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février 26, 2006

26 février 2006 - 13e arrondissement - Paris - Plus - Tours - (lien permanent)

La gare des Gobelins

La gare des Gobelins n'est pas située dans le quartier des Gobelins. Ce n'est plus une gare.

La gare des Gobelins est une ancienne gare de marchandises installée dans le sud du 13e arrondissement. Reliée à la voie ferrée de la petite ceinture qui fait le tour de Paris, elle a servi au transport de marchandises jusqu'en 1991.

Aujourd'hui, des camions plongent sous la dalle vers les entrepôts situés loin sous terre. La gare des Gobelins est en effet devenue souterraine au début des années 1970 lorsque la dalle des Olympiades a élevé au-dessus d'elle ses tours et ses barres : Mexico, Sapporo, Helsinki, Squaw Valley... Aujourd'hui elle nourrit les commerces chinois et une partie des habitants de l'arrondissement, qui ignorent son existence.

Le niveau du sol

Dans un quartier où la Cinquième République a déployé sa science de l'urbanisme comme nulle part ailleurs, la notion même de sol naturel a disparu. Selon la tour dans laquelle on vit, selon que l'on marche ou que l'on conduit, selon que l'on est livreur, commerçant ou client, le sol peut se situer à quatre niveaux différents et superposés.

1. Les camions déversent leurs marchandises dans un entrepôt souterrain.

2. Les colis prennent un monte-charge et débouchent dans une rue elle-même située sous la dalle, au même niveau que les parkings. Ils traversent la rue-corridor pour entrer de plain-pied dans les grands supermarchés de l'avenue d'Ivry : Paris-Store, Tang.

(Emy me signale dans les commentaires que je me trompe : en fait les marchandises arrivent et repartent en camion vers des destinations parfois éloignées. Ma description d'un parcours continu depuis les sous-sols jusqu'aux tours tombe à l'eau...)

3. Les clients achètent ces produits dans les supermarchés puis prennent un escalier roulant pour monter au-dessus de la dalle. Car c'est sur la dalle, bien au-dessus des rues environnantes, que donnent les halls d'entrée de la plupart des tours.

4. Certains prennent un second escalier et accèdent à la seconde dalle, encore plus haut, pour rejoindre Squaw Valley ou la tour Tokyo.

Les tours manquantes

Lorsqu'on regarde les Olympiades de loin, on constate une anomalie. Une tour est isolée loin des autres : la tour Tokyo, loin à droite, tellement loin que pour un peu elle sortirait de l'image.

Pourtant elle fait bien partie des Olympiades : elle le prouve par son nom de ville olympique comme par sa façade en damier, analogue à la plupart des autres tours. Elle a exactement le même plan que la tour Helsinki.

C'est un accident de l'histoire. En 1974, un nouvel état d'esprit et un président nouvellement élu ont stoppé d'un coup la construction des tours à Paris. Les Olympiades étaient la seule opération entièrement terminée dans un quartier qui devait se couvrir de tours depuis la place d'Italie jusqu'au périphérique. Entièrement terminée ? Non, car il manquait encore deux tours. Deux tours qui devaient relier la tour Tokyo au cœur des Olympiades. Elles n'ont jamais été construites.

Trente ans plus tard, on retrouve leur empreinte dans les murets et les carrés de béton couverts d'herbes sauvages de la dalle haute. Suspendue au-dessus de la gare des Gobelins, cette dalle, centre d'un quartier à peine ébauché, ne sert à rien. On n'y trouve que des crottes de chiens et des bouches d'aération, traces de la vie qui se déroule en-dessous, à côté, au-dessus.

Espace vague

Ce terrain est complexe : la route de desserte des entrepôts descend le long de la voie ferrée désaffectée ; les rues souterraines du Disque et du Javelot serpentent sous les tours entre la rue Nationale, la rue de Tolbiac et l'avenue d'Ivry ; le centre commercial part de la dalle basse avec ses toits en pagode, se glisse sous la dalle haute et surplombe l'avenue d'Ivry ; des bouches d'aération percent les dalles ici et là ; des escaliers débouchent on ne sait où, en général sur des portes fermées ; des grilles, des poteaux, des murets ponctuent l'espace.

