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mars 21, 2012

21 mars 2012 - - (lien permanent)

Éloge de l'ombre

1) Paris, 16e arrondissement.

Une réunion très sérieuse se tient dans une vaste pièce d'un immeuble des beaux quartiers. La pièce n'est éclairée que par la lumière du jour : la luminosité est donc limitée, mais suffisante pour écouter les intervenants et prendre quelques notes.

Sans doute s'agit-il d'économiser l'énergie. La réunion est organisée par un pays scandinave ; j'imagine que des Français auraient prévu un éclairage à la lumière électrique.

Cette situation un peu inhabituelle a une vertu : elle permet de mieux comprendre le rôle de la lumière.

La luminosité naturelle est moins intense que l'éclairage électrique, mais elle est surtout irrégulière et incontrôlable. En ce jour de mars, le soleil se montre fugitivement, puis se cache derrière des nuages tantôt épais, souvent translucides.

La lumière varie selon le lieu où on est assis, dans son éclat et dans ses effets. Ceux qui sont placés face à la fenêtre sont éblouis par l'éclat des nuages qui reflètent la lumière du soleil et peinent à bien distinguer les traits des personnes assises en face d'eux, à contre-jour. Celles-ci, au contraire, bénéficient d'un éclairage plus régulier, soumis toutefois à des variations de pénombre selon la disposition des fenêtres dans la pièce.

Le choix d'un éclairage électrique aurait, au contraire, unifié la luminosité dans toute l'étendue de la pièce et gommé toute variation dans le temps.

L'éclairage naturel introduit donc une dépendance au lieu et à l'instant. Et on découvre soudain que cette contrainte, parce qu'elle rapproche le corps de sensations que l'on devine naturelles, est source d'une satisfaction floue, légère, inattendue.

La valeur de l'ombre et de la pénombre demeure à explorer. Ceux qui l'ont connue l'ont souvent oubliée.

2) Yim Seock Jae, dans un livre intitulé The Traditional Space: A Study of Korean Architecture, énumère les six fonctions de l'ombre dans l'architecture traditionnelle coréenne :

  • l'ombre définit la limite du territoire couvert par le bâtiment ;
  • l'ombre d'un bâtiment crée une relation entre celui-ci et son voisin ;
  • l'ombre crée des formes et des motifs, qu'elle dessine sur le sol ou sur les murs ;
  • l'ombre ne cesse de se transformer et demeure impossible à saisir ;
  • l'ombre, comme abstraction, exprime le silence et représente l'univers avec des formes noires et blanches (ce qui n'est pas, pour moi, tout à fait clair) ;
  • l'ombre est un indicateur du temps, de la saison, du temps même : « The long shadow of the rafter falling on the window sill tells it was time to prepare dinner. (...) When the shadow that crisscrosses the white wall is blurred at the edges, we know to expect rain the next day ».

C'est dans l'ombre du toit que l'on voit le mieux la forme recourbée de celui-ci. L'ombre unit le bâtiment au temps, aux saisons et au temps. « And for this, our lives become richer. »


3) Junichiro Tanizaki, autour de 1930, a écrit un Éloge de l'ombre. Ce n'est pas vraiment un essai, ni tout à fait un récit. C'est plutôt un libre monologue.

Il y parle du papier japonais, des ustensiles en métal, des jades, des verres utilisés au Japon : tous ternes, tous troubles et voilés. Les Occidentaux, au contraire, n'aiment les objets que lorsqu'ils brillent et étincellent.

Il insiste surtout sur les vertus de l'ombre.

Celles-ci lui sont révélées dans un restaurant où il se sent incommodé par un éclairage électrique nouvellement installé ; demandant qu'on lui apporte les chandeliers d'autrefois, il découvre alors « un charme nouveau et tout autre » aux plateaux et bols en laque disposés sur la table. « Et je sus que si nos ancêtres avaient trouvé cet enduit qui a nom « laque », et s'étaient laissé ensorceler par les couleurs et le lustre des ustensiles qui en étaient recouverts, ce n'était point l'effet d'un hasard. »

« De tout temps la surface des laques avait été noire, brune ou rouge, autant de couleurs qui constituaient une stratification de je ne sais combien de « couches d'obscurité », qui faisaient penser à une matérialisation des ténèbres environnantes. Un coffret, un plateau de table basse, une étagère de laque brillante à dessin de poudre d'or, peuvent paraître tapageurs, criards, voire vulgaires ; mais faites une expérience : plongez l'espace qui les entoure dans une noire obscurité, puis substituez à la lumière solaire ou électrique la lueur d'une unique lampe à huile ou d'une chandelle, et vous verrez aussitôt ces objets tapageurs prendre de la profondeur, de la sobriété et de la densité. »
Traduction de René Sieffert.

La dorure qui orne certains objets en laque s'explique ainsi par la manière dont elle contraste avec l'obscurité ambiante et reflète la lumière vacillante des lampes. « Car un laque décoré à la poudre d'or n'est pas fait pour être embrassé d'un seul coup d'œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l'un ou l'autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l'ombre, il suscite des résonances inexprimables. »

Tanizaki explore aussi les effets de l'ombre dans l'architecture.

Je suis totalement profane en matière d'architecture, mais je me suis laissé dire que, dans les cathédrales gothiques d'Occident, la beauté résidait dans la hauteur des toits et dans l'audace des flèches qui plongent dans le ciel. À l'opposé, dans les édifices religieux de notre pays, les bâtiments sont écrasés par les énormes tuiles faîtières, et leur structure disparaît tout entière dans l'ombre profonde et vaste que projettent les auvents.

