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14 juillet 2015 - Arts, architecture... - Chine - Corée

Emprunt de paysage

C'est une phrase lue dans un livre sur les jardins chinois, Chinese Gardens en version anglaise, par Lou Qingxi, au sujet des murs si nombreux dans les jardins chinois : "the walls divide but do not separate. They keep the scenic areas both connected and divided." [1]

Les murs divisent mais ne séparent pas ? Comment une paroi peut-elle relier alors que sa fonction semble être d'isoler ? En fait le mur répartit, classifie, met chacun à sa place. Il contraint certes les déplacements. Mais en contraignant les déplacements, on aide à organiser la société.

De cette simple phrase on peut donc tirer beaucoup de fils. Je l'utiliserai pour essayer de relier certaines impressions visuelles survenues au cours des années et des voyages : ici l'emprunt de paysage qui permet de comprendre comment le mur permet de relier les espaces ; plus tard le feng shui dans lequel ce sont les montagnes qui relient les territoires alors que, chez nous, elles séparent les vallées.

L'emprunt de paysage est une notion peu connue en Occident. Il est pourtant théorisé depuis des siècles en Chine par les spécialistes des jardins.

L'emprunt de paysage, c'est une technique d'organisation des jardins par laquelle on dispose des arbres, des murs, des ouvertures pour réunir dans une même composition le jardin et quelque élément extérieur au jardin.

L'un des exemples les plus célèbres est le jardin Jichang à Wuxi, où une pagode située sur une colline extérieure se reflète dans un plan d'eau conçu à cet effet par le jardinier, donnant l'impression que la pagode elle-même fait partie du jardin.

La sensation d'étrangeté, la douce énigme qui nous saisit dans un jardin zen de Kyoto ou dans les jardins de Suzhou, les uns dépouillés à l'extrême, les autres brillants et sophistiqués, le point commun entre ces traditions si différentes, c'est sans doute le mur et l'emprunt de paysage.

Dans le Canglangting à Suzhou, une longue galerie donne sur un ruisseau bordé d'un autre mur. Un visiteur rapide pourrait croire que le ruisseau et le second mur font partie du jardin, ce qui n'est pas le cas.

De manière plus générale, les nombreux murs qui sinuent dans les jardins chinois sont souvent percés d'ouvertures aux formes variées qui multiplient les points de vue. « Les murs qui renferment les secrets du jardin ne sauraient exister sans un système d'ouvertures qui tantôt révèlent ce qui se trouve au-delà, tantôt permettent d'y accéder (...) La variété du spectacle des ouvertures est comme la promesse d'une égale variété dans ce que le spectateur va découvrir à travers elles. » [3]


Wangshiyuan (Suzhou)


Ouyuan (Suzhou)

« ... Il ne s'agit évidemment pas d'un hasard : la distance à laquelle le rocher se dresse devant l'ouverture, le format et l'orientation de celle-ci sont manifestement calculés pour créer cet effet particulier » (ici le Liuyuan à Suzhou)


Yuyuan (Shanghai)


Liuyuan (Suzhou)

Sans mur, on marcherait simplement le long d'un étang, dans une vision continue et unique ; avec le mur, la vision de l'étang devient discontinue et le jardin parait différent à chaque ouverture, d'autant que la forme du cadre change à chaque fois. Le même site offre dix, vingt paysages et non un seul. Les murs ne séparent jamais car ils sont toujours percés d'ouvertures. Nous abattons les parois intérieures d'un appartement pour « gagner de la place » — les jardiniers chinois, eux, ajoutent des murs pour agrandir l'espace perçu. Là où une surface ouverte, telle les pelouses des parcs européens, paraîtrait assez exiguë, une multitude de chemins bordés de murs allonge les déplacements, crée de nouveaux sites et donne la sensation que le jardin est beaucoup plus grand qu'il ne l'est en réalité.

L'emprunt de paysage ne se limite pas à la vue : Cheng Liyao [4] distingue l'emprunt de formes, de sons (la cloche d'un temple lointain, les champs d'oiseau du bois voisin...), de couleurs (celle de la Lune, les nuances changeantes des nuages, le jaune et le rouge des feuillages d'automne...), d'odeurs. Les effets de l'emprunt dépendent de la saison, de l'heure, du temps qu'il fait.

