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avril 26, 2005
26 avril 2005 - Europe - Tours - (lien permanent)
Londres et l'ogive de Foster
La tour que Norman Foster vient de construire à Londres, en pleine City, pour le compte de la Swiss Re, est une grande réussite esthétique.
Dans un quartier éclectique, où une église de style médiéval fait face à un siège de banque dérivé du centre Pompidou, cette ogive de 180 mètres de hauteur tranche sur tous les styles architecturaux passés et présents.
Son profil ovale jaillit des rues droites et des façades verticales. Œuf, concombre, obus : pour un bâtiment aussi nouveau, on est obligé d'aller chercher les métaphores en-dehors du vocabulaire traditionnel de l'architecture.
Aujourd'hui, où que l'on aille dans la City, on ne voit plus qu'elle. Les passants et même les employés ne peuvent pas s'empêcher de lui jeter un coup d'œil lorsqu'ils l'aperçoivent au bout d'une rue. Les autres immeubles n'existent plus que par rapport à elle.
Vue depuis London Wall
Face à une forme aussi radicale, une fantaisie comme la Moorhouse, qui d'un côté tombe verticalement et de l'autre s'abaisse lentement jusqu'au sol comme une piste de ski, paraît bien dérisoire.
Moorhouse
L'ogive de Foster, en effet, est originale mais pure. Élégante, elle s'habille de lanières en spirales qui soulignent la douce vigueur de sa ligne. Bleutée, elle resplendit dans le ciel londonien. Arrondie et symétrique, elle s'insère avec harmonie dans la ligne d'horizon de Londres.
Le Millenium Bridge devant la Tower 42 et la Swiss Re
Le Royal Exchange devant la Swiss Re
Saint-Andrew Undershaft devant la Swiss Re
Publié par thbz (avril 26, 2005) | Commentaires (20)
avril 25, 2005
25 avril 2005 - Paris - Plus - (lien permanent)
Marathon de Paris
Les courses d'endurance sont soumises à une variante du paradoxe de Zénon. On a beau avancer, la partie restante paraît toujours aussi longue. On croit au départ d'un marathon que, dans vingt et un kilomètres, on aura fait la moitié de la course. Mais pas du tout : lorsqu'on passe sous la banderole des vingt et un kilomètres, c'est comme si l'on avait toute la course devant soi. Le coureur oublie les kilomètres au fur et à mesure qu'il les franchit, de sorte qu'à chaque instant l'idée du marathon se reporte toute entière sur la route qui reste à parcourir. Les douze derniers kilomètres, les cinq derniers font aussi peur que le marathon tout entier.
Tout commence vers neuf heures du matin ce 10 avril, au sommet des Champs-Elysées. Nous sommes trente mille, regroupés selon notre objectif, les plus lents à l'arrière, les plus rapides devant, les champions en tête.
Kilomètre 0. Les Champs ont beau être larges, il faut un bon quart d'heure pour faire partir tout le monde. Quinze minutes à piétiner en évitant les coupe-vents jetés à terre et les bouteilles déjà écrasées par des milliers de personnes. Lorsque je franchis la ligne, les premiers sont déjà au Louvre. J'ai un dossard vert, ce qui signifie que j'espère courir le marathon en quatre heures. Il faut rester modeste, c'est mon premier marathon.
Pas d'appréhension pour le moment. Hier soir, pourtant, cela n'allait pas si bien. J'ai lu un roman de Patricia Highsmith. Tom Ripley se déguisait pour prendre la place d'un peintre mort depuis plusieurs années. Un faux peintre pour vendre de faux tableaux. Comment allait-il s'en sortir ? Je parvenais assez bien à oublier la perspective du marathon.
C'est bien de se changer les idées mais il faut aussi, de temps en temps, affronter la peur en face : la poser devant ses yeux et lui régler son compte. Oui, je sais que je vais souffrir. Tout le monde parle du 30ème kilomètre, mais je dois me préparer à connaître des passages à vide bien avant. Je ne serai pas très bien au 5ème kilomètre ; j'aurai mal aux jambes au 15ème ; au 25ème je ressentirai une terrible envie d'abandonner. J'ai étudié le parcours et j'ai envisagé tous les problèmes que je risquais de rencontrer afin que, le moment venu, la surprise ne me fasse pas céder à une brève peur panique.
