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8 novembre 2007 - Corée - Plus - Tours

Du temple aux grands ensembles

Ceci est une copie d'un article déjà publié sur Paris-skyscrapers. Après ça, il ne me reste plus grand chose à dire sur la Corée... jusqu'à mon prochain voyage !

L'espace coréen : du temple aux grands ensembles

Au commencement, il y avait une interrogation : pourquoi la Corée aime-t-elle tant les grands ensembles ? Pourquoi, en plein Séoul, mais aussi dans les villes de banlieue et jusqu'aux provinces éloignées, retrouve-t-on les mêmes barres rectangulaires de dix à vingt étages ? Comment expliquer qu'une forme architecturale si décriée en France ait rencontré dans ce pays la faveur des classes moyennes et supérieures ?

On aurait pu se contenter, pour répondre à ces questions, d'ouvrir Séoul, ville géante, cités radieuses, lecture passionnante, ouvrage de référence consacré aux apatu tanji (grands ensembles coréens) par la géographe Valérie Gelézeau.

Toutefois un voyage en Corée, un séjour dans un de ces grands ensembles et des promenades à travers Séoul — mais aussi la visite des temples bouddhistes et du palais royal, l'expérience d'une nuit en maison traditionnelle (hanok), des balades jusqu'au bout de la Corée — m'ont obligé à regarder plus loin que les tanji. À considérer, avant l'apparition des grands ensembles, la grande tradition de l'architecture coréenne. À apercevoir, au-delà des barres et des tours, la courbe des montagnes et, en deçà, la surface des rizières. Il s'agit donc dès lors d'esquisser une présentation de l'espace coréen dans son ensemble, avec sa cohérence et ses ruptures, traces d'une Histoire qui va, dans ce pays, plus vite qu'ailleurs.

L'espace traditionnel coréen

Le temple et la montagne

La vie au contact du sol

La rupture

L'apatu tanji, une architecture décontextualisée

L'appartement

La Corée, le pays qui aime les grands ensembles ?

Références

L'espace traditionnel coréen

L'architecture traditionnelle n'a pas disparu en Corée : il s'agit à la fois de restes du passé (nombreuses maisons traditionnelles à toit de tuile ou hanok) et d'un patrimoine désormais préservé (temples bouddhistes) voire reconstruit (palais et pavillons à Séoul ou dans l'ancienne capitale Gyeongju). Cette architecture concerne à la fois les logements et les édifices religieux bouddhistes.

Les temples bouddhistes jouent un rôle particulier dans le paysage par leur position sur le flanc des montagnes. On décrira ensuite l'organisation de l'espace dans le hanok. Ces deux éléments nous serviront ensuite de point de référence pour analyser la rupture qu'a constituée le phénomène des tanji dans la Corée moderne.

Le temple et la montagne

Dans l'architecture du temple bouddhiste comme dans son implantation, le contexte est primordial. Loin de constituer un espace clos et suffisant à lui-même comme le château français associé à son jardin (microcosmes de Versailles ou de Vaux-le-Vicomte, refermés sur eux-mêmes), le temple forme une entité paysagère unique avec son environnement. Le fidèle arrive depuis la vallée, traverse plusieurs portes monumentales et parvient finalement au pavillon central consacré à Bouddha-Sakyamuni (ou à Amitabha). De part et d'autre, d'autres pavillons consacrés aux bodhisattvas, aux génies chamaniques. Au-delà du temple, la forêt. Plus haut, la montagne. Devant, souvent, un cours d'eau comme le préconise le pungsu (feng shui coréen).

Ce lien entre le temple et la montagne est aussi le résultat de l'histoire. À l'époque Joseon (1392-1910), l'idéologie confucianiste dominante a relégué le bouddhisme loin des lieux de pouvoir et des agglomérations.


Deux vues du temple de Hwaeom-sa (province du Jeollanam).

La disposition des bâtiments est le résultat de contraintes physiques et religieuses : on quitte progressivement le monde de la vallée en gravissant la montagne. De la sorte le temple s'adapte au site naturel au lieu de chercher à adapter celui-ci à ses besoins.

L'intégration au paysage joue à tous les niveaux de l'architecture.

