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18 mars 2007 - Arts, architecture... - Plus

Mon nom est l'art persan

Mon nom est rouge, roman d'Orhan Pamuk. Changement de narrateur à chaque chapitre. Un meurtre dans le milieu des peintres ottomans, au XVIe siècle : qui est le meurtrier ?

Pour répondre à la question, il faut d'abord se demander : qu'est-ce que la peinture persane ? Comment peut-on être un peintre persan ?

Ici nous sommes dans l'empire ottoman, plutôt stable. Là-bas c'est l'Iran persane, à l'histoire tourmentée. Souvent envahis, toujours divisés, les Persans prennent leur revanche par leur culture : par elle ils conquièrent leurs conquérants et effacent les frontières qui les séparent. La peinture persane règne sans partage sur toutes les terres qui séparent la peinture chinoise de la peinture européenne. Sans partage ? En réalité elle est influencée par l'une, menacée par l'autre.

Au sein de la peinture persane, la peinture ottomane n'est qu'un courant. Les livres d'art qui la décrivent prennent bien soin d'en préciser la spécificité par rapport à la peinture d'Iran. De la même manière, les livres sur la peinture persane commencent par expliquer pourquoi les Persans représentent l'espace aussi bizarrement.

Car les images que produit la peinture persane, l'univers qu'elle représente, son espace et ses personnages sont bien étranges pour l'œil d'un européen qui se pose forcément la question : comment le monde peut-il être persan ?

Dans le monde de la peinture persane, les personnages ont tous la même taille, qu'ils soient proches ou lointains. Les ombres et les dégradés de couleur n'existent pas : tout est plat, mis sur un même plan, égal en importance. Les figures se répartissent sur toute la surface du tableau, la peuplent avec une égale densité et l'animent d'une tension uniforme. Des décors de rinceaux remplissent les interstices. Un arbre peut se courber pour contourner un visage.

Dans le monde de la peinture persane les visages se ressemblent tous. On ne reconnaît pas un personnage à son expression mais à ses habits, à son attitude générale et à l'histoire calligraphiée qu'il illustre.

Dans le monde de la peinture persane l'idéal féminin n'est pas persan : c'est en Chine que les peintres persans vont chercher la beauté parfaite, dans des visages aux yeux bridées et aux formes arrondies, et ces visages sont tous identiques bien entendu. À la même époque les peintres européens, au contraire, commencent à trouver dignes d'être peintes non seulement Vénus et la Vierge Marie, mais aussi leurs épouses et les femmes du quartier.

Hélas ! les peintres de notre Sultan, quand bien même ils pourraient me voir dans tout l'éclat de ma beauté, se refuseront à reconnaître qu'une femme soit belle, en peinture, si sa bouche, si ses yeux ne sont pas ceux d'une beauté chinoise. (Moi, Shékuré)

Le monde de la peinture européenne, dans lequel les lieux et les personnages suivent les règles de la perspective définie par Brunelleschi et Alberti, serait le monde tel que le perçoit l'œil de l'homme ordinaire. La peinture persane se place beaucoup plus haut : elle peint le monde avec les yeux de Dieu, elle essaie de montrer le monde dont rêve Dieu. Monde dans lequel l'anecdote n'a pas sa place.

La perspective rabaisse le dessin du point de vue de Dieu à celui d'un chien errant. (Moi, Maître Osman)

La miniature persane n'est pas, comme la peinture occidentale selon le mot d'Alberti, une fenêtre sur le monde, qui en capturant une partie du réel laisse imaginer ce qui se trouve hors du champ, sur les côtés, en haut et puis derrière les arbres représentés, au-delà des montagnes et de l'horizon ; fenêtre sur le monde qui encourage à dépasser les horizons, à visiter le monde et découvrir l'Amérique.

Le monde de la miniature persane se suffit à lui-même. Lorsque deux figures se chevauchent, le spectateur n'est pas tenté d'imaginer les parties cachées ; il ne se demande pas non plus si la scène se poursuit au-delà du cadre du tableau : il se contente de ce qu'il voit.

Ainsi dans les tapisseries de la Dame à la Licorne, les scènes sont closes et la surface entièrement recouverte de décorations, pour la pure jouissance visuelle.

Le monde de la peinture persane, c'est aussi :
- les chevaux qui galopent,
- les guerriers qui combattent comme on danse,
- les rois qui reçoivent leurs ambassadeurs,
- les femmes qui attendent,

... les fleurs qui couvrent par milliers les couvertures des amants ; les têtes coupées des Infidèles, attendant patiemment l'assaut, par l'aïeul de notre Sultan, d'une ville qu'il a vaincue. Toutes les tentes et les canons, et les fusils, à l'arrière-plan, quand les ambassadeurs des pays infidèles viennent baiser les pieds de l'arrière-grand-père de notre Sultan... les diables, avec ou sans queue, avec ou sans cornes, aux dents et aux ongles pointus ; les milliers d'espèces d'oiseaux, parmi lesquels la huppe sage, le moineau sautillant, le milan stupide et le rossignol poète... (Je suis votre oncle)

Le monde de la peinture persane est temporaire. Les œuvres sont pour la plupart réalisées sur papier et insérées dans des livres. Fragiles, elles sont rarement exposées, il est difficile de les voir. De toute manière, elles ont été réalisées pour des sultans qui les enferment dans leur Trésor. Ces peintures ne sont guère faites pour être vues.