Enfin, l'emprunt de paysage ne fonctionne que dans un seul sens. Les jardins chinois, comme les cours des maisons traditionnelles coréennes, sont entourés de murs opaques, assez bas pour permettre aux habitants d'apercevoir les montagnes au loin, mais assez hauts pour empêcher les passants de jeter un coup d'œil à l'intérieur. Dans le village coréen de Hahoe, comme dans un quartier de hutong de Pékin, la sensation est la même pour le visiteur étranger : la rue est un long corridor un peu oppressant, bordé de murs opaques. Et si, dans un hutong, la porte s'ouvre au moment où on passe devant, c'est en vain qu'on essaierait de jeter un coup d'œil indiscret à l'intérieur : on ne verrait que le mur-écran qui cache la cour et les bâtiments, opposant un obstacle aux mauvais esprits qui ne se déplacent qu'en ligne droite.


Un hutong près du lac Houhai (Pékin)


Une rue du village traditionnel de Hahoe (Corée du Sud)

(Et j'ai parfois le même sentiment dans des quartiers neufs de Séoul, où les murs protègent l'accès aux grands ensembles :

)

L'emprunt de paysage dans le Yuanye

Mon bol levé, la lune je convie ;
Nous sommes trois, mon ombre faisant front.

Li Bai, cité dans le Yuanye.

L'emprunt de paysage fait l'objet du plus beau chapitre, le plus lyrique, du Traité du jardin (Yuanye) [5] de Ji Cheng (1634), ouvrage qui est à l'art du jardin chinois ce que le De Pictura d'Alberti est à la peinture occidentale. Après avoir, dans les chapitres précédents, longuement et systématiquement présenté les techniques mises en œuvre par le concepteur du jardin — décrivant chaque forme de porte ou de fenêtre, chaque mode d'agencement de rochers —, Ji Cheng passe dans le chapitre final à un point de vue impressionniste pour définir l'emprunt de paysage par ses effets, plus que par les procédés que devra appliquer le jardinier. Car « il n'existe pas de règles fixes dans la construction d'un jardin » et, au-delà du paysage, c'est tout un ensemble d'impressions que doit emprunter le jardinier pour les placer dans son œuvre :

« D'une plaine surélevée, on porte le regard vers l'horizon que les montagnes lointaines encerclent tels des paravents ; du pavillon ouvert, une brise douce et légère envahit la pièce ; devant la porte, l'eau printanière s'écoule vers le marécage... »

Dans une longue description chargée d'allusions littéraires, le jardinier insiste sur la prise en compte, à chaque saison, des effets de l'emprunt de paysage, de couleurs (« La fenêtre mi-close laisse transparaître le vert émeraude des feuilles de bananier et des sterculiers... »), de sons, d'odeurs.

« Au printemps. La vie oisive a été chantée dans un fu, les herbes odoriférantes attirent la sympathie. Balayer le sentier et prendre soin des jeunes pousses d'orchidées afin que les pièces situées à l'écart puissent bénéficier de leurs fragrances. Enrouler les stores pour accueillir les hirondelles qui coupent par instant le vent léger. Les fleurs virevoltent, pétale après pétale ; les saules s'assoupissent, tige après tige. Le froid provoque un léger frisson et suspend bien haut la balançoire. Le sentiment s'accorde à la pureté et au retrait, l'âme se réjouit des montagnes et des ravins. Soudain l'esprit, dégagé du monde des poussières, s'anime, semble pénétrer à l'intérieur d'une peinture et s'y promener. »

Il conclut par quelques phrases plus théoriques.

« Un « emprunt » judicieux ne possède pas de cause, il naît simplement du sentiment causé par la beauté d'une scène. L'« emprunt de scènes » est donc l'élément le plus important dans un jardin, tel « l'emprunt » dans le lointain, « l'emprunt » dans le voisinage, « l'emprunt » vers l'en-haut, « l'emprunt » en contrebas, « emprunter » en accord avec l'instant. Ainsi, les sentiments naissent de la vision et de la sensibilité à la nature des objets, tout comme l'esprit doit précéder le pinceau, alors seulement la représentation sera intégralement rendue. »

L'emprunt de paysage au Japon

L'emprunt de paysage est parfois décrit en Occident à partir de son utilisation dans les jardins japonais, sous le nom de shakkei, décrit par Augustin Berque » [6] :

L'esthétique japonaise, notamment celle des jardins, se caractérise par un usage fréquent du shakkei, l'emprunt de paysage. Il s'agit de mettre en valeur un troisième plan éloigné (généralement une montagne) dans un rapport direct avec le premier plan, lequel cache l'espace intermédiaire (le second plan).

