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27 juillet 2017 - Italie

Peindre ou ne pas peindre une colonne

D'abord j'inscris sur la surface à peindre un quadrilatère à angles droits aussi grand qu'il me plaît, qui est pour moi en vérité comme une fenêtre ouverte à partir de laquelle l'histoire représentée pourra être considérée ; puis j'y détermine la taille que je souhaite donner aux hommes dans la peinture... (Leon Battista Alberti, De pictura, 19, Seuil).

1. Dans une salle de la Galleria dell'Accademia, le musée national de peinture à Venise, deux grands tableaux se ressemblent. Devant une niche arrondie surmontée d'une voûte dorée, la Vierge et l'Enfant côtoient d'autres personnages. Au premier plan, trois charmants anges musiciens sont assis sur des marches.

Ces tableaux se ressemblent parce que Carpaccio (Présentation au temple, 1510, à gauche), s'inspire de Giovanni Bellini (Retable de San Giobbe, 1480, à droite). Mais ils imitent surtout, chacun de son côté, l'architecture de l'église San Giobbe de Venise, pour laquelle ils ont été peints tous deux.

C'est que ces tableaux viennent d'une époque où l'œuvre n'est pas encore détachée de son support. L'artiste ne peint pas encore (il le fera bientôt, il le fait déjà parfois) une pure œuvre d'art que l'on apprécierait pour elle-même, qui conserverait sa valeur dans tout endroit suffisamment calme et éclairé pour permettre la contemplation. Au début de la Renaissance, le peintre a encore pour mission, avant tout, d'enrichir un lieu : il répond à une commande qui cherche à glorifier Dieu dans son temple et non à enrichir le patrimoine artistique d'une nation.

Ici, ce lien entre l'œuvre et son lieu passe par les colonnes. Dans les deux tableaux, la scène est encadrée de colonnes qui ressemblent aux véritables colonnes de l'église San Giobbe. Ainsi la niche peinte apparaissait-elle aux fidèles comme une véritable niche peinte dans l'église.

Aujourd'hui ces deux tableaux ont été déplacés dans un musée. Les madones n'enrichissent plus une église mais sont alignées sur un mur de musée ; les colonnes peintes ont été séparées des colonnes sculptées. C'est peut-être mieux comme cela : les amateurs d'art sont sans doute plus sensibles à l'insondable douceur des couleurs de Bellini que les vrais fidèles, qui en Italie, dans des églises chargées de chefs d'œuvres, prient devant une Madone en plâtre du XIXe siècle, dont la simplicité les touchera plus que le génie d'un grand artiste.


(église San Giobbe, représentation photographique in situ du retable de San Giobbe, Ismoon sur Commons)

2. Suggérer par la peinture la présence d'une niche dans un mur, c'est une astuce aussi ancienne que l'art de la peinture en perspective. L'une des premières peintures en perspective, la Trinité de Masaccio, offre toujours cette illusion sur un mur de Santa Maria Novella à Florence.


(Trinité de Masaccio, saiiko sur Commons)

La différence entre la Trinité et les deux tableaux de Venise, c'est qu'à Venise des colonnes peintes s'ajoutent à des colonnes bien réelles.

3. Ainsi, en prenant le vaporetto à la sortie de la Galleria dell'Academia, on arrive en quelques minutes à l'église San Zaccaria, derrière la basilique Saint-Marc. Au milieu d'un mur entièrement couvert de tableaux, collés les uns aux autres comme dans une galerie de peintures du XVIIIe siècle, séparés de leur contexte par un cadre qui les délimite nettement, une madone de Bellini affirme au contraire sa profondeur dans un cadre de colonnes. De loin, il n'est pas possible de distinguer les colonnes peintes des colonnes sculptées. Le tableau n'est pas séparé de l'architecture et on ne sait pas bien lequel se fond dans l'autre.

L'architecture est réduite à mettre en valeur la peinture, parce que la peinture dépasse l'architecture en lui dérobant ses valeurs : profondeur de la scène, force qui soutient, présence de la matière.

Une série de colonnes peintes reprend deux séries de colonnes réelles. L'arc en plein cintre se dédouble.

4. Tout au nord de Venise, enfin, dans l'église de la Madonna dell'Orto, Cima da Conegliano, dont le prénom était Giambattista, a consacré un tableau entier à saint Jean Baptiste qu'il représente souvent à côté de ses madones.

Cette fois, la colonne peinte est couronnée d'un chapiteau aux personnages grotesques, tandis que le chapiteau réel est orné d'un visage ailé.


Publié par thbz le 27 juillet 2017

2 commentaire(s)

1. Par David Orbach  (31 juillet 2017) :

Sorties de leur contexte et placées bêtement sur le mur d'un musée, ces oeuvres perdent une grande partie de leur beauté, et disons le, de leur magie. Il est triste de voir des muséographes italiens ne sachant plus apprécier leur propre patrimoine artistique.

2. Par thbz  (01 août 2017) :

Je ne suis pas forcément d'accord. Certes on perd le contexte ; mais qui regarde ces tableaux dans les églises ? D'ailleurs ce choix n'est pas nouveau : le retable de San Giobbe a quitté son église dans les années 1810.

Sur le long terme, le musée est aussi la meilleure garantie de conservation. À San Madonna dell'Orto que j'évoque dans cet article, il y a aussi un cadre vide : c'est l'emplacement d'une madonne de Bellini qui a été volée un jour (ou plutôt une nuit) de 1993. Il ne reste que sa reproduction photographique...

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