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avril 24, 2004
24 avril 2004 - Toscane-Ombrie 2004 - (lien permanent)
Spello
Spello est une petite ville située entre Assise et Foligno. Une fois à l'intérieur, on monte peu à peu sa rue principale, on avance au hasard dans le labyrinthe des rues adjacentes, on parvient finalement au sommet d'où on a une vue merveilleuse sur l'Ombrie et on se dit qu'on est dans l'une des plus belles villes d'Italie ; et puis on se souvient qu'on a déjà dit cela de tant de villes...
Dans l'église principale, Santa Maria Maggiore, des fresques de Pinturicchio montrent la supériorité de l'élève sur le maître, le Pérugin. Il a conservé l'influence de celui-ci dans ses paysages, en général une douce cuvette centrée sur un lac qui fait penser au lac Trasimène. En revanche, il abandonne la construction strictement symétrique du Pérugin. Les adorateurs sont répartis sur une belle courbe centrée sur l'enfant Jésus. Les visages sont tous nettement individualisés. On remarque par exemple un groupe composé d'une vieille femme et d'une jeune qui porte un bébé dans ses bras, sans doute pour représenter les trois âges de la vie.
Au sommet de la ville, on arrive à une église précédée d'un péristyle, qui ressemble à une église que j'ai vue à Cortone et dans laquelle j'avais vu un grand tableau de Signorelli peint des deux côtés. Ces deux églises très anciennes, comme Sant'Angelo à Pérouse, sont petites et très simples extérieurement. Pourtant il se dégage d'elles une impression de sérénité que doit produire leur situation à l'écart du centre.
Face à cet église, un belvédère sur l'Ombrie. Pour une fois la beauté n'est pas formée par un tableau de collines, mais par la longue étendue plate d'une vallée large, découpée en prés verts, ornée d'arbres isolés ou regroupés en courts segments ainsi que de maisons que l'on peut confondre avec des arbres dans le soleil couchant. Au loin, c'est la cité d'Assise, à flanc de colline, et en contre-bas la coupole de Santa Maria degli Angeli. De Spello on aperçoit Assise. D'Assise on aperçoit Pérouse. L'œil pourrait-il ainsi traverser toute l'Ombrie, toute la Toscane en sautant d'une ville d'art à une autre ?
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Sentiment religieux
A Pérouse, j'entre au hasard dans une petite église, près de San Francesco. En touriste consciencieux, j'admire un retable du treizième ou quatorzième siècle. A côté, une femme est agenouillée devant un autel. Puis elle se lève et s'approche d'une statuette de la Vierge à l'Enfant, bleue et blanche, comme on en produit en série depuis des siècles. Elle la contemple une minute, s'éloigne, revient et pose un baiser sur le pied du petit Jésus.
Un autre jour, à Orvieto, une petite église baroque non mentionnée dans les guides. Je regarde quelques tableaux, assez rapidement. Un panneau indique, dans une niche, un "enfant-Jésus miraculeux". C'est un bébé doré, enfoui dans un amoncellement invraisemblable de pierreries et d'étoffes. Devant, une tablette couverte d'images pieuses et un endroit pour s'agenouiller.
La valeur artistique d'une oeuvre ne détermine pas la ferveur populaire. Les papes et les riches familles prétendaient faire œuvre pie en commandant des fresques aux plus grands peintres, mais ils auraient fait autant pour la religion en faisant fabriquer des statuettes kitsch surchargées d'ornements.
A Spello, près d'Assise, grand pays producteur de saints, une petite église qui, comme souvent en Ombrie, affiche une façade banale. Je ne pousse la porte que par curiosité. A l'intérieur, la lumière du soleil couchant, filtrée par les vitraux, explose sur le décor baroque. C'est l'heure de la messe du soir. Dans une nef de côté, un prêtre raconte quelque épisode des Evangiles. Il parle comme un homme politique dans une réunion électorale. Sa voix s'enflamme sur les épisodes les plus pathétiques et réverbère dans toute l'église. Face à lui, pour admirer sa performance, seulement quatre vieilles paroissiennes.
