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6 mai 2007 - Divers

L'homme et la terre

L'espace vu par la géométrie / vu par la géographie (p. 2) :

L'espace géométrique est homogène, uniforme, neutre. Plaine ou montagne, océan ou sylve équatoriale, l'espace géographique est fait d'espaces différenciés. Le relief, le ciel, la flore, la main de l'homme donnent à chaque lieu une singularité d'aspect. L'espace géographique est unique ; il a un nom propre : Paris, Champagne, Sahara, Méditerranée.

On appelle ça, paraît-il, de la géographie phénoménologique. C'est un livre d'Eric Dardel : L'homme et la terre, publié en 1952.

(C'est à peu près le seul ouvrage d'Eric Dardel, professeur d'histoire-géo et géographe spécialisé dans les questions relatives à la pêche. Ce livre n'a trouvé des lecteurs qu'après la mort de l'auteur, dans les années 1970.)

La géographie introduit un regard humain sur l'espace (p. 35) :

On peut dire que l'espace concret de la géographie nous délivre de l'espace, de l'espace infini, inhumain, du géomètre ou de l'astronome. Il nous installe dans un espace à notre dimension, dans un espace qui se donne et répond, espace généreux et vivant ouvert devant nous.

Mais un seul regard ne peut suffire à embrasser la complexité du monde :

L'avion, dit Saint-Exupéry, « nous a fait découvrir le vrai visage de la Terre ». Alors que les routes évitent les régions stériles, les rocs et les sables, alors que cette terre où les chemins « inclinent vers les abreuvoirs et les étables », nous « l'avions crue humide et tendre », « du haut de nos trajectoires rectilignes, nous découvrons le soubassement essentiel, l'assise de rocs, de sable et de sel où la vie quelquefois, comme un peu de mousse au creux des ruines, ici et là se hasarde à fleurir » (Terre des hommes, p.62).

Mieux, le même lieu vu depuis le même endroit prendra deux significations différentes pour deux personnes différentes (p.47) :

C'est par son habitat, par l'aménagement de ses champs, de ses vignes, de ses prairies, par son genre de vie, par la circulation des choses et des personnes que l'homme extériorise sa relation fondamentale avec la Terre. (...) Un même pays est autre pour le nomade, autre pour le sédentaire.

L'homme est donc toujours présent dans la géographie, parce qu'elle dépend du regard que porte l'homme sur le monde. Et aussi parce que l'homme n'est pas seulement un témoin, il modifie lui-même l'espace sur lequel il pointe ensuite son regard et sa sensibilité géographiques (p. 40) :

L'homme s'est fait aussi constructeur d'espaces, en ouvrant des voies de communication : sentiers, pistes, routes, voies ferrées, canaux sont autant de manières de modifier l'espace, de le recréer. La route défait l'espace pour le refaire, le regrouper. (...) Dans la campagne qu'elle traverse et qui, par contraste, semble plus immobile, plus calme, elle agit comme un appel au mouvement, comme une fuite vers l'horizon et au delà de l'horizon ; elle ouvre l'horizon et dynamise le paysage.

Écrivant en 1952, Eric Dardel a connu la guerre qui, au-delà de toute mesure humaine, a touché la Terre entière. Il vit à l'époque où l'homme découvre avec stupeur qu'il peut menacer les équilibres écologiques. Il ne s'agit pas encore de la couche d'ozone des années 80 ni de l'effet de serre des années 2000 (p.127) :

Si même nous oublions l'usage parfois inquiétant que fait aujourd'hui l'homme de sa souveraineté absolue sur le plan général, en renforçant sans cesse « très objectivement » son pouvoir de destruction, en détruisant « scientifiquement » des vies humaines par la guerre ou le camp de concentration, des faits incontestables allégués sur le terrain de la géographie suffiraient à nous inciter à plus de prudence et de modestie quand nous exaltons notre vision purement objective du monde. (...) Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont l'homme dispose de la Terre en maître absolu, provoquant ici l'érosion des sols, là un régime de carences alimentaires proches de la famine.

