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15 juillet 2015 - Chine - CoréeLa ville et la montagne : le feng shui sur le terrain
« The walls divide but do not separate, they keep the scenic areas both connected and divided. »
Après être resté à proximité des bâtiments pour considérer l'emprunt de paysage, on sortira ici quelque peu des murs pour voir que les montagnes elles-mêmes, en Corée, relient au lieu de séparer. Il faut donc parler de pungsu ou, pour prendre le terme chinois plus connu, feng shui que l'on traduit parfois par « géomancie ».
Soit cette image du palais royal à Séoul (Gyeongbokgung).
Ou ce panorama du village traditionnel de Hahoe, dans le centre du pays.
Le point commun entre ces deux vues, malgré la grave sécheresse qui réduit en ce moment la largeur du fleuve entourant Hahoe, c'est la présence de « la montagne derrière, l'eau devant » les lieux occupés par les hommes. Le pungsu a un terme pour cela : 배산임수, baesanimsu (背山臨水), ou « le dos à la montagne, arriver jusqu'à l'eau » — illustré par de jolis graphiques sur le Wikipédia coréen.
On connaît parfois le feng shui, en Occident, pour les recommandations pittoresques formulées par les maîtres de cette technique pour l'organisation interne des appartements. On cite tel immeuble de Hong Kong que, paraît-il, seuls les étrangers acceptent d'habiter parce qu'il n'est pas conforme aux règles du feng shui, ou tel autre qui a dû modifier l'emplacement de sa cage d'escalier.
On peut bien sûr négliger le feng shui parce qu'il se fonde sur des concepts et métaphores tels que le « souffle » ou les « dragons » qu'il ne cherche pas à définir précisément ; et son efficacité n'est pas évaluée de manière systématique mais, comme l'astrologie, à partir de constatations partielles.
Ce qui m'intéresse, ce n'est donc pas cette activité de consulting, mais, sur un plan plus esthétique, la vision du monde du feng shui ancien, qui combine les plus petits détails à la très grande dimension, dans une vision aussi grandiose qu'inattendue pour un esprit cartésien. Une imperceptible bosse du terrain, à côté de l'une des principales maisons de Hahoe, est présentée comme l'ultime émergence du « dragon » dont la petite montagne dominant le village constitue une autre apparition ; de sommet en sommet, on suivra alors les ondulations de celui-ci depuis l'extrémité de la péninsule coréenne jusqu'au cœur même de la Chine. Et la position de la Cité interdite à Pékin, face au sud, comme sa configuration intérieure, place l'empereur juste en-dessous de l'étoile polaire, centre fixe du ciel.
Il s'agit, une nouvelle fois, de relier le proche et le lointain, l'intérieur et l'extérieur, la ville et le paysage, le palais et le monde. Si la démarche scientifique à l'occidentale, à la fabuleuse efficacité, classifie le monde en le réduisant en éléments simples et séparés qu'elle recombine ensuite en théories et en machines, le feng shui classifie dans un autre but : pour tout relier au sein d'un système « harmonieux » où chaque chose a un sens et une place.
Le lien avec les montagnes : la fondation de Séoul
Derrière le palais, à Séoul, on aperçoit le mont Bugak. Ce n'est pas seulement dû à l'abondance des montagnes en Corée : le roi Taejo, qui a choisi en 1394 ce lieu comme capitale, aurait pu trouver un site plus large et facile d'accès au sud de la rivière Han, à l'emplacement actuel de l'immense quadrillage de Gangnam. Il a préféré choisir une cuvette à quelques kilomètres au nord du fleuve, entourée de montagnes et de collines.
La lecture des Annales du roi Taejo [2] permet de suivre de manière vivante les débats qui ont occupé pendant plusieurs mois l'entourage du roi. Le feng shui y est souvent cité comme théorie officielle et incontournable, mais certains conseillers ne se gênent pas pour exprimer leurs doutes. Le roi lui-même s'emporte contre les spécialistes de cette théorie, se moquant de leurs contradictions, et pose des conditions d'ordre pratique : l'emplacement de sa capitale doit certes respecter les règles inscrites dans les vieux livres, mais il faut avant tout que le lieu choisi soit assez vaste pour accueillir une grande capitale, qu'il soit situé dans la partie centrale du pays et qu'un fleuve permette d'y accéder facilement.