Kilomètre 1. Je me suis bien préparé. Comme l'indiquaient les donneurs de conseil sur le Web, j'ai alterné les entraînements longs, parfois jusqu'à trois heures, et les séances d'une heure avec des accélérations. J'ai couru deux, trois, quatre fois par semaine dans les rues de Paris et de la proche banlieue. Je connais très bien la rue de Tolbiac à six heures du matin ; les rues calmes du 12ème arrondissement, où on trouve des côtes intéressantes ; le lac Daumesnil au lever du soleil ; le quadrillage à vastes mailles de la ville d'Ivry ; les boulevards des maréchaux du 13ème, peu accueillants. Un dimanche matin, j'ai fait un tour complet de Paris : après avoir tourné sur les pentes ensoleillées des Buttes-Chaumont, je me suis perdu dans le 18ème arrondissement et j'ai dû éviter l'avenue de Wagram parce que le théâtre de l'Empire venait d'exploser. Un autre jour, j'ai couru jusqu'au parc de Sceaux.
Le kilomètre 1, c'est toujours les Champs-Elysées. On descend en pente douce. Il faut toujours regarder où on met les pieds, à cause des coupe-vents abandonnés. Toutefois on peut regarder la foule, les arbres, tenter d'attraper l'instant qui passe. J'ai déjà couru sur les Champs-Elysées. C'était un matin à six heures, il faisait encore nuit et on ne croisait que des fêtards attardés (« Tu veux une clope ? » : celle-là, on me l'avait déjà faite sur les trottoirs de Montparnasse). A présent c'est différent. C'est le marathon, le vrai. Je prends garde à rester concentré sur la course. Respirer : deux pas pour aspirer, un pas en apnée, deux pas pour expirer, un pas en apnée. Dans quelques kilomètres, je le sais, je perdrai ce rythme.
Certains coureurs s'arrêtent déjà le long des rangées d'arbres, vers le Grand Palais. Les courses d'endurance déplacent les barrières de la pudeur. A Londres, une marathonienne a dû s'arrêter un instant à cinq kilomètres de l'arrivée ; elle a tout de même battu le record du monde. J'ai pris mes précautions avant la course dans un café à côté de l'Etoile. La plupart des hommes faisaient moins de manière et allaient un peu n'importe où, sur l'avenue Foch, contre les somptueuses villas de l'Etoile, dans les rues bourgeoises qui entourent les Champs-Elysées.
C'est que l'élimination est un problème majeur dans une course de fond. Il faut déjeuner plusieurs heures avant la course et se vider le ventre le plus complètement possible. J'ai déjà eu des problèmes. Cette fois-ci j'ai pris un médicament pour éviter les maux de ventre. Encore un conseil très utile recueilli sur un site Web.
Kilomètre 3. Rue de Rivoli. J'ai un peu mal au pied gauche, à la base de l'orteil. J'ai eu des ampoules à cet endroit il y a une semaine, après mon dernier long entraînement. Un débutant s'inquiéterait de ressentir une douleur aussi tôt dans la course. Je n'y pense guère : c'est peut-être les peaux sèches qui râclent un peu contre la chaussette. Surtout, je sais que d'autres douleurs, plus tard, me feront oublier ce léger désagrément.
J'admire le paysage. Nous longeons le Louvre. Hier j'avais envie d'aller y faire un tour, mais c'était hors de question. Les donneurs de conseils sont formels : pas de musée ni de supermarché la veille d'un marathon. On reste chez soi, on fait la sieste, on mange des pâtes. Pas facile. Heureusement que Tom Ripley est là. Il s'en sort toujours. Sensible et amoral, il apprécie un tableau, aide un ami gratuitement et assassine celui qui menace son confort de vie.
