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6 mai 2007 - DiversL'homme et la terre
L'espace vu par la géométrie / vu par la géographie (p. 2) :
On appelle ça, paraît-il, de la géographie phénoménologique. C'est un livre d'Eric Dardel : L'homme et la terre, publié en 1952.
(C'est à peu près le seul ouvrage d'Eric Dardel, professeur d'histoire-géo et géographe spécialisé dans les questions relatives à la pêche. Ce livre n'a trouvé des lecteurs qu'après la mort de l'auteur, dans les années 1970.)
La géographie introduit un regard humain sur l'espace (p. 35) :
Mais un seul regard ne peut suffire à embrasser la complexité du monde :
Mieux, le même lieu vu depuis le même endroit prendra deux significations différentes pour deux personnes différentes (p.47) :
L'homme est donc toujours présent dans la géographie, parce qu'elle dépend du regard que porte l'homme sur le monde. Et aussi parce que l'homme n'est pas seulement un témoin, il modifie lui-même l'espace sur lequel il pointe ensuite son regard et sa sensibilité géographiques (p. 40) :
Écrivant en 1952, Eric Dardel a connu la guerre qui, au-delà de toute mesure humaine, a touché la Terre entière. Il vit à l'époque où l'homme découvre avec stupeur qu'il peut menacer les équilibres écologiques. Il ne s'agit pas encore de la couche d'ozone des années 80 ni de l'effet de serre des années 2000 (p.127) :
Trois pages avant la fin du livre, il nous donne les clés du titre du dernier film de Nuri Bilge Ceylan :
Toute la conclusion est consacrée à la remise en cause de la science que connaît son époque. Il évoque « les doctrines contemporaines du désespoir et de l'absurde », qui « ne sont pas sans rapport avec le désenchantement de notre univers, banalisé par un savoir qui nivelle les reliefs, écrase les différences, éteint les couleurs ». Et voit au contraire « une nouvelle fraîcheur de vision » dans les tendances de l'art contemporain à « faire appel à la sensation pure, capter et transmettre son émerveillement devant la vie, sans s'inquiéter du sens, de la liaison logique avec le sens commun. » On comprend de quoi il parle si on connaît les peintres français de l'immédiat après-guerre, les « expressionnistes lyriques » exposés l'an dernier au musée du Luxembourg, Manessier, Bazaine...
Et continue en démontrant avec brio, par une sorte de réduction conceptuelle des eaux marines, que seule une vision simpliste croit que la seule science suffit pour atteindre la réalité dans toutes ses dimensions (p.132) :
C'est moi qui surligne ; ce n'est pas une approbation mais une marque d'intérêt. Cet article n'est peut-être pas terminé. Ceci est la version 3, du 8 mai à 21h et un peu plus.
Publié par thbz le 06 mai 2007
7 commentaire(s)
1. Par S. (11 mai 2007) :
J'aimerai réagir à une partie seulement, comme ça, je garde le fil de la lecture...tu as surligné:
"Un même pays est autre pour le nomade, autre pour le sédentaire."
Je comprend tout à fait ce raisonnement, d'autant plus que je le vis, mais parfois on a deux personnes qui vivent dans le même quartier, le même immeuble, sur le même étage et chacun voit différemment. C'est un peu comme deux personnes qui regardent ensembles un même tableau mais avec des yeux différents...
2. Par thbz (11 mai 2007) :
On pourrait ajouter que la fréquentation d'un même lieu est une expérience différente lorsqu'on y revient à plusieurs âges de la vie. Paris pour l'enfant de douze ans qui monte à la capitale pour la première fois et s'étonne de ne pas y voir beaucoup de gratte-ciels, ce n'est pas la même chose que pour l'étudiant qui vient passer des examens quelques années plus tard ou l'homme qui, arrivé à l'âge adulte, s'y installe définitivement. Expérience qui dépend des nécessités de notre vie quotidienne, de l'évolution de notre sensibilité, de tout ce que notre culture a accumulé et, parfois, abandonné...
3. Par S. (16 mai 2007) :
Je continue la lecture moi aussi...
Tu as surligné "elle ouvre l'horizon et dynamise le paysage."
Je ne suis pas finalement sûre qu'elle ouvre l'horizon, parfois à mon avis, il faut laisser les choses telle quelles et à force de vouloir faire du bien, on pourrait parfois faire l'inverse...
4. Par lezy (02 septembre 2008) :
Eric Dardel est un géographe protestant, dans la lignée d'Elisée Reclus, auquel son livre répond (Reclus: l'Homme et la Terre, 1905). Il est intéressant de comparer les deux couvertures: elles définissent deux conceptions très différentes du rapport entre "l'Homme et la Terre". Sur celle de Reclus, un jeune homme musclé, nu contemple le globe terrestre perché dans le ciel. Il est donc "dans la lune", adoptant, entre deux colonnes néo classiques (on est en 1905: fascination pour l'antique avant sa fascisation)des poses d'Apollon. Chez Dardel (revu par P. Pinchemel en 1991, je crois) la période de référence est la Renaissance, la discipline voisine, l'Histoire plus que la philosophie évoquée par Reclus. Le géographe ne voit pas le monde depuis une fenêtre imaginaire située sur la Lune, mais depuis celle de sa maison, historique, datée. Le globe n'est plus la terre, mais la Terre est évoquée, invoquée par le globe terrestre. C'est celui de Martin de Behaim qui ouvre les Temps modernes et autorise la découverte du Nouveau Monde et l'invention d'un MOnde Nouveau.