Les poutres sont faites du bois des arbres qui recouvrent les pentes environnantes ; on recherche même des arbres au tronc recourbé pour les poutres de la charpente, toujours incurvée. C'est un travail d'artisanat, que le charpentier réalise sur place mais sans prendre des mesures de la même manière que son collègue occidental : il compare les troncs et les assemble en fonction de leurs caractéristiques et de l'effet qu'il souhaite produire.

À cette courbe des toits, si élégante, si spécifiquement coréenne (seon), répond la douceur des formes du paysage coréen : ici, la montagne, toujours arrondie, donne un sentiment de plénitude très éloigné de la démesure sublime des pics enneigés et des falaises de pierre européennes.

Les fenêtres et les portes elles-mêmes participent au jeu élaboré des courbes et des droites, des ombres et de la lumière, de l'extérieur et de l'intérieur, du vide et du plein. À travers les ouvertures, semblables au cadre d'un tableau, s'assemblent un morceau de toit, le mur d'un pavillon, un pin, la montagne en arrière-plan, les nuages dans le ciel : l'espace architectural s'approprie l'espace dans une composition naturelle qu'on a qualifiée de « paysage emprunté » (« borrowed landscapes »).


Divers exemples de « paysages empruntés » au palais royal de Séoul, dans une maison traditionnelle et dans des temples bouddhistes du Sud.

L'architecte coréen Yim Seock-Jae, dans Roofs and Lines et dans The Traditional Space, décrit avec finesse les variations des courbes, des rythmes et des ombres et en analyse la portée esthétique, philosophique et spirituelle.

Le seon, en recourbant le toit dans les trois dimensions, transforme son aspect selon le point de vue. Yim Seock-Jae étudie les fines variations de l'architecture coréenne selon qu'elle se conforme à l'esprit du bouddhisme (temple) ou à la vision du monde confucianiste (palais, académies). On se contentera ici de prendre pour exemple le palais royal de Séoul :

Le toit projette son ombre sur le sol, sur les murs des autres bâtiments, contribuant à unir tout le bâti et la nature elle-même dans une composition unique :

Tous ces effets sont intimement liés à la position du visiteur, au temps qui passe et au temps qu'il fait. Rien n'est permanent et les frontières strictes n'existent pas :

« The traditional space is not fixed as a single state. It is impermanent, so it is constantly variable. The traditional space is also transient. What the eyes see is only one transient phenomenon of the constantly variable states. Traditional space is circular. There is no outer boundary and no inner focal point. » (The Traditional Space, p. 73)

La vie au contact du sol

Les maisons traditionnelles, contrairement aux temples, ne bénéficient pas d'un environnement privilégié. On en profitera donc pour examiner comment se présente leur espace intérieur. On n'évoquera que les hanoks, maisons à toit de tuile réservées à l'élite (yangban), par opposition aux maisons traditionnelles à toit de chaume utilisées par le peuple.

Si le visiteur peut facilement apprécier, au moins de façon superficielle, la beauté des temples bouddhistes, l'expérience du hanok est plus déstabilisante. Découvrir une autre façon d'habiter une maison : entrer, se déplacer, se nourrir et se laver, dormir même, c'est remettre en cause des habitudes intimes, des automatismes hérités de notre enfance.

Le toit traditionnel, qui embellissait le temple et le reliait à l'environnement boisé et montagneux, participe ici à l'organisation des déplacements dans le hanok : l'avant-toit, très large, protège les chaussures que l'on ôte avant d'entrer, ce qui permet de circuler pieds nus. La pièce intérieure est surélevée parce qu'elle recouvre un système de chauffage par le sol : l'ondol, l'une des grandes inventions de la Corée avec l'imprimerie à caractères mobiles métalliques et le système d'écriture (hangeul). Le système du ondol contribue à faire du sol l'élément le plus important de l'espace intérieur traditionnel. Chaud, il attire les corps : on s'assied directement par terre, on se couche même par terre. Encore aujourd'hui, l'ondol est installé dans les appartements modernes et certaines personnes préfèrent dormir sur le sol pendant l'hiver.