Le choix d'implantation de la capitale apparaît comme une conciliation entre les principes traditionnels officiels et des objectifs pratiques et politiques.
Deux ans plus tôt, en effet, Taejo n'était encore qu'un soldat et un homme politique. Par un coup d'état, il a renversé un roi issu d'une lignée ancienne et compte bien fonder une dynastie durable. Il doit pour cela démontrer que les divinités supérieures lui ont bien confié le mandat du Ciel. Dans un même discours, le déclin des rois précédents est associé à la perte de « force » de leur capitale, Kaesong, que l'on trouve justement annoncée dans des prophéties anciennes : la preuve est donc faite que ces rois avaient perdu le mandat du Ciel. À la fondation d'une nouvelle dynastie doit alors répondre le déplacement de la capitale dans un site qui, lui, possède encore toute sa force : c'est le projet de Taejo, qui par la même occasion marginalise les élites de l'ancien pouvoir, installées à Kaesong [3]. La durée de la dynastie Joseon, de 1392 à 1910, montre que son plan a réussi.
La prière rédigée pour les divinités du Ciel et de la Terre à l'occasion de l'installation de la nouvelle capitale résume bien le processus. Elle est également intéressante à lire pour son style, les états d'âme affichés par le nouveau roi (qui dit plus loin penser aux souffrances que risque d'endurer le peuple lors des travaux de construction) étant difficiles à imaginer dans un document aussi solennel en Occident [4] :
Prostrating myself before you, I acknowledge that all things are created and grow because heaven covers and earth carries them. Following the laws of nature, I desire to renew what is old and create a capital that extends in all directions. Though lacking in virtue and ability, your servant humbly believes that he was fortunate to win the favor of the hidden spirits and powers that be. Thus, I lived in the times in which Koryo [Goryeo] was about to collapse and received the mandate to make a fresh start of the new Choson [Joseon] dynasty... However, always burdened with heavy responsibility and tormented by anxieties, I have searched in vain for a way to accomplish the mission that concerns the future of the nation. Then, an official in charge of astronomy said, 'Since the site of the present capital, Songdo [Kaesong], has run out of strength and the land in the south below Mt. Hwasan [Bukhansan] can satisfy the requirements of geomancy, this is a good place to set up a new capital.' So I discussed the matter with my officials and reporterd the decision to the Royal Ancestral Shrine [Jongmyo] and finally moved the capital to Hanyang [Séoul] on the twenty-fifth day of the tenth month..."
L'application des règles du feng shui à Séoul
Un site conforme aux règles du feng shui doit être adossé à une « montagne principale » au nord, assez haute mais pas trop, dite « tortue-serpent », et bordé des trois autres côtés par des montagnes de dimensions moindres : le « tigre blanc » à l'ouest, le « phénix » au sud et le « dragon d'azur » à l'est (les Quatre Animaux). En application du principe baesanimsu, un cours d'eau doit aussi passer devant le palais ou devant la ville, si possible avec des méandres.
À Séoul, le palais royal, comme le palais présidentiel qui est aujourd'hui installé derrière lui, est placé au pied du mont Bugak ; la ville ancienne est bordée à l'ouest par le mont Inwang, au sud par le très touristique Namsan et à l'est par Naksan —laquelle est plus une colline qu'une véritable montagne, ce qui était l'une des critiques formulées par Muhak. Une muraille, que l'on peut suivre pour une superbe promenade, relie ces quatre sommets.
Les cours d'eaux sont constitués par le fleuve Han, qui étire ses énormes méandres au sud de Namsan, et par le Cheonggyecheon, un ruisseau qui traverse le cœur de la ville ancienne à quelques centaines de mètres au sud du palais. La plupart des Coréens d'aujourd'hui ne s'intéressent guère à la signification du plan de Séoul par rapport aux règles du feng shui ; pourtant, il est frappant de constater que la restauration et la transformation en promenade publique en 2005 du Cheonggyecheon, auparavant pollué par des décennies (voire des siècles) de négligence, a touché très fortement le cœur des Coréens : on considère souvent que ce projet est l'un des principaux facteurs qui ont permis à son initiateur, le maire de Séoul Lee Myung-bak, de remporter l'élection présidentielle de 2007.