Kilomètre 5. Premier ravitaillement sur la place de la Bastille. Les spectateurs sont nombreux. J'attrape une bouteille d'eau et des parts de banane. Il faut, paraît-il, éviter les oranges qui activent le transit. Pourtant j'aime bien planter mes dents dans un quart d'orange pendant une course. Je m'offrirai ce plaisir plus tard, lorsque l'arrivée se sera rapprochée.
Je regarde les passants. Certains nous applaudissent. D'autres tiennent des affiches à bout de bras. « Papy est ici ». « Papa on t'aime ». Des coureurs portent des inscriptions sur leurs maillots, tracées au feutre ou imprimées. « Nono on court pour toi ». Je reverrai plusieurs fois des gens qui courent pour Nono.
Kilomètre 10. Boulevards des Maréchaux. Du bruit : une voiture tente de nous couper la route en sortant d'un garage. Je pourrais la contourner par l'arrière. Je fais exprès de passer devant elle afin de gêner un peu plus le conducteur ; je tapote sur le capot en passant ; si j'avais eu une bague ou un objet dur, j'en aurais profité pour rayer la peinture. Pourtant c'est idiot : j'aurais dû passer derrière la voiture afin qu'elle se dégage plus rapidement et gêne moins longtemps la course.
Kilomètre 15. Virage à droite au fin fond du bois de Vincennes : il faut à présent traverser Paris dans l'autre sens. Je me sens bien. La douleur au pied a disparu ou bien je l'ai oubliée. Je respire un peu moins bien qu'au début : une fois tous les quatre pas et non plus tous les six. C'est normal à ce point de la course.
Le bois de Vincennes est très long. On s'ennuie un peu. Je l'ai prévu. Le 20ème kilomètre sera à la sortie du bois, le 25ème vers le pont Marie, le 30ème à proximité de la tour Eiffel ; le 35ème en enfer, à l'entrée du bois de Boulogne ; et le 40ème au-delà de toute expérience connue, dans le bois avant la porte Dauphine. J'ai dépassé le tiers du parcours. Jusqu'ici, comme dit l'homme qui tombe d'un gratte-ciel et n'a pas encore atteint le sol, jusqu'ici tout va bien.
Kilomètre 20. Comme il s'agit avant tout de terminer un marathon sans chercher à réaliser une performance, j'ai décidé d'obéir aux donneurs de conseils : ne pas forcer pendant la première moitié. Soit, dans mon cas, un peu moins de deux heures pour les vingt premiers kilomètres. Je peux encore réaliser le marathon en moins de quatre heures si j'accélère un peu dans la seconde moitié. On appelle ça le « negative split ».
Mais les donneurs d'avis disent aussi qu'il ne faut pas accélérer avant le 30ème kilomètre. Puis que les coureurs se heurtent à un « mur » entre le 30ème et le 35ème : il ne faut pas hésiter, alors, à ralentir pendant un ou deux kilomètres. Après le 35ème, ils doivent encore se préserver un peu, avant de tout donner, si possible, après le 40ème kilomètre. Autrement dit, j'ignore à quel moment je pourrai vraiment accélérer.
Nous longeons la rue de Charenton. Elle descend. Je continue à boire soigneusement. Je prends une bouteille à chaque ravitaillement et, contrairement à la plupart des coureurs qui la jettent au bout de quelques centaines de mètres, j'en bois les deux tiers en petites gorgées et je ne la jette que lorsque j'approche du ravitaillement suivant. Je prends toujours des morceaux de banane et un peu de sucre. Entre deux ravitaillements, je me force à manger un bout de barre énergétique.
Je ne souffre pas. La température est fraîche. Il ne pleut pas. Le temps est couvert. Bref, le temps est idéal. Peut-être devrais-je aller plus vite ; toutefois le mur du 30ème kilomètre m'impressionne par avance. Gardons un rythme prudent. Mon objectif, c'est 42 kilomètres, rien d'autre.