Le propriétaire de ce territoire, c'est tout le monde et personne. Toutes les tours gèrent en commun la dalle, qui n'appartient pas à la ville. La gare des Gobelins relève de Réseau Ferré de France (RFF), bien que l'on trouve encore l'enseigne de la SNCF à l'entrée.

La gare des Gobelins est un espace sous-utilisé dans Paris, peut-être parce qu'il est inutilisable. Le projet de rénovation des Olympiades (GPRU) ne semble pas s'y intéresser, on l'évoque parfois dans des réunions du conseil municipal, les militants du tramway voudraient l'utiliser comme gare, mais RFF ne veut pas s'en séparer. Les herbes folles ont de l'avenir sur la gare des Gobelins.


- Une intéressante histoire de la petite ceinture.

- Une histoire du quartier asiatique sur paris-asie.com (dont l'anecdote sur les deux tours jamais construites).

- (mise à jour, juin 2009) Un reportage radiophonique réalisé pour Arte Radio par Olivier Toulemonde (qui a laissé un message ci-dessous) et Christophe Havard. Ils m'ont même interviewé, mais je crois que j'ai été coupé au montage...

Publié par thbz at février 26, 2006 | Commentaires (41)


février 17, 2006

17 février 2006 - Divers - (lien permanent)

Deus caritas est

Joseph Ratzinger, c'est à dire Benoît XVI, est un bon écrivain. Sa première encyclique, intitulée Deus est caritas, aborde l'amour chrétien, vaste sujet qui va de l'amour amoureux à la charité. On lit souvent dans les mariages la Lettre de saint Paul aux Corinthiens sans savoir que ce texte n'a pas grand'chose à voir avec le sentiment qui relie un homme à une femme : saint Paul parle en fait de charité.

Extrait de l'encyclique (fin de la première partie) :

[L'amour du prochain] consiste précisément dans le fait que j’aime aussi, en Dieu et avec Dieu, la personne que je n’apprécie pas ou que je ne connais même pas. Cela ne peut se réaliser qu’à partir de la rencontre intime avec Dieu, une rencontre qui est devenue communion de volonté pour aller jusqu’à toucher le sentiment. J’apprends alors à regarder cette autre personne non plus seulement avec mes yeux et mes sentiments, mais selon la perspective de Jésus Christ. Son ami est mon ami. Au-delà de l’apparence extérieure de l’autre, jaillit son attente intérieure d’un geste d’amour, d’un geste d’attention, que je ne lui donne pas seulement à travers des organisations créées à cet effet, l’acceptant peut-être comme une nécessité politique. Je vois avec les yeux du Christ et je peux donner à l’autre bien plus que les choses qui lui sont extérieurement nécessaires: je peux lui donner le regard d’amour dont il a besoin. Ici apparaît l’interaction nécessaire entre amour de Dieu et amour du prochain, sur laquelle insiste tant la Première Lettre de Jean. Si le contact avec Dieu me fait complètement défaut dans ma vie, je ne peux jamais voir en l’autre que l’autre, et je ne réussis pas à reconnaître en lui l’image divine. Si par contre dans ma vie je néglige complètement l’attention à l’autre, désirant seulement être «pieux» et accomplir mes «devoirs religieux», alors même ma relation à Dieu se dessèche. Alors, cette relation est seulement «correcte», mais sans amour. Seule ma disponibilité à aller à la rencontre du prochain, à lui témoigner de l’amour, me rend aussi sensible devant Dieu. Seul le service du prochain ouvre mes yeux sur ce que Dieu fait pour moi et sur sa manière à Lui de m’aimer.

La seconde partie contient une discussion intéressante de ce qui relève de l'État ou de l'Église dans la recherche de la justice.