Un schéma permet de comprendre ce système.
a, b, c, d, e : respectivement palais royal, sanctuaire des ancêtres (Jongmyo), autel des dieux de la terre (Sajikdan), axe nord-sud, axe est-ouest.
1, 2, 3, 4, 5, 6 : respectivement montagne ancêtre (Bukhansan), montagne principale (Bugak), montagne de l'est (Naksan), montagne de l'ouest (Inwangsan), montagne avant ou du sud (Namsan), rivière Cheonggyecheon.
Ou sur un plan de Séoul aujourd'hui (plan interactif, avec les sites évoqués ici) :
Comme toute carte, le schéma feng shui est aussi une construction de l'esprit. Celui qui marche dans Séoul ou traverse la ville en voiture aura une expérience bien différente. D'abord parce que le centre historique n'est plus qu'un centre parmi d'autres, avec Yeouido, Gangnam, voire Wangshimni. Le centre géographique est un vaste espace sous-utilisé, occupé par la colline de Namsan et l'énorme base américaine de Yongsan.
Ensuite parce que, parmi les montagnes, le passant remarque surtout la masse de Namsan, qui est entièrement entourée par la ville ; Inwangsan et Bugaksan s'insèrent dans une série de reliefs qui va d'Ansan, à l'ouest, à Bukhansan au nord et se poursuit par d'autres massifs dans toutes les directions. La ville vécue est plus complexe que sa représentation feng shui.
Le feng shui n'est toutefois pas dépourvu de fondements pratiques. La montagne au nord réduit en principe la force des vents d'hiver. La rivière est également un choix évident pour les sites d'habitation de toutes les civilisations. Les sites conformes au feng shui, en fin de compte, ont quelque chose d'attractif pour les yeux : la vision de la montagne qui se reflète dans un étang du palais, à côté d'un pavillon traditionnel, plaît de manière immédiate. Le feng shui, comme certains préceptes religieux, apporte donc un fondement magique à des règles de bon sens, de confort et de satisfaction esthétique.
Les métaphores de Hahoe
Le feng shui multiplie les métaphores pour, toujours plus, relier le site à d'autres notions, à des catégories connues, inscrire les maisons et leurs habitants dans un réseau de relations qui englobe la société humaine et l'environnement naturel.
Dans le centre du pays, le village de Hahoe, créé sous sa forme actuelle vers le 16e siècle, est inséparable de la famille Ryu. Cette famille a fourni au pays plusieurs grands hommes dont Ryu Seong-ryong qui selon les périodes a été ministre, chef des armées ou penseur confucianiste : parcours normal dans une société où l'homme idéal n'était pas le professionnel spécialisé, séparé, mais le lettré qui relie en lui tous les talents. Le prestige du village dépend donc aussi, en partie, de la réussite de la famille qui l'a fondé et qui, quinze générations plus tard, en habite encore la plupart des maisons.
Hahoe occupe une position très particulière, bordée à l'est par une montagne et de tous les autres côtés par une boucle du fleuve Nakdong, le plus long de la Corée du Sud mais ici proche de sa source.
Les descriptions feng shui du site de Hahoe multiplient les métaphores :
- forme de fer à repasser. Le fer à repasser traditionnel est une sorte de grosse cuillère métallique contenant des braises (voir un exemple). Ici le manche correspond à la chaîne de montagnes conduisant au village et le creux arrondi de la cuillère à la boucle de la rivière occupée par le village ;
- forme de fleur de lotus. La comparaison est plus subtile. Entouré par le fleuve, le village est comparé à une fleur de lotus reposant sur l'eau. De même que la fleur de lotus ne laisse émerger que les pétales, la tige restant sous la surface de l'eau, le village ne doit pas s'élever trop haut : ainsi explique-t-on que le village soit installé assez bas, près du fleuve, et non pas au pied de la montagne comme c'est le cas de la plupart des villages traditionnels comme du palais royal à Séoul. La prospérité de la famille Ryu est aussi attribuée au choix de la maison principale, Yanjgindang, à l'emplacement exact du pistil de la fleur de lotus.
