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2 octobre 2006 - Arts, architecture... - Italie - Plus

Grotesques

À Florence, sur un plafond du Palazzo Vecchio, une femme, coiffée d'une fleur, se tient en équilibre sur une autre fleur. Elle porte sur son bras un voile, un manteau qui ressemble lui encore à une fleur :

En réalité la fleur qui la soutient est plantée dans un socle en pierre, duquel partent deux longs foulards reliés à un dais. Ce dais est soutenu par quatre êtres composés d'un torse de femme et d'un visage, sans autres membres. Ils ne reposent que sur de très fines tiges :

Reculons encore un peu. Au-dessus de ce dais, des angelots, un autre monstre, à droite des servantes, un feu, un autre dais, d'autres monstres ailés ou non, deux oiseaux au long cou peints sur un fond rouge pompéïen, un personnage dans un grand médaillon :

Dans le monde de l'art grotesque, tout est relié à tout, depuis ces membres humains et animaux assemblés au sein de corps monstrueux jusqu'à un vaste réseau d'êtres vivants, de végétaux et d'éléments architecturaux qui couvre la totalité du mur ou du plafond. Une scène en inclut elle-même d'autres. Sur les plafonds de la galerie des Offices, on verra des petits paysages, de faux tableaux classiques, des scènes de guerre ou d'amour : tandis que les Médicis accrochent sur les murs les plus grands chefs d'œuvre du monde connu, leurs décorateurs peignent sur les plafonds du couloir la parodie de ce musée.

Les lois de la gravité sont remises en cause : les créatures sans membres sont trop grosses pour être soutenues par les piliers filiformes, trop faibles pour soutenir le dais. La verticalité du dais et la position des personnages montrent toutefois qu'il y a toujours un haut et un bas, une force qui va de l'un vers l'autre et courbe les tissus suspendus. Les objets tomberaient s'ils n'étaient pas soutenus ; mais le support le plus infime suffit à les retenir. La pesanteur existe toujours mais n'obéit plus à un corpus de lois physiques cohérent.

Du coup il n'y a plus d'effet ni de cause. Les créatures sans membres soutiennent-elles le dais ou y sont-elles au contraire accrochées ? Dans ce vitrail d'Ecouen, pourquoi le satyre joue-t-il du cor ? Le monstre à la tête d'enfant qui tient un coquillage est-il une sirène dangereuse ou un ange gardien ?

Sur un fond uni blanc, les grotesques tracent un décor en deux dimensions sans aucune profondeur. C'est justement parce qu'on voit tout que la scène est aussi étrange : tout est devant nous et pourtant nous n'y comprenons rien. Dans ce monde transparent, nous ne pouvons pas imaginer quelque chose, derrière, qui puisse donner un sens au dispositif absurde du premier plan.

Les personnages et les objets sont disposés selon des axes horizontaux et verticaux, jamais en diagonale. Ils se répartissent dans une symétrie parfaite de part et d'autre de chaque côté d'un axe central. Ces moyens d'organisation rationnelle, appliqués avec exagération, sont pervertis de leur mission. Au lieu de produire du sens, ils servent à construire des carnavals aberrants.

Parfois, pourtant, l'observateur croit reconnaître une allusion mythologique, la représentation allégorique d'un sentiment moral ou le rappel d'un fait historique. Ces lectures sont toujours incertaines : le sens ne se dégage jamais complètement de la multitude des indices contradictoires. Les grotesques mettent à l'épreuve, stimulent et au bout du compte ridiculisent notre volonté de tout comprendre :

Ce monde fou prend son origine dans un incident infime. Vers 1480, un jeune habitant de Rome, du côté du Forum, tombe dans un trou qui donne sur une cavité étrange. Sur ses parois, les artistes de passage contemplent fascinés, à la lumière de la chandelle, des décors étourdissants de légèreté et d'invention, de folie contrôlée. C'est la Domus aurea, le palais gigantesque et extravagant que Néron s'est construit sur les ruines de Rome. Mais les hommes de la fin du XIVe siècle l'ignorent. Pour eux ce n'est qu'une « grotte » et ils vont, en imitant ces formes, couvrir des murs et des plafonds dans le style a grottesca. Signorelli, parmi les premiers, introduit ces fantaisies dans les interstices de son très sérieux chef d'œuvre, le Jugement dernier d'Orvieto :