Le jardinier fait entrer un temple ou une montagne extérieurs au jardin dans la composition perçue par le visiteur, qui peut alors croire que le jardin s'étend jusqu'à la montagne ou au temple. Il faut souvent, pour cela, masquer par des arbres ou des murs l'environnement immédiat du jardin, qui romprait cette composition.

Un agencement de rochers minimaliste sur du sable bien ratissé a fait du Ryoan-ji le plus célèbre jardin de Kyoto. Mais lorsque je l'ai visité en 2009, au-delà du jardin lui-même, il y avait cet arbre qui, planté en dehors, en faisait pourtant pleinement partie. Serait-il aussi beau si le mur ne le masquait pas en partie, ne divisait l'espace pour relier les branches chargées de fleur de l'arbre extérieur aux vagues de sable du jardin intérieur ?

L'emprunt de paysage et le cadre

L'emprunt de paysage n'est pas la fenêtre d'Alberti.

Au XVe siècle, Leon Battista Alberti a posé l'un des fondements de la Renaissance et donc de la vision artistique occidentale du monde en expliquant que, pour peindre, il commençait par tracer un rectangle qui serait comme une fenêtre à travers laquelle on verrait le sujet du tableau.

On pourrait chercher une analogie entre le cadre du tableau occidental et les ouvertures dans les murs des jardins chinois, qui préparent tel ou tel élément du jardin et le mettent en scène pour la contemplation du visiteur.

Toutefois les ouvertures des jardins chinois ont des formes beaucoup plus variées que le cadre rectangulaire simple qui, pendant un demi-millénaire, a entouré de manière uniforme presque tous les tableaux occidentaux. Le cadre occidental est un simple ornement qui ne vaut que dans la mesure où il met en valeur le spectacle que constitue le tableau ; les fenêtres et les portes des jardins chinois, au contraire, font partie du spectacle même.

Et surtout, la fenêtre d'Alberti limite strictement le champ du tableau ; aucune relation ne s'établit entre ce qui apparaît à l'intérieur de la fenêtre (ou du tableau) et ce que l'on voit au-dessus, en dessous, à droite et à gauche du cadre — c'est à dire à l'intérieur de la pièce.

Le cadre concentre ainsi le regard du spectateur et donne une légitimité et une autorité à l'image peinte ; en rendant cette image indépendante de son contexte, il invite le spectateur à lui porter un regard différent. Ortega y Gasset souligne que, à cause de l'ouverture sur l'irréalité que constitue le cadre, « le mur et le tableau sont deux mondes antagonistes et sans communication » [7].

De même, en envoyant son tableau La récolte de la manne à Paul Fréart de Chantelou, Nicolas Poussin lui recommande « de l'orner d'un peu de corniche [cadre], car il en a besoin, afin qu'en le considérant en toutes ses parties les rayons de l'œil soient retenus et non point épars au dehors en recevant les espèces des autres objets voisins qui, venant pêle-mêle, avec les choses dépeintes confondent le jour. » [8]

D'ailleurs, le lieu idéal du tableau occidental est un mur le plus neutre possible, blanc, avec éclairage zénithal filtré par un verre translucide : plus les siècles ont passé depuis la Renaissance, plus la fenêtre d'Alberti est devenu inséparable du mur qui, lui, sépare de la manière la plus radicale le tableau vu par le spectateur et son environnement. À tel point que la visite à Rome de la Galerie Borghèse, musée construit dès le début du 17e siècle, constitue un choc esthétique. Loin d'être séparées de leur contexte, les œuvres exposées sont inscrites dans des pièces abondamment décorées et le visiteur, habitué aux murs d'hôpital des musées modernes, constate avec surprise que ce dispositif, loin de nuire à l'appréciation des œuvres exceptionnelles qui sont présentées, fait au contraire de la Galerie Borghèse le plus beau, peut-être, de tous les musées du monde.

L'emprunt de paysage est-il donc une marque culturelle fondamentale de l'esprit chinois, coréen et japonais ?...


Vues du palais Gyeongbokgung à Séoul (emprunts déjà évoquées ailleurs)

... encore faudrait-il pour cela qu'il y ait un esprit commun à ces trois pays.