J'ai toujours été fasciné par la valeur intellectuelle de certains penseurs religieux et l'énergie qu'ils dépensent, depuis saint Augustin, à développer des discours qui reposent, en dernière analyse, sur Dieu. Or Dieu n'existe pas, donc des talents aussi remarquables sont entièrement gâchés. Reste le plaisir que ces textes fournissent à la lecture et le soutien qu'ils peuvent apporter aux croyants. Deus est caritas est une lecture passionnante qui touche souvent juste sur le plan psychologique.

Publié par thbz at février 17, 2006 | Commentaires (7)


février 13, 2006

13 février 2006 - Arts, architecture... - (lien permanent)

Le Crépuscule des Dieux au Châtelet

Le Crépuscule des Dieux, de Wagner, ce dimanche 12 février 2006 au théâtre du Châtelet. Orchestre de Paris dirigé par Christoph Eschenbach, mise en scène de Bob Wilson. Avec Nicholai Schukoff (Siegried), Dietrich Henschel (Gunther), Kurt Rydl (Hagen), Linda Watson (Brünnhilde).

Le Crépuscule des Dieux est le dernier épisode de l'Anneau du Nibelung. Alors que les trois mousquetaires étaient quatre, la Tétralogie, elle, ne comporte que trois épisodes (plus un prologue). Pendant quinze heures de musique, sans compter les entractes, dieux et démons se trompent les uns les autres et surtout eux-mêmes, laissant les hommes les humilier et prendre finalement leur place. Non seulement Dieu est mort, mais c'est l'homme qui l'a tué.

Le public, d'abord, car c'est la première chose qu'on voit en arrivant au théâtre. On ne connaît rien de ces gens, donc on ne les décrira que selon des critères purement visuels :

- tous les âges sont représentés au-dessus de vingt ans. Les jeunes se regroupent plutôt dans les étages élevés. La moyenne d'âge doit être proche de cinquante ans.

- l'habillement reste classique. On trouve des cravates, des pulls, des chemises à carreaux, des vestes, des jeans et parfois tout cela sur la même personne.

- les Blancs forment la quasi-totalité du public. On remarque une faible minorité d'Asiatiques ; les Noirs doivent se compter sur les doigts d'une main dans l'enceinte du théâtre. L'opéra n'est pas un miroir de la société ; on s'en doutait un peu.

Hagen est interprété par Kurt Rydl. Avant le lever de rideau, un homme élégant s'avance sur la scène et annonce que le chanteur est malade. La séance a même failli être annulée. Le chanteur a toutefois décidé d'essayer de jouer. Hagen est un personnage triste, Rydl est, de manière appropriée, livide. Lors de sa première scène, il profite d'un temps mort pour se retourner vers le fond de la scène ; il fouille dans sa poche, porte quelque chose à son visage : comprimés, fiole, mouchoir ? Dans les scènes suivantes, il sort discrètement de scène chaque fois qu'on n'a pas absolument besoin de lui. Il réussit toutefois à tenir son rôle, très exigeant vocalement, jusqu'au bout. Il ne viendra pas saluer. Cet homme a souffert toute la soirée.

La mise en scène prend un parti radical. Pas de décor, tout joue sur les lumières, sauf, curieusement, lors de l'embrasement final : à ce moment où on s'attend à voir un jeu habiler de projecteurs symboliser l'incendie, on a droit au contraire à de vraies flammes sur scène, soigneusement circonscrites dans une vasque il est vrai.

Les personnages marchent comme des pantins : un bras en avant avec la main verticale et le bras plié, comme dans un geste de paix ou un salut hitlérien ; l'autre bras en arrière, raide ; on dirait des statuettes Tang ou bien les Beatles sur une couverture de disque célèbre. Siegfried se déplace toujours avec un heaume dans la main gauche et une grosse épée dans la main droite, brandie devant lui bien droite, en érection. Gunther porte, dans la même position, un poignard beaucoup plus petit : ce n'est qu'un homme médiocre.

Cette mise en scène m'agace au début. Le hiératisme convient mal au face-à-face amoureux et héroïque dans lequel Brünnhilde laisse partir Siegfried au combat. Puis l'opéra se déroule et ce choix, suivi jusqu'au bout, trouve sa justification. On se prend peu à peu au jeu. La mise en scène devient vivante. Les interprètes, comme dans un film de Bresson, sont des modèles au service de la mise en scène. Les positions de groupe en ombres chinoises ne sont plus ridicules mais tragiques.