Bastille, de nouveau. Le 25ème kilomètre se fait attendre. Où est-il donc ? Voies sur berge. Les spectateurs s'installent au-dessus de nous, sur les ponts. Je prends la peine de regarder Notre-Dame. C'est important de regarder le paysage. Il faut prendre conscience que ceci n'est pas une simple balade du dimanche. C'est un marathon et pas n'importe lequel. Aucun marathon au monde n'a un cadre urbain plus beau, sauf peut-être le marathon de New York. Je dois en prendre conscience.
Kilomètre 25. Le voilà enfin. Ravitaillement.
Les voix qui nous encouragent deviennent parfois poignantes. « Bravo, bravo ! » Ils disent ceci à trente mille personnes, donc à moi en particulier. Une femme lance d'une voix forte : « C'est le plus beau spectacle de Paris ! » ; c'est moi, le plus beau spectacle de Paris. Pourtant le 26ème kilomètre est très long. J'ai mal aux pieds. Les jambes sont lourdes. C'est le kilomètre le plus dur du marathon, j'en suis persuadé à ce moment-là. Il faut tenir le coup, cela passera. Ne pas oublier de boire. Je sais, à présent, boire à la bouteille tout en courant. Ce n'est pas facile, l'eau éclabousse parfois sur le visage et rentre dans le nez.
Kilomètre 27. Le long tunnel des voies sur berge. A l'intérieur, c'est le vacarme. Certains s'amusent avec l'écho en criant : « On n'a pas... mal aux pieds » : do do do-o, sol ré do-o. J'économise mes forces.
Kilomètre 29. Une femme parle à son téléphone portable tout en courant : « Ouais, écoute, j'arrive au trentième kilomètre, je t'attends au ravitaillement, OK ? » Je continue à économiser mes forces.
Kilomètre 30. Cela ne va pas si mal. J'ai fait les trente premiers kilomètres en trois heures. Je sais que je ne courrai pas ce marathon en moins de quatre heures. Au départ, cet objectif me paraissait réaliste puisque je cours le semi-marathon en une heure cinquante. Désormais, je veux seulement finir ce marathon de manière digne, sans craquer complètement. En quatre heures dix, peut-être. J'accélérerai un peu si j'en suis capable.
Le soleil est apparu. Il fait un peu trop chaud.
A présent, c'est l'inconnu qui commence. Je n'ai jamais couru aussi loin. Dans deux kilomètres, nous allons traverser le 16ème arrondissement depuis la Seine jusqu'au bois de Boulogne. Il y aura une longue côte. J'ai un peu peur de ce qui m'attend. C'est la dernière ligne.
Un site Web, ou peut-être un prospectus distribué par l'organisateur, conseille à cet endroit de la course de visualiser un « parcours de douze kilomètres que vous réalisez avec facilité ». Comment, après trente kilomètres de course, réussir à se persuader que ce qui reste ne sera pas plus pénible qu'une petite course de douze kilomètres ?
Nous passons au bas du Trocadéro. Ce n'est pas un endroit agréable. Trop de voitures, trop de touristes, trop de marchands de bibelots. Mes souvenirs ne sont pas très bons par ici. J'y ai connu des moments de doute à l'automne dernier, pendant les 20 kilomètres de Paris.
Plus loin, sous le pont du métro, les spectateurs débordent sur la chaussée. Comme les cyclistes dans les derniers lacets de l'Alpe d'Huez, nous avons du mal à nous faufiler à travers la foule. Après trente kilomètres de course, ça ne donne aucun plaisir particulier d'être au centre de l'événement. Je crierais bien à ces gens de s'écarter si je ne craignais pas de perdre un peu d'énergie et de concentration. Toujours s'économiser.
Kilomètre 33. Début de la montée vers le bois de Boulogne.
Nous nous enfonçons dans les profondeurs du seizième arrondissement. Les gens, ici, sont blasés. Ils attendent poliment que nous soyons passés pour aller faire leur marché. Personne ne nous acclame dans les quartiers bourgeois, ce n'est pas le genre. Sauf une dame en chaise roulante.