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Orvieto
Orvieto, c'est un site unique : une cité perchée au-dessus d'une falaise qui l'entoure de plusieurs côtés, dominée elle-même par une énorme cathédrale de marbre, dans le style des Dômes de Florence et de Sienne.
A l'intérieur de la cathédrale, la chapelle San Brizio sert de prétexte à un cycle de fresque extraordinaire de Signorelli sur la Fin des temps. Les deux parties les plus fascinantes sont la prédication de l'Antéchrist et la Résurrection des morts. L'Antéchrist est un double maléfique du Christ dont il reprend l'apparence physique, les attitudes, les miracles. Autour de lui, des disciples et des témoins s'interrogent, tandis que le monde est en proie à la discorde civile et à la guerre. En face, c'est l'étape suivante, la résurrection des morts : des corps nus s'extirpent du sol et étirent leurs membres dont ils redécouvrent l'usage.
Comme chez le Pérugin, les visages ont tous un air de famille, sauf lorsqu'il décide de faire des portraits.
Les fresques sur la Fin des temps occupent la partie supérieure des parois. En-dessous, des scènes très profanes sont consacrées aux poètes lyriques, dans une organisation spatiale très originale : le portrait du poète est entouré de quatre médaillons représentant des scènes qu'il a chantées, tandis que le reste de l'espace est consacré à une décoration de motifs fantastiques qui s'enchaînent les uns aux autres.
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Paysages de Toscane
Lorsqu'on avance dans les collines du Chianti, au nord de Sienne, on a envie de s'arrêter à chaque virage pour contempler le paysage. Peu avant d'arriver à Gaiole in Chianti, par exemple, en montant vers le castello di Meleto, je m'arrête dans un lacet et je regarde les collines. Qu'est-ce qui fait la beauté d'un paysage toscan ? Qu'est-ce qui fait la beauté d'un paysage ?
Jamais plat, le relief évite la monotonie de la ligne droite. Les champs de vigne alternent avec les bois. La nature très verte est ponctuée de villas orangées. La multiplicité des collines offre des points de vue toujours renouvelés.
La nature et l'homme ont passé un contrat pour construire ensemble un paysage fondé sur des règles simples : homogénéité des styles, harmonie des proportions, absence totale de mauvais goût et de dramatisation. Le paysage toscan, c'est la structuration par l'activité humaine d'un territoire qui s'y prête idéalement.
Il doit pourtant y avoir autre chose. Car la Toscane n'est pas la seule région vallonnée au monde. Ce n'est pas la seule région rurale à forte présence humaine. On pense au Pays Basque, par exemple, où les constructions humaines sont elles aussi soumises à une unité de style. On sent pourtant qu'en Toscane l'émotion doit naître d'un autre élément. Cet autre élément, c'est peut-être la luminosité qui fait ressortir les couleurs et qui détache les formes. C'est peut-être aussi un élément purement décoratif : les cyprès.
Vu de près, le cyprès n'est pas un très bel arbre. Dans le paysage toscan, les alignements de cyprès viennent délimiter les champs ou accentuer la courbe d'une crête. Souvent, de loin, on les prend pour les tours d'une citadelle. Parfois isolés, ils rompent l'uniformité d'une surface monocolore. Ce sont des éléments graphiques qui contribuent à donner au paysage un caractère immédiatement reconnaissable. Pas de Toscane sans cyprès. Comme l'assaisonnement dans les plats, on ne les remarque pas toujours, mais ils donnent du piquant au spectacle.
Lorsque on arrive à Sienne, on va voir les peintres locaux à la Pinacothèque nationale. Chez les peintres du Trecento, Duccio, les frères Lorenzetti, Simone Martini, on remarquera presque systématiquement, derrière les figures religieuses, un paysage de collines. S'agit-il des collines du Chianti ? Le paysage a l'air plus accidenté. Les collines sont moins douces. On n'y voit aucun champ, sauf dans la fresque du Bon Gouvernement, dans laquelle Ambrogio Lorenzetti montre aux magistrats de Sienne que, dans un pays bien géré, la paix permet aux paysans de cultiver leurs champs et aux jeunes filles de danser dans les villes.