Siegfried, seul, est interprété par un vrai acteur : Nikolaï Schukoff. Il a tout : la blondeur, le faciès émacié, les attitudes, l'expression du visage. Et puis la voix : lorsqu'il raconte sa vie dans le grand monologue qui va le mener à sa mort, j'en oublie de regarder les sous-titres : la musique et le ton de sa voix disent tout ce qu'on peut avoir besoin de savoir.

La marche funèbre qui suit la mort de Siegfried, lorsqu'on l'écoute dans son salon, est une sorte de best-of de la Tétralogie : les meilleurs leitmotifs condensés en dix minutes. Sur scène, avec un orchestre qui développe une sonorité puissante dans une articulation précise, dans une mise en scène minimaliste qui laisse cet orchestre s'exprimer pleinement au moment où il en a le plus besoin, la marche funèbre offre une éblouissante apothéose à l'œuvre.

En résumé, intrigué par la mise en scène pendant le prologue, j'ai sommeillé pendant le premier acte, j'ai suivi avec intérêt les péripéties du second et les catastrophes du troisième m'ont fait sortir du théâtre avec une seule idée en tête : pourrai-je obtenir une place pour une représentation de Siegfried un de ces jours ?

Publié par thbz at février 13, 2006 | Commentaires (2)


février 05, 2006

05 février 2006 - 13e arrondissement - Asie - Paris - (lien permanent)

Nouvel An chinois 2006

Depuis plus d'une semaine déjà, les associations viennent faire la danse du lion devant chaque boutique (ou du moins celles qui payent) afin de leur porter chance. Il s'agit pour le lion d'attraper la salade qui pend à la devanture. La salade est accrochée bien haut, il doit accomplir des acrobaties parfois spectaculaires. Et on ne lui facilite pas la tâche en faisant exploser des pétards qui l'effraient un instant. Mais il surmonte sa peur, se déploie dans les airs et atteint la salade :

L'épreuve ne s'arrête pas là car un clown, qui auparavant a fait un numéro avec le patron du supermarché, joue avec le lion et semble même lui disputer la salade :

Le lion conserve sa conquête, les esprits malins sont chassés et le groupe, sous les applaudissements, peut aller renouveler sa prestation devant un autre commerce.

Vient le jour du grand défilé sur l'avenue de Choisy et l'avenue d'Ivry. Il n'a pas eu lieu l'an dernier parce que celui de l'année précédente, sur les Champs-Élysées, avait coûté trop cher.

Chaque association apporte ses danseurs, ses porte-drapeaux et ses chars :

... ainsi que ses statues. C'est l'année du Chien qui débute :

L'Association des résidents de Foukien en France porte sur un palanquin la statue de Ma Zu ou Notre-Dame céleste, déesse de la Mer. Foukien (Fujian) est une région chinoise de 35 millions d'habitants ; quelques dizaines de milliers d'entre eux se sont établis dans la région de Paris. C'est ce qu'explique un dépliant distribué par les adhérents.

Et tant pis pour ceux qui partiront sans attendre la fin, car les plus jolies danseuses, les plus joyeuses sont celles de l'Amicale franco-indochinoise du Sud-Laos, tout à la fin du défilé :

Merci à Diane pour certains détails !

Publié par thbz at février 05, 2006 | Commentaires (0)


février 02, 2006

02 février 2006 - Arts, architecture... - (lien permanent)

Christian de Portzamparc au Collège de France

Cela n'avait pas très bien commencé.

Parce que l'on n'avait pas de carton, on n'avait accès qu'à un amphithéâtre secondaire. Pour la leçon d'inauguration, la grande salle était réservée aux invités. On n'aurait donc droit qu'à l'image du Maître sur un écran. Quant au son, il était vraiment trop fort. Des crépitements accompagnaient le début de chaque mot, faisant retentir un rythme aléatoire et insoutenable.