C'est aussi le rapport au sol qui détermine ce qui est intérieur ou extérieur. Cette frontière est incertaine et mouvante : depuis la cour intérieure jusqu'à la chambre, on passe par une série d'étapes qui chacune marquent une progression vers l'intérieur. Si l'avant-toit permet d'ôter les chaussures, tout l'espace situé dans la maison ne relève pas au même titre de l'espace intérieur :

  • la cuisine comprend un four. Outre sa fonction de cuisson, il alimente l'ondol de la chambre située au cœur de la maison, juste de l'autre côté du mur. Il est donc situé au ras du sol, ce qui oblige la cuisinière à travailler accroupie.
  • la cuisinière doit passer par l'extérieur et ôter ses chaussures pour apporter le repas, par exemple dans le salon principal. Ce salon, souvent non chauffé par l'ondol, reste largement ouvert sur l'extérieur.

Les pièces sont séparées par des parois de papier traditionnel (hanji), légères et translucides : l'obscurité n'est donc pas totale. S'agit-il de séparation ou de simple délimitation ? L'affectation des pièces n'a pas toujours la même rigueur que chez nous : on pourra ainsi prendre son yo (matelas très fin qui permet de bien profiter de l'ondol) et l'étaler là où on le souhaite.


Deux intérieurs : au palais royal de Séoul et dans un hanok du sud du pays

On pourrait donc décrire une série d'enceintes concentriques : pièce, maison et enfin cour fermée de tous côtés qui isole la maison du quartier. Les hanoks, construits de plain-pied et entourés d'un mur de pierre, ne laissent voir à l'extérieur que leur toit qui participe au paysage urbain. Pas moyen pour le passant, sauf de manière fugitive lorsque la porte de la cour s'entrouvre, d'apercevoir ce qui se passe à l'intérieur. Mais une fois entré dans la cour, les différents espaces s'interpénètrent et sont dans une certaine mesure ouverts au regard.

L'intimité est donc préservée au niveau de la famille plutôt qu'à l'échelle de l'individu. En Europe, à l'inverse, nous construisons notre maison au fond d'une cour ou d'un jardin visible depuis la rue, mais une fois dans la maison nous séparons les pièces au moyen de murs épais et, si possible, insonorisés.

On constate la même conception de l'intimité dans un bon restaurant coréen. Chaque groupe y bénéficie d'une pièce close ou au moins de paravents qui l'isolent des autres clients, mais les plats ne sont pas présentés en portions individuelles : tous les membres d'un même groupe plongent leurs cuillères dans les mêmes bols de soupe et plantent leurs baguettes dans les mêmes petits plats (banchan).

La rupture

Celui qui débarquerait à l'aéroport d'Incheon et rejoindrait en taxi Séoul ou n'importe quelle autre ville coréenne aurait du mal à reconnaître le pays évoqué dans les lignes qui précèdent. Utilisation du contexte dans l'architecture, gradation des espaces privés/publics, douceur des formes, choix des matériaux naturels : toute cette harmonie traditionnelle entre les constructions et la nature semble avoir, c'est le moins qu'on puisse dire, totalement disparu. Immeubles bas sans style, gratte-ciels en verre et surtout grands ensembles d'appartements tous identiques constituent de fait l'espace urbain de la Corée d'aujourd'hui, quelle que soit la ville, quel que soit l'environnement naturel.


Un paysage urbain contemporain (Suwon, près de Séoul)

Une rupture majeure s'est accomplie entre l'architecture traditionnelle et l'architecture moderne. Faut-il même parler d'architecture ? La plupart de ces grands immeubles résidentiels sont conçus par des professionnels du bâtiment sans intervention d'un architecte.

Cette rupture dans le bâtiment résulte d'abord d'une rupture historique. L'histoire de la Corée au 20e siècle est celle de deux traumatismes consécutifs : l'occupation par le Japon jusqu'en 1945, qui a véritablement tenté de nier l'identité même de la Corée ; une guerre fratricide au début des années 1950, dont le produit est la partition actuelle du pays. À la fin des années 1950, la Corée du Sud était l'un des pays les plus pauvres du monde. Séoul était une ville basse, pratiquement dépourvue de constructions de type occidental.