Trois pages avant la fin du livre, il nous donne les clés du titre du dernier film de Nuri Bilge Ceylan :

La géographie présuppose et consacre une liberté. L'existence, en choisissant sa géographie, exprime souvent le plus profond d'elle-même. « Chaque âme, disait Amiel, a son climat. » Celui de poète Hoelderlin(sic), c'est la Méditerranée et ses îles ensoleillées que pourtant il n'a pas connues. Chateaubriand aime la mer, mais la montagne, dont la démesure l'écrase, lui « semble le séjour de la désolation et de la douleur ». (...)

Toute la conclusion est consacrée à la remise en cause de la science que connaît son époque. Il évoque « les doctrines contemporaines du désespoir et de l'absurde », qui « ne sont pas sans rapport avec le désenchantement de notre univers, banalisé par un savoir qui nivelle les reliefs, écrase les différences, éteint les couleurs ». Et voit au contraire « une nouvelle fraîcheur de vision » dans les tendances de l'art contemporain à « faire appel à la sensation pure, capter et transmettre son émerveillement devant la vie, sans s'inquiéter du sens, de la liaison logique avec le sens commun. » On comprend de quoi il parle si on connaît les peintres français de l'immédiat après-guerre, les « expressionnistes lyriques » exposés l'an dernier au musée du Luxembourg, Manessier, Bazaine...

Et continue en démontrant avec brio, par une sorte de réduction conceptuelle des eaux marines, que seule une vision simpliste croit que la seule science suffit pour atteindre la réalité dans toutes ses dimensions (p.132) :

À quel niveau de réalité les eaux marines sont-elles vraiment « réelles » ? Est-ce à leur niveau de phénomène, là où leurs transparences, leurs reflets, leurs ondulations agissent sur nos sens et notre imagination ? Ou bien au niveau du schéma qu'en tire l'analyse physico-chimique ? Est-ce à l'onde que nous « voyons » ou à la molécule, à l'atome que nous « concevons », que nous devons accorder la valeur essentielle ? La science ne vise pas la réalité des choses, mais leur « possibilité », non leur particularité « historique », mais leur connexion « légale », non leur « nature », mais leur composition. La géographie, par sa position, ne peut manquer d'être tiraillée entre la connaissance et l'existence. En s'écartant de la science, elle se perdrait dans la confusion et le bavardage. En se livrant sans réserves à la science, elle s'exposerait à ce que Jaspers appelle « une nouvelle vision mythique », oubliant que l'attitude scientifique objective entre dans une compréhension totale du monde qui ne peut manquer d'être aussi morale, esthétique, spirituelle. Le froid détachement cosmique du spectateur s'accorde mal avec la finitude et la déréliction de l'homme en son existence effective, avec l'exigence concrète de son séjour terrestre.

C'est moi qui surligne ; ce n'est pas une approbation mais une marque d'intérêt. Cet article n'est peut-être pas terminé. Ceci est la version 3, du 8 mai à 21h et un peu plus.

Publié par thbz le 06 mai 2007

7 commentaire(s)

1. Par S.  (11 mai 2007) :

J'aimerai réagir à une partie seulement, comme ça, je garde le fil de la lecture...tu as surligné:
"Un même pays est autre pour le nomade, autre pour le sédentaire."
Je comprend tout à fait ce raisonnement, d'autant plus que je le vis, mais parfois on a deux personnes qui vivent dans le même quartier, le même immeuble, sur le même étage et chacun voit différemment. C'est un peu comme deux personnes qui regardent ensembles un même tableau mais avec des yeux différents...