Kilomètre 34. J'ai à peu près oublié la montée que je redoutais tant. Elle n'a aucune importance ; j'en ai vu d'autres. A ce point de la course, pourtant, chaque kilomètre est un peu plus dur que le précédent. Les jambes s'alourdissent. J'ai jeté la bouteille quelques centaines de mètres avant le ravitaillement, et déjà la soif revient.
Kilomètre 35. Bois de Boulogne. Avant-dernier ravitaillement. Je n'hésite plus à croquer dans des morceaux d'orange. Plus de banane, plus de barres énergétiques : le corps n'accepte plus grand'chose.
Mon rythme de respiration s'est à nouveau dégradé. Je respire tous les deux pas, à pleine bouche. Cette fois-ci, j'approche de la limite. Je cours comme je peux.
Certains ont encore de la force pour deux. Un homme s'arrête pour attendre un ami qui ne peut plus courir. Il l'encourage et réussit à le convaincre de repartir.
Des Anglaises bavardent. Leur accent de touriste et leur bonne santé m'irritent. Je ne dis rien, bien sûr. On pourrait croire qu'un marathon libère les pulsions, mais ce n'est pas vrai du tout. Il faut bien plus que cela pour changer un homme. Jusqu'au bout je resterai poli. Jusqu'au bout je jetterai mes bouteilles d'eau dans des poubelles si j'en trouve et j'éviterai de me moucher salement comme ceux qui soufflent dans une narine en serrant l'autre avec le doigt.
Kilomètre 37. Le parcours est cruel. Tout à l'heure on croyait avoir bien entamé la traversée du bois de Boulogne, et voici qu'un virage nous ramène à la porte d'Auteuil. C'est comme si la traversée restait à faire tout entière.
Voici le lac, dont il va falloir faire le tour. On aperçoit, tout près sur la droite, un flot ininterrompu de concurrents qui, eux, en ont terminé avec le lac. Ils ont un ou deux kilomètres d'avance. Ils sont donc forcément heureux puisqu'ils sont plus près que nous de l'arrivée. J'ai oublié Zénon : pour eux comme pour nous, tout reste à faire.
Cette boucle autour du lac, elle aussi, est traîtresse. Je m'imaginais avoir quitté le champ de courses de la porte d'Auteuil : elle nous ramène auprès de lui. Elle serpente. Elle prend vers l'ouest, comme si elle s'apprêtait à remonter ensuite au nord vers l'arrivée, puis oblique à nouveau vers le sud pour nous emmener un peu plus profondément dans la forêt.
Il y a deux kilomètres encore, l'objectif était d'arriver jusqu'au bout sans m'arrêter. Jusqu'à présent, contrairement à beaucoup de concurrents du même niveau que moi, je ne me suis jamais arrêté pour marcher, sauf les quelques pas nécessaires à chaque ravitaillement pour attraper une bouteille et de la nourriture. Tiendrai-je jusqu'au bout ? Je n'y crois plus vraiment. Je vais essayer de courir jusqu'au kilomètre 40 et je marcherai ensuite : je pourrai bien m'offrir cela. J'arriverai en moins de 4h 30. C'est un temps honorable.
Kilomètre 37 et demi. Stand de ravitaillement supplémentaire. Je marche quelques pas de plus que ce qui est nécessaire. Malgré le soleil, malgré la tentation si séduisante de l'arrêt, je repars encore une fois. Je ne cours pas beaucoup plus vite que ceux qui marchent.
Si je m'arrête pour marcher, je ne pourrai pas dire que j'ai couru un marathon. Or la chose la plus importante est de ne pas avoir de regret. Pour cela, peu importe que j'atteigne ou pas l'objectif des quatre heures. Il faut surtout que je puisse dire : j'ai fait tout ce que je pouvais. Les actrices des films de Naruse disent cela avec un mot très beau : Isshôkenmei. Si je ne le fais pas cette fois-ci, cela me hantera longtemps et je devrai à nouveau, un jour, reprendre l'entraînement, vaincre la paresse, me lever à cinq heures du matin trois fois par semaine, affronter la peur d'hier soir, la souffrance de ce matin. Pour toutes ces raisons je dois finir de courir ce marathon. Pas marcher. On ne dit pas marcher un marathon, cela n'existe pas.