Tout a changé à partir des années 1960. Le dictateur Park a mené une politique de développement à marche forcée à coup de plans quinquennaux. Après quarante ans de travail et de sacrifices consentis par tout un peuple, la Corée du Sud fait aujourd'hui partie des douze premières puissances économiques mondiales.

Tout a été construit ou reconstruit. Dans un pays où l'espace est rare, la croissance de l'activité a imposé un développement des transports et une nouvelle organisation des logements afin de répondre à la migration en masse des habitants des zones rurales vers les villes. Pourtant attachés depuis toujours à la maison individuelle, les Coréens se sont habitués à un mode de logement qui bouleversait aussi bien leurs habitudes (équipement intérieur, organisation des pièces, rapport à la rue) que le paysage urbain : c'est l'habitat de masse dans sa version coréenne, le tanji.

Le succès de cette formule est une source de stupéfaction pour les Occidentaux qui ne voient dans le tanji que ce qui a échoué chez eux : les grands ensembles. Pourquoi la greffe de cette forme de logement a-t-elle aussi bien réussi sur le territoire coréen alors qu'elle a été violemment rejetée par la France, dont les architectes en ont pourtant fait la théorie et l'apologie ?

L'apatu tanji, une architecture décontextualisée

Comme pour l'architecture traditionnelle, on partira du paysage pour s'approcher ensuite des appartements et de l'espace intérieur.

Le paysage coréen contemporain typique est constitué par une vallée plate, assez large, bordée par des montagnes arrondies qui ondulent comme les collines de Toscane. La vallée est plantée de champs de riz ou de cultures maraîchères. Les montagnes sont entièrement recouvertes par la forêt : le relief n'est pas suffisamment marqué pour faire apparaître la roche et les pâturages sont rares. Le paysage est donc très vert.

Les montagnes sont toujours proches : par le métro de Séoul on peut rejoindre des sites de randonnée en montagne. Inversement, si la montagne n'est pas vue comme un espace exploitable, elle n'est pas pour autant coupée du monde humain car on n'y est jamais très loin d'une vallée. Villages, fermes, routes desservies par le bus impriment partout la marque de l'homme. Les rizières elles-mêmes, soigneusement irriguées, parfois réparties en terrasses à la base des pentes, font des campagnes un espace maîtrisé.


Une vallée du Jeollanam-do Un tanji à Hwaseo, près de Séoul

Lorsqu'on s'approche des villes, les premiers alignements de tanji découpent la rizière en bandes de plus en plus étroites. Puis les champs disparaissent et les tanji alternent avec des quartiers anciens plus bas. Dans le centre-ville, dans les quartiers périphériques, les rez-de-chaussée et parfois les étages sont occupés par des restaurants, des épiceries, des cafés, des boutiques en tous genres.

Si l'on envisage les tanji en tant qu'éléments du paysage, ils se placent entre la rizière et la montagne, mais tranchent radicalement sur la première par leur verticalité et leur minéralité, sur la seconde par leurs lignes droites sans douceur. En ville, le tanji est en rupture avec les quartiers bas : il n'y a pas d'intermédiaire, dans le bâti, entre d'un côté les tanji hauts, rationnels et refermés sur eux-mêmes, de l'autre les vieux quartiers un peu désordonnés avec leurs hanok, leurs maisons ou immeubles bas sans style et leur réseau de rues étroites.

Cette absence apparente de réflexion sur le contexte lors de la construction des tanji, lorsqu'on se place à l'échelle du paysage, est sans doute le point le plus caractéristique du paysage urbain et semi urbain en Corée du Sud. Il est bien difficile, en effet, de trouver dans le tanji un quelconque enracinement dans son environnement géographique : les barres sont hors de proportion avec la ville ancienne, elles tranchent sur le paysage naturel par leur matériau, leur forme, l'absence de recherche esthétique. Tandis que l'Europe est passée très progressivement de la ville médiévale à la ville moderne, la Corée a effectué elle un saut brutal et sans transition, depuis les années 1960, vers une architecture sans racines locales.

Approchons-nous un peu : du paysage, descendons au groupe d'immeubles. A quoi ressemble le tanji ?