Il est vrai que le toit, en Occident, est sans doute la partie la plus négligée de l'architecture. Tout est, chez nous, dans la façade ; c'est bien ce qui m'a troublé au Japon. L'attention est portée sur les détails, pas sur l'organisation générale de la façade.

Tanizaki, lui, insiste sur les modalités de l'assombrissement dans les demeures japonaises : large auvent, vérandas, papier translucide diffusent une clarté ténue. Il s'agirait de jouer sur les degrés d'opacité de l'ombre. Le toko no ma lui-même, cette niche dans laquelle on dispose avec sobriété et harmonie une peinture, un arrangement floral, à peine visibles dans la pénombre, démontre « à quel point les Japonais ont pénétré les mystères de l'ombre, et avec quelle ingéniosité ils ont su utiliser les jeux d'ombre et de lumière. »

Le livre de Tanizaki, qui ne prétend pas être un théoricien, ne craint pas de se perdre dans certains délires esthétiques sur les vertus des toilettes à l'ancienne, la beauté des mains d'un acteur de nô ou la recette des sushi aux feuilles de kaki. Son attachement au passé confine au conservatisme. Souvent, toutefois, il touche juste :

... notre imagination elle-même se meut dans des ténèbres noires comme laque, alors que les Occidentaux attribuent à leurs spectres même la limpidité du verre. Les couleurs que nous aimons, nous, pour les objets d'usage quotidien, sont des stratifications d'ombre : celles qu'ils préfèrent, eux, sont les couleurs qui condensent en elles tous les rayons du soleil. Sur l'argent et le cuivre, nous apprécions la patine ; eux la tiennent pour malpropre et antihygiénique, et ne sont contents que si le métal brille à force d'être astiqué. Dans les pièces d'habitation, ils évitent autant qu'ils le peuvent les recoins, et blanchissent le plafond et les murs qui les entourent. Jusque dans le dessin des jardins, là où nous ménageons des bosquets ombreux, ils étalent de vastes pelouses plates. »

Certes, on pourrait opposer à Tanizaki la netteté des estampes japonaises, d'où sont exclus tout flou et toute ombre, ou le goût du Japon moderne pour la lumière, qui paraît-il a conquis à nouveau Tokyo malgré les restrictions de la production d'électricité qui ont suivi la catastrophe.

4) Ce n'est pas que l'ombre soit ignorée des architectes occidentaux : ils la connaissent, l'étudient scientifiquement pour construire un cadran solaire sophistiqué dans l'église Saint-Sulpice.

Plus récemment, l'un des architectes-urbanistes responsables du réaménagement de la place de la République, à Paris, explique son projet par des considérations d'ombre et d'ensoleillement : puisqu'on a décidé de ne laisser qu'un côté de la place aux voitures, c'est la moitié nord de la place qui deviendra piétonne, celle qui est la plus exposée à ces rayons de soleil que tous les Parisiens sont censés rechercher avec avidité dès que revient le printemps.

Les arbres seront toutefois préservés, au centre de la place, afin que l'ombre conserve son territoire, au moment des grandes chaleurs.

L'ombre n'est donc considérée de manière générale, sur la place de la République comme partout ailleurs en France, que sur un angle purement utilitaire.

Quels architectes, en Occident, ont réfléchi de manière approfondie à l'impact esthétique de l'ombre des toits ou des murs ? Ces effets, que Yim Seock Jae décrit de manière systématique dans le cas des temples et académies confucéennes coréens, ne sont vécus chez nous que comme des avantages pratiques (bénéficier de l'ombre d'un auvent) ou des nuisances (perdre, lors de la construction d'un immeuble de grande hauteur, l'accès direct au soleil dont on bénéficiait précédemment).

Je me promène ainsi dans une librairie d'architecture, à la recherche de livres consacrés à l'ombre. Je ne trouve guère qu'un essai d'Antoine Grumbach : L'ombre, le seuil, la limite. C'est un livre de réflexions sur l'espace juif. À côté, un ouvrage de Louis Khan porte un titre presque opposé : Le Silence et la Lumière.

La lumière, et non l'ombre, voilà bien un sujet de choix pour l'architecture occidentale : on pourrait faire l'histoire de la mise en lumière progressive des bâtiments européens, une longue narration de l'agrandissement des fenêtres dans les cathédrales gothiques et les palais de Louis XIV, de l'hygiénisme lumineux de Le Corbusier et finalement du fantasme de l'immeuble de verre, baigné et même traversé par la lumière au tournant du 21e siècle.

4) L'Occident, pourtant, a connu l'ombre. Nos ancêtres vivaient dans la pénombre.

On rêvera ainsi, par dérogation aux principes de la muséographie moderne qui imposent un éclairage uniforme et « naturel », de voir reconstituée, dans une salle du Louvre, la lueur incertaine et flottante des chandelles d'autrefois : lorsque, vers 1562, dans le réfectoire de San Giorgio Maggiore, les moines levaient les yeux vers les immenses Noces de Cana accrochées au-dessus de la chaire de l'abbé, que voyaient-ils exactement ?

C'est ce projet qu'a réalisé Stanley Kubrick, dans les scènes d'intérieur de Barry Lindon.

Publié par thbz (mars 21, 2012) | Commentaires (3)


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