« Emprunt du Panthéon | Accueil | »

2 octobre 2016 - Arts, architecture...

Le Songe de Poliphile

Intrigué par cet ouvrage mystérieux depuis un voyage à Salamanque, où il a inspiré certains décors de l'Université, je me suis plongé depuis l'été dernier dans ses premiers chapitres, lentement, page par page, entrant peu dans un livre dont on lit les images autant que l'on contemple son texte. Jusqu'à cette surprise hier matin, en écoutant la radio : j'apprenais que c'était justement le Songe de Poliphile que la Nuit blanche choisissait cette année comme fil conducteur pour promener les badauds le long de la Seine au rythme des découvertes de Poliphile dans le monde des songes. Par quelle coïncidence ma préoccupation et celle du programmateur de cet événement se rejoignaient-elle autour d'un roman italien écrit 600 ans avant notre naissance ?

Lire les images et contempler le texte : en 1499, l'imprimerie prend encore comme référence les manuscrits patiemment recopiés à la main et richement illustrés du Moyen Âge. Le Songe de Poliphile est donc accompagné, presque à chaque page, de gravures tellement soignées qu'on les a attribuées à Mantegna ; ces gravures illustrent fidèlement le texte, montrant les sites décrits avec précision par le texte. Car au-delà de l'histoire-prétexte (Poliphile, dans son sommeil, se retrouve dans une forêt obscure où il s'endort à nouveau, et ce rêve rêvé l'emporte le long d'une quête pleine de périls où il retrouvera sa bien-aimée Polia), l'ouvrage consiste surtout en une succession de description de bâtiments, d'œuvres d'art, de rites religieux inspirés de l'antique.

Le texte lui-même se présente, dans l'édition italienne originale et plus encore dans l'adaptation française de Jacques Kerver en 1546, avec des raffinements de mise en page que la typographie moderne a oubliés : les titres mélangent grandes capitales et italiques, le texte de chaque chapitre commence par une lettrine ornée de motifs végétaux et se termine en cul-de-lampe (lignes centrées de plus en plus étroites). Et en mettant les unes à la suite des autres les lettrines de tous les chapitres, on déchiffre une phrase qui semble désigner comme auteur du livre un moine peu fidèle à ses vœux : Poliam frater Franciscus Columna peramavit, Frère Francesco Colonna a aimé Polia intensément.

Ainsi le Songe de Poliphile montre-t-il sans doute toutes les aventures qu'un moine ne peut vivre, toutes les œuvres d'art qu'un écrivain ne peut avoir réalisées, mais qu'il peut imaginer et décrire par la force du langage — jusqu'à ce que son éditeur, faisant appel aux meilleurs graveurs et aux plus grands typographes, fasse du livre même une œuvre d'art.

En lisant ce livre à peu près illisible (on s'ennuierait beaucoup si l'on voulait le parcourir selon la même procédure, de la première à la dernière page, qu'un roman d'aujourd'hui), je songe beaucoup aux romans de Raymond Roussel, Impressions d'Afrique et Locus Solus, dont la narration se fige à chaque chapitre dans de longues descriptions de scènes immobiles. Un regard obsessionnel (« J'y entrai, poussé par une curieuse envie de voir... ») se fixe sur des spectacles qui, comme l'art des grotesques, rassemblent dans une invraisemblable accumulation des éléments réalistes.

Pour l'auteur du Poliphile, c'est l'architecture qui semble constituer l'obsession première. L'auteur, qui connaît certainement Alberti et Vitruve, recrée dans la logorrhée d'une intarissable prose archéologique (la langue du texte original est de l'italien mêlé de latin) des bâtiments antiques aux dimensions fantastiques et à la perfection absolue, quoique souvent réduite en ruines. L'auteur déplore la médiocrité de son époque qui aurait oublié les arts antiques — et je suis étonné que certains attribuent cet ouvrage à Alberti lui-même, qui a été au contraire l'un des premiers à célébrer dans la Florence du XVe siècle la renaissance des arts antiques. Les descriptions parfois confuses perdent le lecteur dans des précisions géométriques, mais sa lecture est toujours soutenue par les gravures.

Parmi les œuvres exposées à la Nuit blanche (celles que j'ai vues, selon un parcours en zig-zag qui a commencé par des vidéos au ralenti derrière l'Hôtel de ville et s'est terminé par d'autres vidéos au ralenti dans l'église Saint-Sulpice), seul le court-métrage à l'esthétique de jeu vidéo projeté de manière hétéroclite sur la scène à l'italienne du théâtre du Châtelet reprenait cette dimension architecturale du Songe de Poliphile. C'est que Nicolas Buffe, auteur de cette œuvre, s'intéresse réellement au roman (le lien des autres œuvres avec le Songe de Poliphile était plus ou moins inventé par l'habile présentation qu'en faisait l'organisateur) et a su faire de Poliphile un Mario qui parcourt un décor de ruines antiques fantasmées.

Ce n'est pas une mauvaise idée. En feuilletant le Songe de Poliphile, je songe à ce qui pourrait en faire une adaptation moderne : ces temples anciens, ces statues allégoriques pourraient trouver un équivalent à travers les siècles dans l'imagerie des jeux vidéo, des films de science fiction et des super-héros de bande dessinée. On voit dans les boutiques de figurines du boulevard Saint-Germain, dans les réunions publiques de fans habillés en cosplay comme leurs héros préférés, le même goût que dans l'art du XVe siècle pour des personnages identifiables par leurs attributs (un slip sur un collant, un marteau dans la main, un sabre laser), associés à des valeurs simples et dont la seule apparition évoque tout un univers d'histoires et de personnages associés.


Bas-reliefs de l'Université de Salamanque : les flèches de Cupidon atteignent même le Ciel et personne (« Nemo ») ne peut le vaincre (Le Songe de Poliphile, chapitre 14).

Publié par thbz le 02 octobre 2016

0 commentaire(s)

Publier un commentaire :




Se souvenir de moi ?


Textes et photos (sauf mention contraire) : Thierry Bézecourt - Mentions légales