L'apatu tanji (apatu est une réduction de l'américain apartment) peut être défini comme un ensemble d'immeubles de plus de cinq étages constituant une unité architecturale et urbaine. La plupart des tanji partagent certaines caractéristiques de structure :


La ligne crénelée d'un tanji du chaebol Woosung (Séoul).
  • ils se composent de barres assez courtes, hautes de dix à vingt étages. Les tours sont rares. On ne trouve pas non plus de barres interminables ou fantaisistes à la Émile Aillaud. La longueur modérée des barres réduit l'effet de « muraille » produit par les très longues barres en France, en Chine ou ailleurs. Elles permettent d'autre part de proposer des appartements traversants.
  • sur le toit, à intervalles réguliers, des petites cabines hautes de un à deux étages abritent les machineries d'ascenseur. Celles-ci ne sont pas, comme en France, masquées dans l'épaisseur du dernier étage. Comme chaque barre compte trois ou quatre cages d'escaliers, les cabines sur le toit forment une sorte de crénelage qui se poursuit d'un immeuble à l'autre, scandant le paysage urbain de tanji en tanji. Ce motif est sans doute le seul qui donne une certaine identité visuelle aux grands ensembles coréens par rapport à leurs homologues du reste du monde. Dans les ensembles les plus récents la cahute constitue un élément décoratif : ornée d'un toit en tuiles, elle apportera une touche pittoresque.

L'étendue du tanji est très variable. On trouve de « petits » groupements de quatre cents logements comme des méga-tanji de plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de logements.

Considérons à présent l'immeuble lui-même. Le tanji propose un modèle unique qui se répète inlassablement à travers tout le pays, depuis le centre de Séoul jusqu'aux villes de province éloignées. Les variations concernent seulement la présence de coursives ou de cages d'escaliers (dont l'usage semble généralisé aujourd'hui), la disposition des barres les unes par rapport aux autres (en général parallèles, mais parfois disposées en carré autour d'une vaste cour intérieure), ainsi que l'aspect de la façade : on note sur ce point une évolution vers une certaine recherche dans les formes (vérandas, portes d'entrées, cahutes sur le toit) et les couleurs pour les tanji récents. Les immeubles les plus originaux adopteront une forme en L ou en T au lieu du I habituel.

D'une manière générale, les apatu tanji représentent un mode d'architecture plus uniformisé encore que les cités de banlieue françaises. D'après V. Gelézeau, les grands architectes coréens se détournent de ce type de projet qui relève plus de la construction que de l'architecture. En France au contraire, les plus grands noms de l'architecture se sont passionnés pour les grands ensembles de logements.

Les Coréens se seraient-ils donc inspirés des théories de Le Corbusier exposées dans la Charte d'Athènes : grands immeubles collectifs permettant de dégager de la place au sol, séparation des circulations douces et automobiles ? Valérie Gelézeau analyse plutôt une synthèse spécifiquement coréenne entre l'urbanisme vertical et l'idée d'« unité de voisinage » de Perry. Clarence Perry, aux États-Unis, a décrit dans les années 1920 un modèle unissant un ensemble résidentiel à des équipements de base : école élémentaire, centre communautaire, magasins, église. On retrouve bien cet esprit dans les tanji. Le long de la voie express qui relie le tanji au reste du monde, se pressent des bâtiments sur un ou deux niveaux qui abritent des petits supermarchés (souvent ouverts 24 heures sur 24), des restaurants, des commerces divers et des temples protestants. L'architecture débridée des temples et leur croix lumineuse, dressée au sommet d'une structure métallique, constituent la nuit l'un des repères visuels les plus remarquables des zones urbaines. Dès lors une certaine vie communautaire peut se développer.


Le tanji et son environnement : commerces, temple protestant, route de communication. La numérotation des immeubles commence à 101.

Entrons à présent dans l'appartement.