2. Par thbz  (11 mai 2007) :

On pourrait ajouter que la fréquentation d'un même lieu est une expérience différente lorsqu'on y revient à plusieurs âges de la vie. Paris pour l'enfant de douze ans qui monte à la capitale pour la première fois et s'étonne de ne pas y voir beaucoup de gratte-ciels, ce n'est pas la même chose que pour l'étudiant qui vient passer des examens quelques années plus tard ou l'homme qui, arrivé à l'âge adulte, s'y installe définitivement. Expérience qui dépend des nécessités de notre vie quotidienne, de l'évolution de notre sensibilité, de tout ce que notre culture a accumulé et, parfois, abandonné...

3. Par S.  (16 mai 2007) :

Je continue la lecture moi aussi...
Tu as surligné "elle ouvre l'horizon et dynamise le paysage."
Je ne suis pas finalement sûre qu'elle ouvre l'horizon, parfois à mon avis, il faut laisser les choses telle quelles et à force de vouloir faire du bien, on pourrait parfois faire l'inverse...

4. Par lezy  (02 septembre 2008) :

Eric Dardel est un géographe protestant, dans la lignée d'Elisée Reclus, auquel son livre répond (Reclus: l'Homme et la Terre, 1905). Il est intéressant de comparer les deux couvertures: elles définissent deux conceptions très différentes du rapport entre "l'Homme et la Terre". Sur celle de Reclus, un jeune homme musclé, nu contemple le globe terrestre perché dans le ciel. Il est donc "dans la lune", adoptant, entre deux colonnes néo classiques (on est en 1905: fascination pour l'antique avant sa fascisation)des poses d'Apollon. Chez Dardel (revu par P. Pinchemel en 1991, je crois) la période de référence est la Renaissance, la discipline voisine, l'Histoire plus que la philosophie évoquée par Reclus. Le géographe ne voit pas le monde depuis une fenêtre imaginaire située sur la Lune, mais depuis celle de sa maison, historique, datée. Le globe n'est plus la terre, mais la Terre est évoquée, invoquée par le globe terrestre. C'est celui de Martin de Behaim qui ouvre les Temps modernes et autorise la découverte du Nouveau Monde et l'invention d'un MOnde Nouveau.
Pourtant, on retrouve chez ces deux géographes protestant la même idée du destin de l'homme sur la Terre que les citations que vous reprenez révèlent: Il existe plusieurs types d'humanité vivant dans des mondes distincts et se définissant par leur rapport au monde. Ces humanités sont hierarchisées dans le temps autant que réparties dans l'espace: dans les villes: la géographie scientifique, surfacique, issue de la Renaissance et de laquelle se revendique l'auteur, dans laquelle il invite le lecteur. Dans les campagnes, sur les fleuves, une géographie héroïque, voire prophétique, alignée sur le fil du récit du voyage d'un homme, d'un héros, d'un demi-dieu qui invente le monde en le parcourant. Cette perspective est liée à l'antiquité et à l'idée d'un destin particulier de l'homme par rapport au monde, révélé par Dieu. Enfin, dans les forêts, c'est le règne de l'immédiateté et de l'instant présent, la communion étroite de l'homme à la Nature et le monde destiné à disparaître de la géographie "mythique". La beauté du texte de Dardel, comme celle de Reclus ne doivent pas faire oublier ce que cette vision protestante du monde implique de hierarchisation des sociétés, des cultures, voire des races. Forts de cette philosophie, les protestants inventent en Europe et dans le monde, durant la période du capitalisme industrielle (à laquelle il est intrinsèquement lié: cf. Max Weber) un modèle de développement dit "séparé": à chacun son "territoire", ses attributions, sa place dans la société: Afrique du Sud, Australie, Kenya, USA, Canada, Inde, on crée ou on renforce les distinctions entre des groupes conçus comme irrémédiablemet distincts: Indiens, Indigènes, Noirs sont enfermés dans des réserves, des territoires, des Bantoustans, des camps. Apartheid, Conquête de l'OUest, Déportation Nazi trouvent leur justification dans la même vision d'un monde divisé entre "élus" et "réprouvés" comme le pain et l'esprit restent séparés (consubstanciation) lors de l'Eucharistie. Toutes les guerres sont religieuses.
Amicalement,
Emmanuel lézy

5. Par thbz  (06 septembre 2008) :

Etant en vacances dans une terre ensoleillée, je n'ai pas trop le temps depuis un cyber-café de réfléchir en profondeur à votre commentaire très détaillé mais assez... surprenant dans ses généralisations. Je verrai ça en revenant à Paris.