Une métaphore similaire compare le village à un bateau, d'où l'interdiction de creuser des puits au sein du village : en effet, l'eau ferait couler le bateau... La même règle a été invoquée autrefois pour expliquer pourquoi on buvait l'eau de la rivière à Pyongyang et pas à Séoul [6]. À Hahoe, le feng shui rejoint une circonstance locale : l'eau de la rivière y est, paraît-il, de meilleure qualité que celle des puits.
- forme de taegeuk. Le taegeuk est un symbole proche du taijitsu chinois, un cercle divisé en deux parties par une ligne en forme de S, qui symbolise l'interaction du yin et du yang. Le taegeuk et les trigrammes du Yi Jing figurent sur le drapeau coréen et les commentateurs sportifs appellent les footballeurs coréens « guerriers Taegeuk ».
Dans le cas de Hahoe, le S est formé par la double boucle du fleuve. Le village et, en face, la falaise Buyongdae occupent les deux « yeux » du taijitsu, l'endroit où le yin naît au sein du yang et le yang au sein du yin. La famille Ryu aurait prospéré parce qu'elle a installé le village à cet endroit précis ; d'autres familles, dans des temps plus anciens, avaient installé le village au pied de la montagne et avaient donc périclité faute d'avoir respecté cette forme de taegeuk. En fait, comme je m'en suis rendu compte en faisant le graphique suivant, le taegeuk de Hahoe est inversé par rapport à celui du drapeau national...
Le feng shui, ici encore, est une boîte à outils pragmatique, qui ne fournit pas une règle immuable mais un ensemble de possibilités d'interprétation d'un site. Ainsi les métaphores de la fleur de lotus ou du taegeuk parviennent-elles à expliquer l'excellence du site de Hahoe alors que, sur beaucoup de points, le village semble violer les règles les plus élémentaires : installation des maisons près de la rivière et non au pied même de la montagne, situation de la montagne principale à l'est et non au nord...
De plus, l'intervention humaine peut corriger les insuffisances naturelles. On a planté une petite forêt de pins le long du fleuve pour mieux protéger le village du côté nord — ce qui donne au village un agréable lieu de promenade et de repos. De la manière, à Séoul, on a renforcé la porte de l'Est, Dongdaemun, afin de compenser la hauteur insuffisante de la montagne située de ce côté, Naksan ; on a également creusé un étang devant la porte du Sud pour contrôler l'« élément de feu » représenté, selon le moine Muhak, par les dangereuses pointes du mont Gwanak.
Les ondulations des montagnes
Jusqu'à présent on s'est limité à un espace que le visiteur pourrait embrasser du regard ou, au moins, imaginer en reconstruisant une carte à partir d'une promenade dans la ville.
En fait le feng shui, qui descend jusqu'aux détails d'organisation d'un bâtiment, s'élève bien au-delà de l'échelle de la ville.
Le site ne vaut rien si la « montagne principale » est un pic isolé. La fonction de cette montagne est en effet de transmettre une « énergie » (qi). Elle doit donc s'inscrire dans une chaîne de montagnes dont les sommets et les crêtes ondulent comme le corps d'un dragon, monstre souvent bénéfique dans la pensée chinoise.
À Hahoe, le dragon est censé se poursuivre jusqu'au cœur du village. Dans l'arrière-cour de la maison Chunghyodang, l'une des principales du village (la reine d'Angleterre, Elizabeth II, y a fêté son anniversaire en 1999, ôtant ses chaussures comme tout le monde pour y pénétrer), une petite bosse de terrain est présentée comme l'ultime résurgence du dragon, transmettant son énergie à la famille Ryu et au village.
Derrière la montagne principale, on trouve ainsi une « veine » de montagnes « ancêtres » de hauteurs de plus en plus élevées. Des ouvrages entiers sont écrits sur les formes que peuvent prendre ces dragons.