L'appartement

L'appartement de tanji est aussi standardisé que le bâtiment lui-même. Là encore on peut tenter de le décrire en quelques lignes :

  • une grande pièce réunit cuisine, salle à manger et salon (principe LDK : Living-Dinner-Kitchen, ici généralisé). Si cet espace ne comporte pas de paroi, le mobilier permet d'identifier la cuisine (plan de travail), la salle à manger (table haute) et le salon (table basse, sofa, téléviseur). Cette pièce donne des deux côtés de l'immeuble (nord et sud, par exemple) : on a vu que les immeubles étaient souvent traversants dans les tanji.
  • toutes les autres pièces donnent sur la pièce principale : l'entrée dans laquelle on ôte les chaussures, les chambres, les pièces d'eau.

Les appartements sont dotés de tout le confort moderne et dépassent même souvent les logements occidentaux dans l'utilisation de la domotique. S'agit-il pour autant d'appartements de type occidental ?


Plan d'appartement typique dans un tanji

Il faut noter que les pièces sont souvent séparées de l'extérieur par un balcon ou une véranda et la fenêtre est doublée d'un fin grillage pour éviter l'intrusion des moustiques. Ainsi, remarque V. Gelézeau, les pièces sont moins ouvertes sur l'extérieur que dans un intérieur européen. De fait la « vue » ne semble pas être un critère particulièrement important dans le choix d'un appartement. L'acquéreur considérera plutôt la superficie du logement et son emplacement, dont la valeur dépend de la réputation des écoles locales. C'est en créant des écoles de qualité que le gouvernement a attiré vers le quartier de Gangnam des élites qui jusque-là restaient sur la rive droite du fleuve Han.

Autre élément spécifiquement coréen, la pratique de la vie au contact du sol, pieds nus ou en chaussettes, s'est en partie transmise des hanoks aux tanji. V. Gelézeau décrit le « ballet des chaussures » qui est toujours une réalité dans les appartements modernes ainsi que dans la plupart des restaurants : on ôte les chaussures pour pénétrer dans l'espace principal, on enfile des sandales en plastique dans les pièces d'eau (la douche peut couler sur le sol de la salle de bains, qui comporte un système d'évacuation de l'eau) voire sur des espaces qui, dans un appartement français, relèveraient de l'« intérieur » et non de l'« extérieur » : ainsi la buanderie, dont le sol n'est pas chauffé.

L'appartement coréen est donc, comme le tanji dans son ensemble, une variante spécifiquement coréenne et aisément identifiable du « logement moderne occidental ».

La Corée, le pays qui aime les grands ensembles ?

Il n'est pas certain que la Corée aime les tanji. Cho Sehui raconte les drames personnels survenus lors de l'élimination des quartiers anciens dans La Petite Balle lancée par un nain, grand succès littéraire de la fin des années 1970. Surtout, comme on me l'a expliqué, les habitants n'ont pas réellement le choix : il n'y avait et il n'y a toujours pas d'alternative au système des tanji pour les classes moyennes. V. Gelézeau avance d'autres éléments pour tenter d'expliquer l'étonnant succès de ce mode de logement :

  • la généralisation même du tanji amène les habitants à ne pas envisager d'autre possibilité que le tanji. L'idée de confort moderne, apportée par les grands ensembles, leur reste associée alors qu'on installe aujourd'hui les mêmes équipements dans des maisons individuelles. Par ailleurs la Corée, serrée entre mer et montagne, dépourvue de richesses naturelles, vivrait dans une culture de la rareté du foncier. Construire en hauteur apparaît dès lors comme la solution, même si les études montrent que la construction de barres n'accroît pas la densité par rapport à des quartiers plus traditionnels : le tanji permet surtout de créer des espaces verts. On sait que Paris, avec son architecture essentiellement héritée du 19e siècle, est l'une des villes les plus denses du monde. Séoul, malgré ses tanji, n'atteint pas ces sommets.
  • le tanji satisfait les intérêts de tous : l'État qui, jusqu'à la démocratisation récente, appréciait de disposer d'un type de logement collectif qui facilite un certain contrôle sur la population ; les entrepreneurs qui, depuis quarante ans, décrochent des contrats de plus en plus importants pour des ensembles toujours plus gigantesques ; les particuliers eux-mêmes, qui spéculent sur le système d'attribution des appartements. Pendant longtemps, un système de tirage au sort permettait de recevoir un appartement à un prix moins élevé que celui du marché ; après avoir habité l'appartement pendant un an, le bénéficiaire pouvait revendre l'appartement et s'inscrire à nouveau à la loterie. Le taux de rotation des habitants en tanji est donc très élevé.
  • le système du tanji a bénéficié d'un soutien efficace des pouvoirs publics qui les a présentés comme l'instrument et le symbole du développement économique. Dès les débuts le gouvernement a encouragé les fonctionnaires à s'installer dans les tanji, évitant ainsi l'association entre grands ensembles et milieux défavorisés qui s'est généralisée chez nous. V. Gelézeau rapporte des exemples d'actions de promotion menées dans les années 1990 auprès de l'élite coréenne installée à l'étranger : en échange de leur retour au pays, ils ont pu obtenir un droit à occuper un logement dans un tanji réputé.