Un monsieur aux cheveux blancs achevait son discours d'introduction et allait céder la parole au nouveau Professeur lorsqu'un appariteur s'est planté devant la Vedette. Il a déboutonné rapidement la veste de l'architecte et a glissé sa main le long de sa hanche. Tout le monde riait, intrigué. L'appariteur a retiré un boîtier, l'a rebranché peut-être : opération nécessaire, j'imagine, pour que l'orateur puisse parler dans son micro sans fil.

Le nouveau professeur au Collège de France, premier titulaire de la toute nouvelle chaire de création artistique, est Christian de Portzamparc, architecte, urbaniste, homme élégant. Il pose les mains sur le pupitre comme un homme politique et parle avec aisance. Sa voix est un peu trop aiguë mais bien posée.

La conférence débute par une projection de diapositives. Choix brillant d'« objets architecturaux » : l'architecture selon Portzamparc, c'est Teotihuacan et La Défense, les favelas de Rio et Las Vegas, l'Égypte antique et les cimetières japonais, Petra, Franck Lloyd Wright, Sao Paulo et le LEM avec lequel les astronautes ont roulé sur la Lune. C'est « le trivial et le grand » : usines, décharges, paquebots.

Le champ de la conférence est posé : on va parler de tout. De tous les bâtiments et de tout ce qui entoure les bâtiments. Car Portzamparc ne conçoit pas un bâtiment isolé et détaché de son contexte. Pendant une heure il ne va cesser d'expliquer que la mission de l'architecte est de relier ce que l'explosion des techniques risque de nous faire oublier : la construction n'est pas seulement un défi technique, une ville est aussi une succession d'impressions laissées au cours de la promenade, un modèle informatique ne suffit pas pour comprendre comment un bâtiment va s'insérer dans son contexte urbain.

Il oppose l'architecte à l'artiste. L'architecte est responsable non seulement devant son commanditaire, mais devant la collectivité entière du bâtiment qu'il ajoute dans la ville. L'artiste, lui, n'a de comptes à rendre à personne depuis qu'on le charge simplement d'atteindre l'absolu.

(Les auditeurs sont presque tous des retraités ; des dames et des messieurs en nombre égal, des habitués qui parfois se reconnaissent. Ils ont des têtes de professeurs d'université. Au milieu d'eux, quelques étudiants ; aucune personne d'âge intermédiaire. Dans les mains de ceux qui lisaient un journal en attendant le début de la conférence, un seul et même titre : Le Monde.)

Portzamparc cite Apollinaire : « Je ne voudrais jamais cesser d'être étonné par une locomotive. » L'architecte doit savoir poser un regard neuf sur la ville, aussi bien sur les bords de la Seine que les villes chinoises en pleine explosion urbaine.

Il cite aussi Churchill : « Un chameau, c'est un cheval dessiné par une commission. » L'architecte doit respecter des règles et des normes, subir des contrôles, répondre aux demandes les plus diverses sur le plan esthétique, fonctionnel, environnemental. Pourtant sa liberté créatrice n'a jamais été aussi grande. Contrairement aux époques passées, il n'est plus contraint par une esthétique précise. Peut-être Portzamparc est-il ici un peu naïf : chaque époque croit être libérée des codes du passé ; pourtant la génération suivante identifie toujours très bien le style de celle qui l'a précédée.

Il cite la tour Eiffel. Lorsqu'on regarde les pieds de la tour Eiffel, on constate que l'espace qui les sépare est inscrit dans des arcs circulaires métalliques. C'est une commission d'esthétique qui a impose la mise en place de ces arcs inutiles à Gustave Eiffel : car il fallait encore, en 1889, sacrifier quelque chose sur l'autel de la tradition. Il cite les colonnes, les arches, les frontons qui pendant des siècles ont satisfait à cette obligation de « piété » à l'égard des traditions architecturales.

