collectés dans le quartier mentionné : Noms d'immeubles à Hapjeong-dong (Séoul).
Publié par thbz le 29 mars 2015
9 commentaire(s)
1. Par (09 octobre 2016) :
nul
2. Par (28 septembre 2017) :
Intéressant !
3. Par Néotopo (28 mai 2018) :
Merci pour cette note fort intéressante sur une pratique originale liée d'une part à l'urbanisme Coréen et ses Tanji et d'autre part au financement de l'urbanisation par les grands groupes industriels (Chaebol). Au delà de son côté spectaculaire et de ses spécificités liées au contexte, cette pratique de nomination associée à la numérotation renvoie à des tendances plus générales de promotion de nominations privées qui relèvent du marketing territorial et d'un imaginaire métropolitain global hors-sol.
Je la signale sur le site :
https://neotopo.hypotheses.org/
4. Par thbz (28 mai 2018) :
Je suis content que cet article vous ait intéressé. Et je decouvre votre blog avec intérêt...
5. Par lahcen (16 septembre 2018) :
merci pour votre article.
si vous pouvez m aider par des ressources à consulter je fais une recherche sur le sujet pour le Maroc.
merci
6. Par thbz (16 septembre 2018) :
Vous faites une recherche sur les noms d'immeubles au Maroc ? Je crains de ne pas pouvoir vous aider. Pour Séoul, j'ai surtout regardé dans la rue et cherché sur le Web...
7. Par BMC (19 février 2019) :
Super intéressant merci pour ce travail de recherche !
8. Par (17 mai 2019) :
Bonjour,
c'est très intéressant. Je vis à Daegu et lors de mes balades urbaines vos analyses éclairent mes découvertes.
Une question : pourquoi les immeubles "d'apateu" ont - ils une numérotation qui commence à 101 ? Pour quelle(s) raison(s) cela ne commence pas à 1 ?
Anne Marie
9. Par thbz (19 mai 2019) :
Bonjour,
Souvent, les grands ensembles coréens comprennent un grand nombre de bâtiments, divisés en plusieurs groupes. Le premier groupe d'immeubles utilise les numéros 101, 102, 103..., le second utilise les numéros 201, 202, 203... et ainsi de suite. Pour un cas extrême, voyez mon article sur le quartier de Mok-dong : http://bloc-notes.thbz.org/archives/2014/10/mokdong_tras_gr_1.html
Du coup, même lorsque les immeubles sont peu nombreux, ils commencent généralement la numérotation à 101 d'après mes observations.
Merci pour vos commentaires et bonnes promenades dans cette ville que je n'ai pas eu l'occasion de visiter !