Risquerai-je un parallèle avec la France ? Non pas celle de Le Corbusier, mais celle d'Haussmann. Il ne s'agit pas d'assimiler la France de Napoléon III et la Corée du dictateur Park. Rien chez nous n'a égalé la transformation complète de l'économie, des mœurs et des mentalités que la Corée a connue depuis les années 1960. Sur le plan esthétique, l'immeuble haussmannien ne constitue pas la même rupture que le tanji : il représente une simple étape dans une longue évolution qui part de la maison médiévale et s'achève dans l'immeuble Art Déco et le choc de la Seconde Guerre mondiale.

Toutefois l'immeuble haussmannien, comme le tanji en Corée, a accompagné dans le domaine du logement l'apparition de la société industrielle de masse. Il a incarné dans la chair de la ville les mutations d'une société marquée par l'afflux de tout un peuple dans la ville-capitale. L'un comme l'autre sont nés d'une politique volontariste menée par un pouvoir autoritaire et mis en œuvre grâce à la spéculation privée. Le modèle haussmannien s'est imposé aux classes moyennes et supérieures à travers tout Paris, avant de se diffuser dans les grandes villes de province, voire à l'étranger. Il a ainsi fini par constituer, comme le tanji en Corée, le fonds commun du paysage urbain en France. C'est la référence par rapport à laquelle tous les autres styles se définissent, soit qu'ils s'en rapprochent, soit qu'ils s'y opposent radicalement.

Les tanji, il est vrai, n'occupent guère les centres-villes commerçants, où l'on trouve surtout des bâtiments bas. Mais les quartiers commerçants ne contribuent pas comme les tanji à construire l'image « typique » de villes coréennes. Les façades y sont recouvertes d'enseignes lumineuses et de publicités qui occupent toute la largeur du bâtiment et leur retire tout impact proprement architectural : le bâtiment disparaît sous sa fonction.


Comment utiliser la façade ? Comme support de signes commerciaux (Suwon) ou comme composition esthétique (Paris) ?

On n'en déduira pas hâtivement que le tanji va connaître au XXIe siècle la même postérité et le même prestige que l'immeuble haussmannien chez nous. Les premiers tanji ont déjà été détruits et reconstruits. V. Gelézeau note que les prestigieux Hyundai apatu d'Apgujeong eux-mêmes se dégradent. La question de la rénovation de ces grands ensembles construits à la chaîne va se poser dans les années à venir.

Pendant ce temps la Corée brûle les étapes d'un développement économique et social que l'Europe a parcouru pas à pas au cours des XIXe et XXe siècle. Personne ne peut donc prévoir si le modèle du tanji persistera ou si l'évolution de la société suscitera de nouvelles manières de se loger. La « culture de flux » qu'Augustin Berque a décrite dans la ville japonaise caractérise bien la vision coréenne de la ville : il n'est pas question, ici, de constituer un « stock » de bâtiments qu'il faudrait conserver à l'exemple de Paris qui accumule tous les styles architecturaux depuis Henri IV jusqu'à Christian de Portzamparc.

Car, au-delà des apparences, ce modèle est foncièrement instable. Un système qui réunit à Daegu pas loin de 300 000 habitants dans un tanji unique, qui construit à Séoul un ensemble résidentiel dont certains ascenseurs montent jusqu'au 72ème étage, peut-il encore trouver de nouveaux buts vers lesquels porter ses ambitions ? Le grand enjeu de l'urbanisme coréen aujourd'hui est de déterminer quelle sera l'issue de cette course au gigantisme.