Il cite les voitures, les avions, les maisons de Franck Lloyd Wright qui, au contraire, consacrent le règne du vrai. Le respect de la tradition n'est plus une nécessité, ce n'est même plus une valeur : l'innovation permanente est le nouveau modèle. Il cite Renzo Piano : après la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, la reprise économique crée un monde dans lequel on vit chaque année un peu mieux que l'année précédente. Les bâtisseurs construisent des cités qui répondent avec efficacité aux problèmes de logement. La construction semble être devenue une discipline objective. A-t-on encore besoin de l'architecture ? Portzamparc, étudiant dans les années 60, se pose la question.

(Il lit son texte avec des lunettes ; parfois il prend un peu trop le ton du récitant ; mais il parvient presque toujours à captiver son auditoire.)

Il trouve la réponse au cours de la décennie suivante. Aucun technicien ne peut traiter l'« espace » : il faut que quelqu'un imagine les surprises qui apparaîtront au cours d'un parcours dans le quartier. Les angles, les ouvertures, les effets que le bâtiment offrira au promeneur, à l'habitant. Avant l'analyse, vient l'impression.

Il parle de l'espace. Aligne quelques banalités sur la discontinuité de notre perception du monde : nous ne communiquons plus exclusivement avec nos voisins, mais nous utilisons les réseaux pour établir des relations avec des personnes et des lieux lointains. « Le quartier, la rue ne sont qu'une part de notre imaginaire. » Je songe aux forums de Paris-skyscrapers.com : on s'y passionne pour les constructions de gratte-ciels à Dubaï, où on n'ira évidemment jamais.

L'architecture elle-même, depuis les grottes de la préhistoire jusqu'aux satellites artificiels, tend à se séparer de son environnement. Comme si une formule architecturale pouvait s'élaborer indépendamment du territoire dans lequel le bâtiment va se mettre en place. C'est la production en série, permise par le développement des techniques. La modélisation informatique, le GPS offrent des représentations alternatives du territoire et des constructions. Pourtant la perception directe d'un bâtiment dans son environnement urbain ne peut pas être complètement éliminée : des cas particuliers finissent toujours par surgir et l'architecte doit savoir les affronter.

Il cite ses propres constructions. Ainsi la Cité de la Musique. Pas celle de Paris qui lui a valu le prix Pritzker mais celle qu'il vient de construire à Rio. Il lui a demandé, au-delà de sa simple fonction d'équipement urbain, de participer à la perception d'une partie de ville sans unité : point de repère visible de loin, mais aussi terrasse permettant de mieux observer et comprendre la ville.

Il mentionne enfin, assez rapidement, sa théorie des îlots ouverts, dans lesquels il organise la diversité architecturale dans le cadre des rues traditionnelles afin de faciliter le mélange des types de bâtiments, la cohabitation des logements et des bureaux, l'évolution de la ville par reconstructions ou extensions.

Et il conclut en regrettant, comme d'autres, la tendance actuelle au « passéisme rassurant ».

(On se lève, étonné d'avoir entendu autant de choses en à peine une heure ; on sort de l'amphithéâtre par un portique dont le plafond est orné de grotesques inattendus de ce côté des Alpes. Puis on quitte enfin l'enceinte bien fermée du Collège par la rue Saint-Jacques. Bruit des voitures, éclairage des lampadaires, quête d'une station de métro : on est bien revenu dans le monde réel.)

(3 février : le Monde publie de larges extraits de la conférence. Je reconnais sur le papier les mots qu'il a prononcés. Pourtant ce n'est pas du tout la même chose. Assis sur une banquette de métro, un journal dans les mains avec des caractères imprimés dessus (journal qu'il faut plier, retourner à chaque changement de colonne, métro qui ouvre ses portes à chaque station et les referme avec fracas), je ne comprends pas ce qu'il dit aussi bien que lorsque j'écoutais dans l'amphithéâtre ; l'orateur absent, je perds la proximité de son discours. Ce qui apparaissait comme un monde d'idées stimulantes en l'écoutant devient légèrement pédant lorsque je le lis. L'article sera pourtant, sans doute, très intéressant pour ceux qui s'intéressent à ces choses-là et qui n'ont pas assisté à la conférence.)

Publié par thbz at février 02, 2006 | Commentaires (2)


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