À la fin, tu verras, nos couleurs passeront, et notre art s'éteindra. Plus personne ne s'intéressera à nos livres et à nos peintures. Et ceux qui s'y intéresseront n'y comprendront plus rien, ne pourront s'empêcher de faire une moue en regrettant l'absence de la perspective... Et ce n'est pas seulement nos œuvres, mais tout ce que notre monde a produit, depuis des siècles, que les flammes, l'incurie ou la vermine finiront par anéantir... Tout, tout disparaîtra. (Je suis votre oncle)

Le monde de la peinture persane se considère comme un monde plus réel que le décor qui nous entoure. La peinture persane recherche une réalité divine sous l'apparence. Lorsque les princes ont protégé les soufistes, les peintres persans ont pu donner le meilleur d'eux-mêmes. Le soufisme légitime la représentation de la beauté dans l'art : la peinture reflète et transmet la beauté de Dieu, elle échappe à la plate réalité des choses. Les mystiques, en affirmant la valeur de l'expérience personnelle face au dogme imposé par le souverain, ont toujours favorisé les artistes : soufisme en terre persane, taoïsme en Chine, et en Italie à la même époque le néo-platonisme de Marsile Ficin et de Botticelli.

La peinture n'était en fait que la recherche de la façon dont Dieu voit le monde ici-bas, et cette vision sans pareille, les yeux ne peuvent y atteindre qu'au terme d'une vie entière de dur labeur, qui épuise les yeux et les plonge dans l'ombre, d'où émerge le souvenir. Aussi la façon dont le monde est vu par Dieu ne se comprend-elle que par les œuvres de mémoire, celle des vieux peintres aveugles. (On m'appelle Olive)

Clarté du trait, géométrie de la composition. On comprend immédiatement, comme dans une bande dessinée, ce qui se passe. C'est un art narratif. Lorsqu'on se tient devant des tableaux aussi évidents, on imagine que derrière une telle simplicité se cache forcément quelque énigmatique secret.

Alors, qui est le meurtrier ?

C'est moi qui ai tué M. Délicat. (On m'appellera l'Assassin)

Citations extraites de Mon nom est rouge, Orhan Pamuk, 1995. Trad. Gilles Authier, Folio.

Publié par thbz le 18 mars 2007

6 commentaire(s)

1. Par mignone patricia  (19 mars 2007) :

quel mystère, Thierry!
Mon pote Marco vient justement de m'offrir ce livre!
:o)

Patricia

2. Par thbz  (19 mars 2007) :

S'il y a un roman qu'on peut être tenté d'offrir à un peintre, c'est bien celui-là. Bonne lecture !

Au fait, le meurtrier est...

3. Par DETAILS  (22 mars 2007) :

Très intéressant!
C'est un monde de peintres qui ne m'a pas trop intéressé jusque là, vraiment inconnu de ma part,
merci d'en avoir parlé!
Par contre pour le livre connaissant le talent de cet écrivain, je ne doute pas un instant qu'il ne soit pas intéressant.
A la première occasion, je le lirai...

4. Par thbz  (23 mars 2007) :

Moi non plus, je ne connaissais à peu près rien de l'art persan, à part les céramiques d'Iznik qu'on voit au Louvre. Le problème de ces miniatures, c'est qu'elles sont rarement exposées à cause de leur fragilité. Les seules qu'on peut voir au Louvre sont dans un petit couloir et elles attirent moins l'oeil que les grandes peintures de David ou les statues de Khorsabad...

5. Par Sasan Tabesh Esfahani  (15 octobre 2008) :

Des remarques intéressantes !
Mais je ne comprends pas pour quoi, vous vous européens appuient sur le mot persan. Nous nous sommes iraniens. Et tous ceux qui nous appartient sont iraniens, pas impérativement persans. Les habitants de ce pays ainsi que les gens du monde iranien (au sens culturel) n’appelaient jamais ce pays (ou ce monde) persan mais toujours iranien (Iran ou Irani). Donc ça serai plus juste de dire la peinture iranienne.

6. Par thbz  (16 octobre 2008) :

J'ai repris le nom habituellement donné à cette peinture en Occident sans me poser de question... En Occident, ce qu'on appelle "Perse", c'est l'ensemble de l'Iran entre l'Antiquité et le début du 20e siècle. On peut en effet critiquer cet usage puisque le mot devrait plutôt s'appliquer à la province du Fars (si j'ai bien compris l'article de Wikipédia...) et que les Iraniens se désignent comme des Iraniens depuis l'Antiquité.

Mais le terme de "peinture iranienne" demanderait à être précisé : Herat, qui fut l'un des principaux centres de l'art dont je parle ici, est aujourd'hui en Afghanistan...

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