Raphaël et Giovanni da Udine en décorent les Loges du Vatican, pour le plaisir personnel du Pape. Les céramistes italiens les imitent dans des décors a raffaellesche que l'on trouve encore aujourd'hui à tous les coins de rue de Florence et de Sienne :

À Florence, les grotesques conviennent à merveille à l'esprit maniériste qui domine le XVIe siècle de Pontormo et de Vasari. Vasari, premier historien de l'art, décore de grotesques le Palazzo Vecchio et construit juste à côté le premier musée d'Europe : la galerie des Offices. Ses successeurs ornent le plafond de la galerie avec 150 mètres de grotesques répartis en 44 baies :

Où peut-on voir des grotesques en France ? Un peu partout. À Fontainebleau, où les rois du XVIe siècle ont ramené d'Italie, avec quelques-uns des plus grands artistes du pays, la nouveauté grotesque. Au château de Chantilly, qui en a orné des pièces entières, dont un extraordinaire cabinet de singes. Au Louvre, où on expose un carrelage et un vitrail grotesques. L'art des grotesques, art mineur qui attire peu l'attention, s'est développé tranquillement sur les murs et les plafonds français. Vers 1700, Jean Berain en a proposé une variante fameuse qui s'est largement diffusée sous son nom, depuis les palais royaux jusqu'aux assiettes de faïence.

En fait les grotesques sont partout. Il faut juste lever les yeux lorsqu'on visite un bâtiment ancien. Il faut penser à regarder, dans les palais, non seulement les tableaux décrits dans les guides mais aussi tout ce qui ne porte pas de notice d'explication. Les grotesques ne s'expliquent pas, c'est leur raison d'être.

Source des illustrations : quelques photos prises au Louvre et au Palazzo Vecchio, une assiette achetée à Spello, un livret sur les plafonds de la Galerie des Offices, un autre sur Signorelli à Orvieto...

Publié par thbz le 02 octobre 2006

13 commentaire(s)

1. Par dellagi  (30 janvier 2007) :

Vous traitez l'art grotesque de mineur;ceci si l'on considère les oeuvres découvertes à la renaissance sur les parois intérieures des grottes. Mais concernant ce qui se trouvait dans ces memes grottes,n'y avait-il pas des oeuvres maitresses? De ces oeuvres qui ont influence les grands maitres de la renaissance! Je serai desireux de savoir si un inventaire a ete etabli de toutes ces oeuvres et de leurs auteurs. La filiation de certaines oeuvres maitresses actuelles pourrait être établie et leur impact modifié d'autant.

2. Par thbz  (31 janvier 2007) :

Euh, à ma connaissance les seules « œuvres » qu'on a retrouvées dans ces grottes (qui étaient en réalité, comme je l'ai dit, les restes d'un palais de Néron) sont les peintures murales décoratives. Je ne vois pas de quelles œuvres vous voulez parler...

3. Par DETAILS  (09 mars 2007) :

C'est vrai que les grotesques sont un peu partout, tu les décris très bien d'ailleurs, comme on n'en parle pas trop dans les guides touristiques, ils perdent leur valeur. Mais quelle valeur et aux yeux de qui? La preuve, ceux qui veulent les voir, n'ont pas besoin qu'on leur montre leur chemin...
Dans la vie, beaucoup de choses se passent ainsi, on n'a pas toujours besoin de quelqu'un pour nous montrer ce qu'on veut bien voir...
Tu as fait une très belle déscription (comme d'habitude), pour la première partie, moi j'aurai fait l'inverse de ce que tu as fait c.à.d. commencer de loin et s'approcher, ça montre bien qu'à chacun sa manière de voir les choses et heureusement d'ailleurs!
Merci de ce petit rappel, ça faisait longtemps que j'avais pas pensé aux grotesques!

4. Par thbz  (09 mars 2007) :

Dans la réalité on voit d'abord, comme dans les billets de ton blog, tout un mur couvert de figures étranges, et c'est seulement en s'approchant qu'on comprend peu à peu ce qu'elles représentent individuellement. J'ai présenté ici les grotesques en suivant l'ordre inverse, pour encourager le promeneur à regarder de plus près ces êtres étranges ; je dois avouer aussi que c'est un artifice littéraire, pour retarder le moment où le lecteur comprend le sujet de l'article...