C'est bien de souffrance qu'il s'agit à présent, pas de douleur. La douleur, c'est le cri que chacun pousse quand il coince son doigt dans une porte. C'est ce que je ressentirai demain quand je descendrai un escalier en grimaçant. Ce n'est pas grand'chose, ça ne dure pas, ça n'a pas de goût amer et ça ne laisse pas de trace. Philippe m'a demandé ce que c'était, pour moi, la souffrance. La réponse m'a paru évidente : la souffrance, c'est la douleur avec un peu de désespoir en plus. La douleur touche une partie du corps, alors que la souffrance blesse le corps entier. La souffrance peut détruire une personne si elle se prolonge ou si elle se répète trop souvent. Là, je n'en ai plus que pour quelques kilomètres. Et en plus, je l'ai choisi. Certains souffrent pendant des années. Je n'ai pas à me plaindre.
Kilomètre 39. Tout ceci, je ne pourrai l'écrire qu'après la course. Pour le moment, je ne suis pas en mesure de comparer ma souffrance à celle des autres.
A quoi pense le coureur de marathon ? Pense-t-il à ses proches, à ses projets ? La douleur fait-elle remonter des souvenirs oubliés ? Suscite-t-elle des hallucinations ?
Non, le coureur de marathon pense à une chose : le prochain kilomètre, et à une autre : les trois ou quatre prochaines foulées, un piquet à éviter, un virage à ne pas rater, et à une autre chose encore : la bouteille d'eau, les fruits secs, le quartier d'orange. Une ou deux fois par kilomètre, peut-être, il s'accorde une pensée privée : un petit souci, par exemple, un souvenir, un visage. C'est un luxe : s'il laissait son cerveau divaguer, sa concentration se relâcherait un instant de trop et il serait obligé de s'arrêter. Son corps ne suivrait plus. Quoi qu'en disent les physiologistes et les anatomistes, le cerveau est un muscle : sa fonction, c'est de tirer à toute force, toujours un peu plus loin, un corps exténué.
Kilomètre 40. Quarantièmes rugissants. Quarante jours, quarante ans dans le désert. Nous avons couru quarante kilomètres. C'est un nombre énorme et incroyable.
Dernier ravitaillement. Derniers quartiers d'orange. Dernière bouteille d'eau. Je peux encore courir jusqu'au kilomètre 41. Après, peut-être, je marcherai.
Depuis longtemps je ne crois plus au plaisir de l'arrivée. J'ai perdu mes illusions. Il n'y a pas d'apothéose à la fin d'un marathon. Ce n'est pas vrai. Ca ne suffit pas. Les acclamations, ça n'est plus très important. Les félicitations des proches, on n'y pense même plus. Etais-je heureux lorsque je terminais un semi-marathon ? Non, parce que j'avais trop mal aux jambes. Une victoire n'est pas agréable lorsqu'elle coûte trop cher. Je n'aime pas les poissons avec des arêtes ; on ne sent pas bien le goût. Je cours parce que je n'ai plus le choix.
Kilomètre 41. Le bois de Boulogne n'en finit plus. Monotone, sans grâce. La route est large, les arbres sont clairsemés mais je ne fais pas attention à eux. Mon champ de vision se limite à la chaussée, parce que je cours dessus, et au bas-côté que je dois éviter.
Le 42ème kilomètre est beaucoup plus long que tous ceux qui l'ont précédé. J'aperçois l'université de Paris-Dauphine. La banderole du 42ème kilomètre doit être au début du rond-point. Elle n'y est pas. Nous prenons la large courbe. Mauvaise nouvelle : la chaussée est pavée. Une foule anonyme et bruyante occupe le trottoir.
Où est donc la fin de ce 42ème kilomètre ? C'est la moitié du rond-point et on ne la voit toujours pas.