C'est que, pour voir les paysages des peintres siennois, il faut continuer et sortir de Sienne par le sud-est. Les Crêtes siennoises ont conservé une trace de ces collines moins douces, vastes étendues un peu désolées et dépourues d'arbres.
En continuant dans la direction de l'Ombrie, vers San Quirico d'Orcia, on retrouve des champs et des villas, comme dans le Chianti mais avec moins de vignobles. L'apparition d'un brin de soleil transfigure la pierre orangée des villas ; à chaque instant on se dit que malgré tous les endroits sublimes que l'on a déjà vus, celui-ci est encore plus beau.
A Pienza, je contourne centre-ville sans m'arrêter parce que la priorité est de trouver de l'essence. Je redescends dans la vallée du côté sud ; je me rends compte qu'il n'y a pas de station-service de ce côté-là et je fais demi-tour ; je dois alors m'arrêter sur le bas-côté, stupéfait par un spectacle admirable.
Éclairée par un soleil entre deux nuages, Pienza occupe le sommet d'une colline. On aperçoit, au milieu, la flèche de l'église et, de part et d'autre, une colonnade et des bâtiments de plus en plus bas. En-dessous, c'est déjà la muraille, puis des villas et des champs répartis sur le flanc de la colline, au milieu desquels serpente la route par laquelle je suis descendu.
Tout ceci ne serait peut-être rien sans une ligne de cyprès plantée au-dessus de la muraille, qui répète le dessin de la colonnade. Cet alignement est la touche finale du tableau que constitue Pienza.
Car je suis persuadé que l'ensemble de ce point de vue, depuis la vallée profonde jusqu'au ciel et à ses nuages sur lesquels de détache la ville, est le résultat d'une composition réalisée consciemment par ceux qui ont construit la ville. Pienza, c'est la ville de Pie II, pape mécène qui a demandé en 1459 à un architecte d'en faire une cité idéale. En me promenant dans la ville, je trouve un plan plus simple que dans les cités médiévales. La place centrale, trapézoïdale, a la taille idéale par rapport à l'église et aux palais qui l'entourent. Contrairement à ce à quoi je m'attendais, il ne s'agit pas de la ville parfaitement régulière et aseptisée que l'on voit dans certains tableaux de l'époque. L'intelligence du constructeur a été d'en faire une ville agréable à vivre. La promenade au-dessus des murailles, côté sud, offre l'un des plus parfaits paronamas de Toscane, donc du monde.
Après Pienza, dans la direction de Pérouse, je quitte bientôt la Toscane. Les collines s'abaissent et le paysage s'appauvrit. Les collines régulières de Toscane permettaient à l'oeil d'embrasser d'un même regard de nombreux champs et villas, au premier, au second, au troisième plan. Lorsqu'une large vallée vient les remplacer, le champ de vision est subitement plus limité. On aperçoit les maisons du bord de la route, au loin des collines indistinctes et, presque tout de suite, le ciel. Un beau paysage, c'est peut-être d'abord un paysage qui donne des choses, beaucoup de choses, à voir.
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San Gimignano et Monteriggioni
Dans une boutique de cartes postales, à San Gimignano, une touriste française s'exclame en regardant une vue d'ensemble de la ville : "On dirait New York !", et son mari ne comprend pas.
C'est pourtant l'impression que j'ai eue en arrivant. On aperçoit San Gimignano de loin, village du Moyen-Âge surmonté de nombreuses tours. Pour décrire San Gimignano il faut utiliser un terme typiquement américain : San Gimignano possède une skyline, c'est à dire une ligne formée par le profil de ses maisons et de ses tours qui se détachent sur le fond du ciel.