5. Par jonytuna  (22 novembre 2007) :

Merci pour cet article
J’ai été fasciné par les grotesques lors de ma visite du Palazzo Vecchio, c’était étrange, la plus part des gens ne semblaient même pas les voir, pour moi ça a été un vrai choc pictural. Je n’arrive pas a trouver de documentation (de photos en particulier) sur ces grotesque, connaissez vous un ouvrage traitant de ce sujet ?

6. Par thbz  (23 novembre 2007) :

En arrivant à Florence, j'ai acheté à l'aéroport un petit livret sur les plafonds de la Gallerie des Offices que je mentionne tout à la fin de l'article. C'est tout ce que je connais et je doute qu'on le trouve ailleurs qu'en Italie.

Mais sur les grotesques en général, il y a l'excellent livre d'André Chastel : La Grottesque.

7. Par philomene  (16 février 2008) :

Il y a plusieurs périodes de décorations de grotesques dans l'antiquité. La plus celebre est bien sur celle de la maison de Néron (dite "la grotte" qui a donné son art à cet art) mais il y a bien d'autres. Pour l'histoire des grottesques, vous pouvez consulter l'excellent livres de Alessandra Zamperini
http://www.latribunedelart.com/Publications/Publications_2007/Grotesques_568.htm

qui est une vraie mine d'or.

Pour ma part, je suis folle de celle du palazzo vecchio comme de celle des offices, j'ai un souvenir emerveillé de celle du musée du vatican et je rève de découvrir celle de Fontainebleau.

Le bouquin de zamperini fait une liste (exhaustive?)des grottesques, de quoi se prevoir des voyages pendant quelques années ;) !

8. Par thbz  (16 février 2008) :

Merci Philomene, il a l'air très bien ce bouquin. Un peu cher, mais je me l'offrirai peut-être un de ces jours...

Une « leçon de folie très contrôlée », dit la présentation. C'est bien ce que je trouve fascinant dans les grotesques.

9. Par dominique laurent  (11 octobre 2008) :

Il y a des "grotesques" en France au château de Chareil-Cintrat, construit vers 1540(cf.site des monuments historiques), près de Saint-Pourçain (03)
Cachés sous une (ou plusieurs) couches de badigeon blanc, ils ont été bien protégés.Ils décorent l'escalier qui monte sur 3 étages.
Je ne les avais observés de très près : ils présentent des symboles étonnants et dans une progression vers le haut.
Au Vatican et au Palais des Offices, pareillement, j'ai levé les yeux sur ces éléments de décoration : mais je m'intéressais alors à autre chose.
Aussi, je demande de l'aide : trouve-t'on aussi des portraits d'astronomes, la chouette d'Athéna, des serpents, une Artémis d'Ephèse, un chandelier à 7 branches... dans les déocrs italiens ?
Merci.

10. Par thbz  (11 octobre 2008) :

Votre question est bien précise... Je ne me souviens plus exactement de tout ce que j'ai vu sur les plafonds des Offices, mais le petit guide que j'ai conservé me rappelle que ces plafonds sont une sorte d'encyclopédie visuelle du monde de la Renaissance, de ses scientifiques, de ses artistes, de ses techniques (souffleurs de verre, par exemple), de la nature et de la mythologie. On doit donc bien y trouver ce que vous évoquez ou des choses approchantes...

11. Par Essays  (26 septembre 2010) :

J'aime l'art plus moderne. Mais ces pièces sont trop précieuse et magnifique.

12. Par Jean Louis lionnet  (14 octobre 2011) :

Une amie a parle de mes œuvres qui lui évoquent les grotesques ... Merci de vos articles ils m'aident a me situer... De ce pas m'en vais découvrir tout ce que je peux sur cet art bien sympathique!!!!

13. Par thbz  (15 octobre 2011) :

Bonjour, j'ai vu quelques-unes de vos peintures sur Picasa et il y a en effet quelque chose de commun dans la composition et les thèmes...

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