Il y a pourtant une banderole là-bas, vers la sortie du rond-point. Non, c'est juste le toit d'un véhicule qui brille au soleil. Peut-être les organisateurs n'ont-ils pas installé de pancarte pour le 42ème kilomètre parce que l'arrivée est toute proche. Oui, c'est sûrement ça, j'ai déjà franchi le 42ème kilomètre. Il reste trois cents mètres, ou deux cents, j'ai oublié quelle était la longueur exacte d'un marathon.
Nous débouchons sur l'avenue Foch. Elle est très large. Des milliers de spectateurs sont massés derrière les barrières et nous acclament. Un haut-parleur encourage les premiers marathoniens. J'aimerais retrouver les accents de De Gaulle, lorsqu'il voit devant lui la mer humaine qui vient l'accueillir sur les Champs-Elysées le 26 août 1944. Pour l'instant j'ai d'autres priorités. Je risque encore de m'arrêter pour marcher. Il faut faire attention.
J'en profite tout de même un peu. C'est en principe un accomplissement majeur, de terminer un marathon alors qu'on a toujours été plutôt mauvais en sport. Je me convaincs donc que je suis en train de faire quelque chose de bien. Emotion un peu artificielle. La priorité, c'est de terminer les vingt pas qui restent jusqu'à la ligne. Dix pas, trois pas. Gauche, droite, gauche.
42 kilomètres, 195 mètres. Par un ultime effort de concentration, je lève un peu les bras en franchissant la ligne d'arrivée. Au même instant je suis pris d'un accès de sanglots. Des sanglots sans larmes, car toute l'eau du corps est partie dans les muscles ou dans l'atmosphère. Je suis content, tout simplement. Mais alors, vachement content. Je ne m'attendais pas du tout à une telle joie pure et sans arrière-goût.
Quatre heures vingt, ce n'est pas si mal. Huit mille personnes arriveront derrière moi. Plus de regret, plus de projet à réaliser. Certains coureurs s'allongent sur l'herbe et tentent de récupérer. Je fais patiemment la queue au ravitaillement, puis je récupère mes affaires au vestiaire et je vais m'asseoir sous l'Arc de Triomphe pour regarder les touristes.
Une heure après l'arrivée j'ai toujours le souffle court, mes jambes sont en papier mâché. Mes dix doigts de pied me font tous mal ; les ongles des gros orteils sont violets, le sang a dû s'y accumuler.
Tout ceci est supportable. Je peux marcher, et dans l'après-midi j'irai même voir un film de Mc Carey au cinéma. Si je ne me suis pas effondré, c'est que je n'ai pas poussé mon corps à bout. Je n'ai pourtant pas de regret parce que mon mental, lui, a atteint ses limites et c'est pour cela que j'ai souffert. Je ne suis pas allé plus vite parce que je n'avais pas les ressources. Je n'aime pas beaucoup le sport et je n'ai pas le culte de la performance. J'avais surtout un peu d'orgueil, dans lequel entrait une certaine revanche contre le service militaire. Ce n'est pas grand'chose pour pousser un homme à courir un marathon. C'est donc une réussite totale d'y être parvenu malgré tout. Isshôkenmei.
En enfilant un tee-shirt propre, au bord de l'avenue Foch, j'ai dit à un autre coureur que c'était mon premier marathon. Il m'a répondu que c'était son dernier. « J'ai fait trente marathons. Deux ou trois par an. Maintenant j'en ai un peu marre. L'entraînement, les contraintes, tout ça c'est terminé ». Je me sens un peu dans le même état d'esprit. C'est fait. Ce n'est plus à faire.
Publié par thbz (avril 25, 2005) | Commentaires (55)
avril 17, 2005
17 avril 2005 - 13e arrondissement - Paris - (lien permanent)
Petite ceinture
C'est le plus grand terrain vague de France ; il encercle Paris sur 35 kilomètres de longueur. Tout le monde l'ignore, pourtant. La petite ceinture, c'est un peu les parties honteuses de Paris.
Les parents du quartier interdisent à leurs enfants d'aller y jouer. Des clochards y construisent leur maison. De rares promeneurs s'y risquent le dimanche. Les curieux entendent dire qu'on peut, par là, accéder aux catacombes.