Une skyline identifie la ville. Le voyageur qui traverse les États-Unis peut reconnaître les principales villes par le contour de leurs tours. La destruction du World Trade Center a porté atteinte à l'identité de New York telle que ses habitants la percevaient : la disparition des deux tours avait radicalement modifié la ligne de ciel, les automobilistes qui arrivaient par le pont de Brooklyn ne reconnaissaient plus leur ville.
En France, aucune ville, peut-être, n'a véritablement de ligne de ciel. Seule l'église se détache en général, comme la cathédrale de Chartres qui émerge des champs, mais il faut plus d'un bâtiment pour faire une skyline. Pour en voir une, il faut monter sur le mont Valérien, prendre le sentier qui le contourne par l'ouest et, face au nord, contempler l'admirable parade des tours de la Défense qui descendent lentement vers la Seine.
San Gimignano, avec ses dix ou douze tours, c'est donc une vraie skyline construite au Moyen-Âge pour les mêmes raisons que celle de New York. Chacune des riches familles commerçantes ou propriétaires terriennes de San Gimignano voulait faire de l'ombre à sa voisine en élevant une tour plus élevée que celle de sa voisine. De la même manière, les grandes entreprises américaines, dans les années 20, construisaient des tours gigantesques alors qu'elles n'avaient besoin que de quatre ou cinq étages pour leurs bureaux.
Car ces tours ne servent à rien. Si elles avaient servi à loger des habitants sur un espace exigu, on les aurait percées de fenêtres. S'il s'était agi d'observer les ennemis approchant de la ville, un donjon unique aurait suffi. Elles ne sont même pas belles : simples parallépipèdes dépourvus de toute décoration, elles se dressent comme le monolithe de "2001, l'Odyssée de l'espace", objets simples dont la perfection fascine l'observateur. Superflues, vides de sens et dont ouvertes à toutes les interprétations, les tours de San Gimignano sont une gigantesque matérialisation de l'orgueil humain.
Monteriggioni est un autre village préservé. Depuis la route qui relie Florence à Sienne, on ne voit de lui que sa muraille, qui se détache avec ses tours d'angle sur le fond du ciel. Dante a trouvé la métaphore idéale : Monteriggione se couronne de tours.
Monteriggioni, San Gimignano et de nombreuses autres cités de la région, au moins dans leur centre ville, sont le produit d'une histoire qui a connu deux ou trois siècles d'un extraordinaire dynamisme, suivis de cinq siècles de recueillement. Pendant le Moyen-Âge, deux éléments ont produit ces villages : la prospérité du commerce et de la terre, ainsi que les guerres perpétuelles qui résultaient de l'indépendance de chaque village. Puis peu à peu les villages ont été annexés par les villes. San Gimignano s'est soumis à Florence dès 1350. Sienne elle-même a été vaincue deux siècles plus tard. Les cités se sont alors peu à peu cristallisées dans l'état où elles étaient. Avec la fin de l'indépendance, les riches familles se sont concentrées sur l'exploitation de leurs propriétés.
Tandis que Louis XIV puis Napoléon III remodelaient Paris, tandis que le 19ème siècle peuplait Vienne de palais et que les guerres du 20ème siècle faisaient de Berlin un champ d'expérimentation urbaine permanent, la Toscane profonde, elle, renonçait à moderniser ses villes. Sa prospérité lui permettait de préserver un fabuleux héritage médiéval dont elle avait pris conscience très tôte : dès le 13ème siècle, les magistrats de Sienne et de San Gimignano réglementaient les nouvelles constructions.
Les Toscans ont donc conservé leurs citadelles dans l'état où elles étaient. Pendant ce temps, ils ont porté tous leurs efforts sur la campagne. Ils y ont construit peu à peu le paysage toscan tel que nous le connaissons et ont ainsi achevé de faire de leur région l'endroit où la beauté de la nature et l'intervention humaine se rejoignent dans l'équilibre le plus admirable.
Publié par thbz at avril 24, 2004 | Commentaires (0)