Chaque village de Corée est ainsi adossé à une montagne, qui elle-même reçoit son énergie d'autres montagnes situées en arrière. Le lien se poursuit, de sommet en sommet, jusqu'à la chaîne Taebaek, qui ondule comme une colonne vertébrale du nord au sud de la péninsule.
Cette carte peut surprendre celui qui a visité le site de Hahoe. On y voit en effet que la montagne située à l'est du village, Hwasan, constitue l'extrémité d'une chaîne de montagnes venant du nord. En réalité, la route qui passe entre ces montagnes suit une plaine plantée de rizières, qui parfois se rétrécit mais ne franchit aucun véritable relief. La chaîne représentée par le géographe est donc imaginaire et reflète la vision feng shui, où les ondulations du dragon peuvent être souterraine, parfois sur de longues distances, sans pour autant perdre leur vitalité :
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Montagnes et cartographie
Les représentations cartographiques méritent donc quelques explications car elles reflètent les préoccupations d'une époque. En l'occurrence : que voyons-nous lorsque nous voyons une montagne ?
Lorsqu'il marche ou circule dans les montagnes, l'Occidental moderne remarque des sommets séparés par des vallées ; le géographe coréen ancien voit plutôt une ligne de crête continue.
Une longue tradition cartographique, héritée de celle de la Chine, a produit au cours des siècles des représentations de plus en plus précises de la péninsule coréenne comme un immense réseau arborescent et continu de chaînes montagneuses. « La position d'une montagne sur le territoire, dans un réseau hiérarchisé, est plus importante que sa hauteur, sa forme ou son volume. » [7].
Au 18e siècle, Shin Kyeong-jun dresse un catalogue de treize chaînes de montagnes de troisième ordre (jongmaek, 정맥) qui toutes sont reliées les unes aux autres. Elles convergent pour certaines vers une chaîne de deuxième ordre (jeonggan, 정간) qui se dirige vers Vladivostock et pour la plupart vers la chaîne principale (daegan, 대간), celle des monts Taebaek [8]. Cette chaîne principale mène, tout au nord de la péninsule, au mont Baektu, point culminant et mont sacré de la Corée. C'est le lieu de naissance de Dangun, le fondateur légendaire de la Corée, selon la tradition, et de Kim Il-sung selon sa biographie officielle.
On peut voir ces chaînes et sous-chaînes dans une carte de Kim Jeong-ho, géographe du 19e siècle et grande figure nationale. Le Daedongyeojido, où l'on peut aujourd'hui se promener sans fin grâce à une présentation interactive, décrit le pays comme un gigantesque système cardiaque qui irrigue jusqu'aux points les plus extrêmes.
Le mode de représentation cartographique de Séoul n'est pas très différent de celui adopté par les cartes de feng shui. Le centre-ville y apparaît clairement, entouré de murailles à peu près circulaires et de montagnes bien reliées entres elles.
C'est toutefois une vraie carte moderne. En regardant de près, on aperçoit des routes et de nombreux détails. On reconnaît, dans la ville de Séoul, certaines des principales avenues de la ville moderne : axes est-ouest parallèles de Jongno et d'Euljiro, transversale nord-sud de Sejong-daero qui s'incurve vers l'ouest à partir de l'actuelle mairie de Séoul, passe par Chungjeongno et Geongdeok, traverse l'île de Yeouido et prend la direction d'Incheon...
Ces cartes permettent ainsi de partir de n'importe quel site, le mont Bugak derrière le palais royal, la montagne Hwa-san derrière le village de Hahoe, pour rejoindre la chaîne Taebaek et arriver au mont Baektu.
Et la Chine...
La vision du feng shui coréen ne s'arrête pas au mont Baektu. Si certaines visions nationalistes mettent l'accent sur la spécificité du peuple, de sa langue et de sa culture, le pays s'est le plus souvent placé dans la sphère culturelle chinoise. L'époque Joseon s'est même parfois considérée comme l'authentique héritière de la civilisation chinoise, après l'installation à Pékin de la dynastie Qing d'origine manchoue.