C'est une zone ambigüe. On se dit qu'il est probablement illégal de s'y rendre. On n'ose pas escalader le grillage, donc on attend de tomber sur une entrée plus facile. De celles qui permettent de dire avec une mine contrite : "Oh pardon, monsieur l'agent, je ne savais pas, voyez, la porte était ouverte, aucune pancarte n'interdisait l'entrée..."
Le chemin de fer traverse la ville mais n'a aucun effet sur la société, qui en contrepartie ne se mêle pas de ses affaires. Sur la photo suivante, l'élément de vie le plus important, c'est l'église coincée entre le chemin de fer et les gratte-ciels : elle reçoit les immigrés d'Asie, leur donne des cours de français, participe à la vie associative. La petite ceinture, elle, coule à ses pieds en l'ignorant. Les humains grimpent dans les tours mais ne descendent pas dans sa tranchée. Si elle n'existait pas, il n'y aurait aucun besoin de l'inventer.
La petite ceinture ne sert-elle donc à rien ? Certes ce chemin de fer ne transporte plus de passagers. Sur ses quais on trouve pourtant des objets qui n'attendent plus de train.
Certains d'entre eux seront peut-être récupérés par un clochard. La plupart ne bougeront plus, désormais inutiles comme le chemin de fer.
Deux instruments de musculation font les beaux à côté d'un cabas.
Trois canapés tiennent salon.
Une chaise reste à l'écart, une jambe en moins, élégante, sans savoir que le premier coup de vent la renversera :
Plus loin, des sièges et un banc sont inextricablement accrochés les uns aux autres, comme s'ils luttaient pour entrer dans une caisse :
Enfin, la promenade se termine devant un amoncellement de cartons et de papiers qu'on pourrait croire accumulés par Arman ou assemblés par Boltanski :
En réalité ces papiers sont conditionnés en vue d'un recyclage.
Mise à jour (17 août 2015)
La section de petite ceinture montrée ci-dessus a bien changé en dix ans. Les chaises et canapés sont en train de disparaître pour laisser la place à une promenade qui, bientôt, reliera le jardin de la Poterne-des-Peupliers et le nouveau quartier de la gare de Rungis, situé sur l'emplacement de l'entrepôt de papiers usagés.
Il reste toutefois une dizaine de chaises bizarrement accrochées au sommet des barrières qui séparent la petite ceinture de la rue de l'Interne-Loëb :
Acte poétique de quelque collectif d'artistes ? Non, m'a expliqué un employé qui travaille sur la petite ceinture : si ces chaises flottent là-haut, c'est parce que les jeunes du quartier, qui les utilisent lorsqu'ils trainent par ici, ont remarqué que les services de nettoyage n'allaient pas les décrocher.
Publié par thbz (avril 17, 2005) | Commentaires (64)
avril 16, 2005
16 avril 2005 - 13e arrondissement - Asie - Paris - Tours - (lien permanent)
Les tours du 13ème arrondissement
On peut voir sur le panorama suivant toutes les tours de plus de 25 étages du 13ème arrondissement sauf Ancône (derrière Bologne), Chambord et Super-Italie. Cliquez sur l'image pour voir une image plus détaillée avec le nom de chaque tour.
Publié par thbz (avril 16, 2005) | Commentaires (14)
avril 15, 2005
15 avril 2005 - 13e arrondissement - Paris - Plus - Tours - (lien permanent)
Vivre dans une tour - panoramas
(cliquez sur les images pour les agrandir)
Le matin vers l'est :
Le soir vers l'ouest :
Au petit matin, la ville est dorée :
Un peu plus tard, les contours gagnent en netteté :
Dans l'après-midi, la ville peut prendre des couleurs métalliques :
Après la pluie, l'arc-en-ciel passe parfois devant les tours du quartier chinois :
Le soir, les lumières s'allument sur la place d'Italie :
sur le quartier chinois et les Olympiades :
La nuit tombe sur les monuments :
et sur tout Paris :
Publié par thbz (avril 15, 2005) | Commentaires (18)