6. Par MyNight  (08 septembre 2008) :

Thierry, tu sais ce que disait Husserl en définissant les prémisses de la phénoménologie : "ma chair est la chair du monde." Par l'optique phénoménologique, je pense qu'on pourrait offrir un point de vue complémentaire à beaucoup de sciences dites "dures", dont dans une certaine mesure la géographie (elle sensée être tellement inscrite dans l'espace, quoi que cet espace ne fût pas nécessairement, justement, celui des philosophes, preuve certaine de la pluralité des points de vue et de la relativité de toute modélisation "dure" d'un réel qui ne peut qu'échapper dans sa complexité à autre chose qu'à une appréhension objective, même si tout essai de modélisation court justement derrière cette objectivité.)
Ce n'est pas si éloigné que cela de la transversalité existant en urbanisme, et de l'anthropologie de l'imaginaire qui permet d'en revoir certains principes encore bien trop peu étudiés faute de temps et de moyen, car en urbanisme il faut permettre de construire et d'aménager pour être visible.
Tiens, dernièrement, répondant aux questions d'étudiants en Master 2 d'urbanisme sur un sujet très spécifique, je m'étonnais d'une étude sur l'imaginaire qu'ils voulaient intégrer dans l'urbanisme pur et dur de leur démarche coeur de métier. Ils souhaitaient ardemment faire le tour de la question, mais n'avaient aucune idée de la méthode, appréhendant seulement intuitivement la justesse de cette idée au détriment de sa réalisation.
Dardel me paraît assez découvreur dans son domaine, mais ce fut relativement lettre morte faute de méthodologie transversale, et faute d'un crédit scientifique accordé sans doute aux choses vaporeuses de l'esprit et de la vacuité de ses points de vue. Le structuralisme a aidé à dépasser cela, grâce à ses aspects scientifiques et logiques, mais je pense que beaucoup reste à faire en la matière avant d'intégrer le regard / le point de vue dans la géographie en tant que fondement d'hypothèses de travail. Bizarre, c'est une donnée totalement intégrée en Lettres. Tu sais que c'était là l'un de mes désirs sous-jacents en concevant, avec Phil, PSS ?... L'expressionnisme du forum est pourtant un très beau terrain, mais très inexploité par rapport à ce qu'il offre... Tout cela remet en cause le concept d'universalité, et se place dans une optique bergsonnienne, comme l'anthropologie de l'imaginaire sait si bien le faire, et la boucle est bouclée... Pour l'heure, ce problème me frustre encore beaucoup, tellement de matière à explorer et tellement de foutaises quotidienne dévorant le temps de le faire... ;-)

7. Par thbz  (12 septembre 2008) :

Pour E. Lezy : j'avoue que je ne comprends pas grand chose à votre commentaire. De quelques faits isolés (la couverture d'un livre, la religion d'un homme...), vous déduisez des conséquences très vastes et éloignées. Je n'ai pas du tout lu chez Dardel (et en particulier pas dans les citations que je donne ici) que le géographe verrait dans le monde "plusieurs types d'humanité". Il souligne simplement que le monde, au-delà du donné objectif, est aussi une affaire de perception et que celle-ci diffère selon les individus, leurs activités, leur personnalité, qui ont une influence sur leur rapport au monde.

Quant à en déduire que "cette vision protestante du monde implique de hiérarchisation des sociétés, des cultures, voire des races", vous procédez par généralisation, hyperbole et analogie. C'est très pratique pour démontrer tout ce qu'on veut et son contraire, mais vous me permettrez de ne pas être convaincu, surtout par les derniers mots de votre commentaire...

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