Le mont Baektu, malgré son prestige, n'est donc qu'une étape sur le chemin de l'énergie. La vision feng shui relie les chaînes de montagnes coréennes au réseau des montagnes de Chine qui part des hauts plateaux tibétains et des mythiques monts Kunlun, comme l'indique un texte coréen du 18e siècle [9] :
Depuis les monts Kunlun se détache une chaîne de montagnes qui passe au sud du Grand Désert (Gobi), aboutit à l'est au mont Yiwulu, puis traverse la plaine du Laiotong pour resurgir au mont Baektu. L'énergie alors concentrée dans cette montagne rayonne de mille li vers le nord en embrassant deux fleuves, vers le sud en dominant le plateau Yungotape : ainsi est-il la montagne principale de toutes les autres chaînes de la Corée.
Les monts Kunlun sont ainsi, dans le feng shui chinois, la source de trois « dragons » qui traversent le pays d'ouest en est : au nord Huang He (fleuve Jaune), entre le Huang He et le Yangzi Jiang, enfin au sud du Yangzi Jiang.
Le chemin du ciel
De la ville et de la montagne, levons les yeux vers le ciel.
Le plan de la ville donne leur place au pouvoir du roi, dans la partie nord, au commerce sur un axe est-ouest (ou, en Chine, au nord du palais). Les maisons, le palais, la ville sont reliés aux montagnes qui les entourent, à la rivière qui les longe. Les montagnes ne séparent pas les vallées comme en Europe : elles unifient le pays et l'ensemble du monde connu. Elles constituent une architecture ; le pays est une maison qui rassemblent toutes les villes, dans laquelle chacun trouve sa place.
Cependant, le territoire idéal n'est pas la ville construite par les hommes, mais le Ciel. Afin de montrer qu'il a reçu mandat des forces célestes, le souverain s'efforce donc de choisir et de configurer une capitale qui ressemblera le plus possible au ciel.
Des ouvrages décrivent les correspondances entre le plan d'une ville et le dessin des constellations ; j'ai un peu de mal, dans ces schémas compliqués, à retrouver quelque chose du plan de Séoul.
Il est toutefois certain que le choix d'une orientation nord-sud pour l'axe central du palais et de la ville est lié à la configuration des étoiles et en particulier à la présence au nord de l'étoile polaire.
Ainsi, les citoyens qui regardent le palais doivent se tourner vers le nord. À Pékin, la place Tian an Mien fait face au grand mur rouge situé sur son côté nord, donnant accès à la Cité interdite ; on est forcément tourné vers le nord pour regarder l'immense portrait de Mao affiché au centre du mur. À l'intérieur, une enfilade de cours permet, au prix d'une longue marche vers le nord, d'accéder à des enceintes dont l'accès est de plus en plus limité. Lors de toute cérémonie, le souverain est placé au nord.
Le palais dans la ville, comme l'empereur dans le palais, est donc toujours placé juste en-dessous de l'étoile polaire. Celle-ci représente l'Empereur céleste, auquel l'empereur terrestre est ainsi assimilé [10], relié.
En haut : Bugaksan avec, en arrière-plan, le massif de Bukhansan.
En bas : le toit bleu du palais présidentiel, les toits plus sombres du palais royal auquel aboutit l'avenue Sejong.
Si l'étoile polaire est particulièrement importante, c'est parce que c'est la seule étoile immobile, celle autour de laquelle tournent tous les autres astres. Installé sous l'étoile polaire, au centre du palais autour duquel toute la structure de la ville a été pensée, l'empereur prouve qu'il est bien celui qui a reçu le « mandat du ciel » et accroît ses chances de le conserver — ou persuade le pays que c'est le cas. Selon Confucius, « Le souverain qui règne par la vertu est semblable à l'étoile polaire. Il reste immobile au centre et tout évolue régulièrement autour de lui. » L'empereur, comme le chef de famille, ne se tourne vers le nord que pour le culte aux ancêtres, dont l'autel et la tombe sont situés au nord.