Pourtant, on retrouve chez ces deux géographes protestant la même idée du destin de l'homme sur la Terre que les citations que vous reprenez révèlent: Il existe plusieurs types d'humanité vivant dans des mondes distincts et se définissant par leur rapport au monde. Ces humanités sont hierarchisées dans le temps autant que réparties dans l'espace: dans les villes: la géographie scientifique, surfacique, issue de la Renaissance et de laquelle se revendique l'auteur, dans laquelle il invite le lecteur. Dans les campagnes, sur les fleuves, une géographie héroïque, voire prophétique, alignée sur le fil du récit du voyage d'un homme, d'un héros, d'un demi-dieu qui invente le monde en le parcourant. Cette perspective est liée à l'antiquité et à l'idée d'un destin particulier de l'homme par rapport au monde, révélé par Dieu. Enfin, dans les forêts, c'est le règne de l'immédiateté et de l'instant présent, la communion étroite de l'homme à la Nature et le monde destiné à disparaître de la géographie "mythique". La beauté du texte de Dardel, comme celle de Reclus ne doivent pas faire oublier ce que cette vision protestante du monde implique de hierarchisation des sociétés, des cultures, voire des races. Forts de cette philosophie, les protestants inventent en Europe et dans le monde, durant la période du capitalisme industrielle (à laquelle il est intrinsèquement lié: cf. Max Weber) un modèle de développement dit "séparé": à chacun son "territoire", ses attributions, sa place dans la société: Afrique du Sud, Australie, Kenya, USA, Canada, Inde, on crée ou on renforce les distinctions entre des groupes conçus comme irrémédiablemet distincts: Indiens, Indigènes, Noirs sont enfermés dans des réserves, des territoires, des Bantoustans, des camps. Apartheid, Conquête de l'OUest, Déportation Nazi trouvent leur justification dans la même vision d'un monde divisé entre "élus" et "réprouvés" comme le pain et l'esprit restent séparés (consubstanciation) lors de l'Eucharistie. Toutes les guerres sont religieuses.
Amicalement,
Emmanuel lézy
5. Par thbz (06 septembre 2008) :
Etant en vacances dans une terre ensoleillée, je n'ai pas trop le temps depuis un cyber-café de réfléchir en profondeur à votre commentaire très détaillé mais assez... surprenant dans ses généralisations. Je verrai ça en revenant à Paris.
6. Par MyNight (08 septembre 2008) :
Thierry, tu sais ce que disait Husserl en définissant les prémisses de la phénoménologie : "ma chair est la chair du monde." Par l'optique phénoménologique, je pense qu'on pourrait offrir un point de vue complémentaire à beaucoup de sciences dites "dures", dont dans une certaine mesure la géographie (elle sensée être tellement inscrite dans l'espace, quoi que cet espace ne fût pas nécessairement, justement, celui des philosophes, preuve certaine de la pluralité des points de vue et de la relativité de toute modélisation "dure" d'un réel qui ne peut qu'échapper dans sa complexité à autre chose qu'à une appréhension objective, même si tout essai de modélisation court justement derrière cette objectivité.)
Ce n'est pas si éloigné que cela de la transversalité existant en urbanisme, et de l'anthropologie de l'imaginaire qui permet d'en revoir certains principes encore bien trop peu étudiés faute de temps et de moyen, car en urbanisme il faut permettre de construire et d'aménager pour être visible.
Tiens, dernièrement, répondant aux questions d'étudiants en Master 2 d'urbanisme sur un sujet très spécifique, je m'étonnais d'une étude sur l'imaginaire qu'ils voulaient intégrer dans l'urbanisme pur et dur de leur démarche coeur de métier. Ils souhaitaient ardemment faire le tour de la question, mais n'avaient aucune idée de la méthode, appréhendant seulement intuitivement la justesse de cette idée au détriment de sa réalisation.
Dardel me paraît assez découvreur dans son domaine, mais ce fut relativement lettre morte faute de méthodologie transversale, et faute d'un crédit scientifique accordé sans doute aux choses vaporeuses de l'esprit et de la vacuité de ses points de vue. Le structuralisme a aidé à dépasser cela, grâce à ses aspects scientifiques et logiques, mais je pense que beaucoup reste à faire en la matière avant d'intégrer le regard / le point de vue dans la géographie en tant que fondement d'hypothèses de travail. Bizarre, c'est une donnée totalement intégrée en Lettres. Tu sais que c'était là l'un de mes désirs sous-jacents en concevant, avec Phil, PSS ?... L'expressionnisme du forum est pourtant un très beau terrain, mais très inexploité par rapport à ce qu'il offre... Tout cela remet en cause le concept d'universalité, et se place dans une optique bergsonnienne, comme l'anthropologie de l'imaginaire sait si bien le faire, et la boucle est bouclée... Pour l'heure, ce problème me frustre encore beaucoup, tellement de matière à explorer et tellement de foutaises quotidienne dévorant le temps de le faire... ;-)
7. Par thbz (12 septembre 2008) :
Pour E. Lezy : j'avoue que je ne comprends pas grand chose à votre commentaire. De quelques faits isolés (la couverture d'un livre, la religion d'un homme...), vous déduisez des conséquences très vastes et éloignées. Je n'ai pas du tout lu chez Dardel (et en particulier pas dans les citations que je donne ici) que le géographe verrait dans le monde "plusieurs types d'humanité". Il souligne simplement que le monde, au-delà du donné objectif, est aussi une affaire de perception et que celle-ci diffère selon les individus, leurs activités, leur personnalité, qui ont une influence sur leur rapport au monde.
Quant à en déduire que "cette vision protestante du monde implique de hiérarchisation des sociétés, des cultures, voire des races", vous procédez par généralisation, hyperbole et analogie. C'est très pratique pour démontrer tout ce qu'on veut et son contraire, mais vous me permettrez de ne pas être convaincu, surtout par les derniers mots de votre commentaire...