Références

Valérie Gelézeau : Séoul, ville géante, cités radieuses, préface de Jean-Robert Pitte, CNRS Éditions, 2003.

Yim Seock-Jae : Roofs and Lines et The Traditional Space, Ewha Womans University Press, 2005.

Publié par thbz le 08 novembre 2007

5 commentaire(s)

1. Par Kim Cholsu  (05 octobre 2010) :

Bonjour,

"sur le toit, à intervalles réguliers, des petites cabines hautes de un à deux étages abritent les machineries d'ascenseur."

Ces "petites" cabines font surtout office de château d'eau. La machinerie d'ascenceur ne nécessite pas un aussi grand espace.

Il n'y a quasiment pas de châteaux d'eau en corée tels que l'on peut les trouver en France.

Une pompe en sous-sol envoit l'eau tout en haut, laquelle se retrouve stockée à pression atmosphérique.

Ainsi, au plus près du lieu de consommation :
1) le chlore s'évapore (pas de goût ni d'odeur)
et 2) le calcaire précipite (l'eau ne laisse pas de trace en sêchant et la peau ne se déssèche pas après la vaisselle !).

2. Par thbz  (05 octobre 2010) :

En effet, c'est vrai que ces espaces sont bien grands pour la machinerie, j'aurais dû me douter qu'il devait y avoir une autre raison.

Merci pour les précisions !

3. Par Maayane  (04 septembre 2011) :

Bonjour,

J'ai trois petites questions :

- ces grands ensembles résidentiels n'ont-ils jamais été conçus par des architectes ? Lorsque vous parlez de professionnels du bâtiment (à la botte du gouvernement ?), qui sont-ils concrètement (simples promoteurs ?) ?

- ces ensembles fonctionnent-ils vraiment comme les "neighborhood units" de Perry ? Comment se présente la vie en collectivité ? D'un point de vue sociologique, comment sont les rapports de voisinage ? Quelles sont les limites du "partage" ? Ils semblent moins individualistes que nous.

- les immeubles bas des centre-villes recouverts d'enseignes diverses me paraissent constituer un aspect "typique" de la ville coréenne. C'est la première fois que j'observe des "bâtiment[s] disparais[sant] sous [leur] fonction" de cette manière. Pourriez vous préciser ce point s'il vous plait ?

Merci pour cet article !

4. Par thbz  (05 septembre 2011) :

D'après V. Gelézeau (qui est ma source à peu près unique, en plus de mon expérience personnelle qui se limite à quelques semaines passées à plusieurs reprises en Corée et en particulier dans des tanjis), les projets doivent porter la signature d'un architecte (ma formulation était un peu exagérée), mais c'est le constructeur qui assure le suivi des travaux. Le rôle de l'architecte est donc surtout technique : les architectes prestigieux ne s'intéressent guère aux immeubles de logement. Il s'agirait plutôt d'une affaire de constructeurs (c'est à dire les grandes firmes : Hyundai, Taerim, Samsung, etc.) dans laquelle l'État joue également un rôle majeur de planification.

S'agissant de la vie dans ces grands ensembles, je n'ai pas les éléments pour répondre véritablement. La vie de voisinage ne m'a pas l'air plus intense que dans d'autres pays développés, mais c'est une impression très subjective... Les commerces sont proches et les services très développés (ex. faire nettoyer un vêtement...), donc je ne crois pas qu'on ait particulièrement besoin de ses voisins.

Sur le dernier point, c'est une remarque personnelle : j'ai l'impression qu'il n'y a pas, en Corée, de sensibilité particulière à la beauté de la façade ou à l'intégration urbaine des bâtiments, contrairement à la France et en particulier à Paris. Il est difficile, bien souvent, d'identifier un « style » architectural spécifique dans le centre-ville (ou de distinguer une ville d'une autre, les mêmes types d'enseigne se retrouvant à chaque fois).

5. Par nico  (04 juin 2012) :

excellent article et bonne mise en contexte

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