La recherche d'un lien entre l'intérieur et l'extérieur, le proche et le lointain, est sans doute une caractéristique universelle de l'esprit humain, même si c'est autour de la Chine qu'elle a été théorisée et appliquée de manière systématique sous la forme de l'emprunt de paysage. Sans doute ce goût du lien n'est-il pas étranger à la vision confucianiste du monde, de la société et de la famille où chacun a sa place. Mais abolir la frontière entre l'intérieur et l'extérieur ou, mieux, la contourner sans la supprimer, en faire un lien et non une séparation, c'est le rêve du Passe-Muraille de Marcel Aymé...

Il me semble retrouver cette vision unissant l'extérieur et l'intérieur, et l'étrange émotion qui en procède, dans ces plans d'une beauté sans égale d'Andreï Tarkovski, mais aussi ici ou chez Alexandre Sokourov, tous deux fascinés par l'esthétique japonaise.

Si on connaît peu l'emprunt de paysage en France, c'est sans doute aussi parce que notre pays est bien plat : à Versailles ou à Chambord, il n'y a guère de montagne à « emprunter ». Éloignées des grandes villes, les montagnes servent de frontière, de lieu à part ; longtemps elles ont fait peur. Alors que les intellectuels chinois et coréens, de tous temps, se sont promenés dans les montagnes pour en admirer les paysages ou y trouver la paix qu'une vie publique mouvementée ne leur permettait plus de trouver, Pétrarque, lui, n'a trouvé sur le mont Ventoux que matière à méditer sur l'âme humaine : à peine a-t-il consacré quelques lignes à la description du panorama qu'il se sent coupable d'accorder une telle importance aux choses de la terre. Notre civilisation a dû attendre l'époque moderne pour trouver au paysage une valeur en soi.


Au Musée d'art moderne (MUDAM) de Luxembourg. L'emprunt est-il le fait de l'artiste (Lee Bul, coréenne), de l'architecte (I. M. Pei, sino-américain) ou simplement le produit de l'imagination du photographe ?


Références :

[1] Lou Qinxi, Chinese Gardens: In Search of Landscape Paradise, China Intercontinental Press. Il existe une traduction française.

[3] Antoine Gournay, Le système des ouvertures dans l'aménagement spatial du jardin chinois, Extrême-Orient, Extrême-Occident 22, 2000.

[4] Cheng Liyao, Private Gardens, China Architecture & Building Press.

[5] Ji Cheng, Yuanye, le traité du jardin, traduction française de Che Bing Chiu, Les Éditions de l'Imprimeur.

[6] Augustin Berque, Du geste à la Cité - Formes urbaines et lien social au Japon, cité par Ludovic Cortade dans L'arbre dans le paysage, p. 140.

[7] Antonio Somaini, La cornice et il problema dei margini della rappresentazione. Il cite la lettre de Poussin que j'évoque ici.

[8] Nicolas Poussin, Lettre à M. De Chantelou, 28 avril 1639 (Correspondance de Nicolas Poussin, p. 20-21, sur archive.org).

Publié par thbz le 14 juillet 2015

2 commentaire(s)

1. Par Détails d'archi  (19 janvier 2016) :

J'étais passée complètement à côté de ce papier, un vrai article de fond! Cependant, ce point de vue ouvre un débat qui peut croiser probablement celui des fameuses perspectives que l'on trouve dans la peinture, l'architecture, etc..;
Ceci-dit c'est frappant ce sentiment de point de vue comme tu le montres sur les photos des hutong en Chine, un sentiment que j'ai ressenti et mi à l'époque sur l'effet de "perspective"!

2. Par thbz  (20 janvier 2016) :

La perspective modèle le terrain depuis l'endroit où se place l'observateur jusqu'au monument-cible : ainsi trace-t-on une avenue dont la largeur n'est pas justifiée par des nécessités de circulation, sans y planter d'arbres (contrairement aux autres avenues de Paris), juste pour avoir une perspective allant jusqu'à l'Opéra Garnier.

L'emprunt de paysage ne modifie rien en dehors du jardin : il cherche à profiter d'éléments extérieurs par un effet optique subtil. La perspective touche à l'espace public et profite à tous, l'emprunt concerne l'espace privé et ne profite qu'à celui qui a accès à cet espace privé.

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