Le feng shui est donc une attention particulière aux lieux, aussi bien très proches que très lointains. Lorsque les Japonais ont annexé la Corée en 1910, l'une des stratégies employées pour intégrer le pays a consisté à affecter la structure symbolique des lieux. Ils ont construit le palais du gouverneur devant le palais royal, à l'endroit le plus visible de la ville, sur un axe légèrement dévié par rapport à l'axe nord-sud. Ils ont planté de gros clous dans la montagne Inwang, à l'ouest de la ville, pour diminuer son « pouvoir ». En 1925, ils ont installé un autel shintô au sommet de Namsan, au sud du centre-ville. Dès la libération du pays en 1945, cet autel a été détruit. Quant au palais du gouvernement, c'est en 1996 que sa présence massive a été supprimée pour laisser la place à un palais royal reconstruit, quelques années avant la restauration du Cheonggyecheon. En fermant un siècle d'humiliation, de guerre et de pauvreté, Séoul se redonnait, avec l'indépendance et la prospérité, un paysage millénaire.
[1] [5] [7] Sophie Clément, Pierre Clément, Shin Yong-hak, Architecture du paysage en Extrême-Orient, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1987.
[2] The Annals of King T'aejo, traduit et annoté par Choi Byonghyon.
[3] Power, Place, and State-Society Relations in Korea, Jongwoo Han.
[4] The Annals of King T'aejo, traduit et annoté par Choi Byonghyon, p. 455-456.
[6] (coréen) [http://weekly.donga.com/docs/magazine/weekly/2003/04/10/200304100500011/200304100500011_1.html Les puits nuisent-ils aux aux villages en forme de bateau ?], Donga Ilbo, 17 avril 2003.
[8] Sankyeongpyo (산경표 ou 山經表), par Shin Kyeong-jun (신경준, 1712-1781).
[9] Lee Chongwang, Taikliji, « Choix des sites favorables », cité dans Architecture du paysage en Extrême-Orient, p. 113.
[10] Léopold de Saussure, Le système astronomique des Chinois (1919), sur chineancienne.fr.
Publié par thbz le 15 juillet 2015
3 commentaire(s)
1. Par Chambon Anne Marie (20 mai 2019) :
Bonjour,
merci c'est très intéressant et très documenté.
Ce qui est frappant lorsqu'on parcourt l'ensemble de la Corée du Sud c'est la quasi absence de constructions / d'habitations sur les montagnes, alors même qu'elles ne sont pas très élevées. Techniquement cela ne parait pas insurmontable de construire sur ces montagnes.
Savez-vous pour quelle(s) raison(s) ces espaces montagneux ne sont pas habités ou si peu ? Croyances ? Raisons politiques ? Raisons techniques qui nous échappent ?
Anne Marie
2. Par thbz (22 mai 2019) :
Bonjour.
Oui, même si les Coréens ne le reconnaîtront pas tous aussi clairement, il y a clairement quelque chose de sacré dans la montagne : on y trouve des temples et des cimetières, c'est aussi un lieu de récréation (randonneurs), mais ce n'est pas un site de vie ni d'exploitation économique. Les arbres qui les couvrent ont une fonction surtout ornementale alors que les forêts, en France ou en Allemagne, sont exploitées pour leur bois. Bref, la montagne est un espace radicalement distinct en Corée, ce qui facilite le dépaysement puisqu'il suffit de quelques pas passer de la métropole à la nature (aménagée tout de même par des sentiers et des escaliers bien tracés).
Et lorsque les pentes sont habitées, comme dans certains quartiers de Séoul ou de Busan, elle le sont de manière très dense, de sorte que cela ne ressemble plus à une montagne. Rien à voir avec les pentes des montagnes européennes parsemées de jolies maisons espacées.
3. Par ANNE MARIE CHAMBON (28 mai 2019) :
Bonjour et merci pour cette explication.
En circulant de nuit en dehors des villes on est plongé dans un environnement baigné de noir.
Etant donné qu'il n'y a pas ou peu d'habitations sur les montagnes donc peu d'éclairage qui signalerait une présence humaine c'est très impressionnant de rouler sur plusieurs dizaines de kilomètres en étant cerné de montagnes très boisées et très sombres.
Nous avions envisagé de faire du camping sauvage en montagne, mais l'impression ressentie à la vue de ces montagnes "noires" nous a refroidis.
Anne Marie