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octobre 09, 2011
09 octobre 2011 - France - (lien permanent)
Vie longue
À Bure, à la limite de la Meuse et de la Haute-Marne, on fait des recherches sur les techniques d'enfouissement des déchets nucléaires. On a creusé pour cela un kilomètre de tunnels à 500 mètres de profondeur.
Le stockage pourrait commencer dans une quinzaine d'années ; il devrait durer au moins un million d'années. On parle par euphémisme de déchets « à vie longue ». En fait aucune activité humaine au monde, sans doute, ne vise une telle échéance, à moins que l'on ne considère l'extraction des énergies fossiles qui ne se reconstitueront pas avant des centaines de millions d'années.
Face à de tels délais, le long terme n'est rien. Le long terme, c'est par exemple le réchauffement climatique ; mais dans cent cinquante ans peut-être, le CO2 que nous générons aujourd'hui devrait avoir disparu tout seul de l'atmosphère, si du moins nous parvenons d'ici là à réduire nos émissions.
À cette date, les déchets nucléaires auront à peine commencé leur immense voyage dans le temps.
Je savais cela avant de visiter le site de Bure. La région avait été choisie pour ses vertus géologiques : un sol imperméable sur plusieurs centaines de mètres d'épaisseur ; des couches géologiques stables depuis 150 millions d'années, qui n'ont donc aucune raison de libérer au cours du prochain million d'années tout ce que l'homme leur confiera.
Mais c'est seulement sur place que j'ai compris ce que c'était de travailler avec la géologie.
Si les géologues, à Bure, étudient des roches contemporaines de l'apparition des oiseaux et des plantes à fleur, leur vrai objectif n'est pas pour une fois la connaissance du passé, mais la compréhension de l'avenir de cette roche, la prédiction de son comportement pendant le prochain million d'années.
Ce comportement ne dépend pas seulement de la physique et de la chimie. La roche réagit aussi aux interventions de l'homme. Et à une échelle beaucoup plus brève.
Un kilomètre de galeries ont déjà été creusés à Bure. Dans la paroi de ces galeries on fore des alvéoles de plusieurs dizaines de mètres de longueur pour une quarantaine de centimètres d'épaisseur. Les déchets nucléaires seront stockés dans des alvéoles tels que ceux-là, conditionnés dans des conteneurs cylindriques poussés les uns à la suite des autres.
Or les galeries, creusées vingt à cinquante fois plus profondément que celles du métro, subissent une pression qui les amène à s'aplatir de manière visible dès les premières semaines. Une armature de métal, un coffrage en béton ne peuvent que ralentir leur destruction inéluctable.
Les conteneurs eux-mêmes se dégraderont, les alvéoles s'écrouleront. D'ici quelques centaines ou quelques milliers d'années, tout ceci aura disparu. Les roches se seront refermées et tous les efforts du génie civil humain auront été réduits à néant.
Au-delà, c'est donc des seules qualités de la roche que dépendra l'emprisonnement des déchets radioactifs. Or l'imperméabilité n'est qu'un terme approximatif. L'argilite ne bloque pas tout à fait l'humidité ; simplement, il faut dix mille ans à une goutte d'eau pour y parcourir quelques centimètres. On calcule donc que, dans un tel milieu, les matières radioactives auront perdu leur nocivité avant d'atteindre la surface, tout en se diluant sur une large superficie.
C'est l'esprit du projet : aucune des technologies que maîtrise l'homme n'est capable de retenir des matières radioactives pendant un million d'années, seule la nature elle-même, plus ancienne et moins changeante que nos techniques et nos civilisations, en sera capable.
Il aurait été beaucoup plus simple d'enfouir les déchets juste après le forage d'une galerie et de refermer immédiatement celle-ci avant d'en creuser une autre pour les prochains déchets. Mais un second choix a été fait en France : le stockage ne doit pas être tout de suite définitif. Pendant une centaine d'années, il doit être possible de récupérer les matières radioactives. Car peut-être aura-t-on réussi à mettre au point une technique, par exemple la transmutation, pour rendre ces déchets moins nocifs et de ne pas avoir à les glisser sous le paillasson de la croûte terrestre comme on s'apprête à le faire.
Ce choix a des conséquences. À partir de 2025 et pendant une centaine d'années, les galeries du centre de stockage contiendront des déchets radioactifs qui ne seront pas totalement isolés du monde extérieur. Il faudra ventiler ces galeries pour éviter que la chaleur ne s'y accumule. Les conteneurs devront résister à leur propre contenu pendant toute cette durée. Le site devra être surveillé en permanence.
Et en 2125, si notre civilisation ou la suivante a su mener à bien ce projet, le site de stockage sera fermé, les galeries obstruées au moyen des déblais qui sont actuellement conservés à proximité du puits.
À ce moment seulement les déchets entreront « dans l'éternité ».
Into Eternity : c'était le titre du documentaire de Michael Madsen consacré il y a quelques mois à la construction du centre de stockage de déchets nucléaires finlandais.
Le film insistait particulièrement sur l'absence de garantie que l'on peut avoir à ces échelles de temps. Comment avertir une civilisation future du danger qui se trouve à cet endroit ?
Ou faut-il justement éviter de l'avertir, pour qu'elle ne soit pas tentée de se l'approprier, soit par curiosité, soit par volonté de nuire ?
À Bure et dans les centres de stockage de déchets nucléaires à vie plus courte, l'ANDRA, l'organisme auquel cette tâche a été confiée, réfléchit aux moyens de conserver la mémoire du site sur plusieurs siècles, voire plusieurs millénaires ; papier permanent, capable de conserver notre écriture pendant des siècles, institutions susceptibles de survivre aux changements de régime.
Il est techniquement possible de créer les supports qui conserveront la mémoire d'un site. Mais comme le conclut l'ANDRA : « La principale question reste la préservation du sens de cette mémoire ».
Publié par thbz (octobre 09, 2011) | Commentaires (2)
octobre 04, 2011
04 octobre 2011 - France - (lien permanent)
La montagne au bout des roues
Le col du Galibier, à 2 650 mètres d'altitude, est l'une des routes goudronnées les plus élevées de France. Depuis Saint-Jean-de-Maurienne, le dénivelé est l'un des plus importants que l'on puisse trouver sur la carte : 2 100 mètres en 48 kilomètres, longue montée interrompue pendant cinq kilomètres seulement entre le col du Télégraphe et le village de Valloire.
Ce 30 août en début d'après-midi, je pose mon vélo au sommet du col parmi une foule de touristes et de cyclistes. Le soleil brille sans brûler. Les appareils photo tentent de capter l'immensité d'un paysage qui s'étend à droite et à gauche, devant et derrière, vers le haut comme vers le bas.
Depuis le col, la vue plonge dans les vallées, remonte vers les sommets, ondule entre une montagne proche et la suivante, plus lointaine, plus élevée.
La plaine est invisible, la forêt elle-même est trop éloignée : seuls restent, à perte de vue, les rochers et les pics. La pierre a éliminé les arbres et règne sur le paysage ; pour la quitter il faudrait monter encore de 1 000 ou 1 500 mètres vers le sud, rejoindre les glaciers de la Meije et des Écrins.
Les montagnes de roche se découpent à l'infini sur l'horizon. Plus près, à l'échelle de l'homme, les rochers deviennent pierres, cailloux, poussière. Mais le caillou forgé par l'érosion prend la même forme que le pic et reproduit les mêmes dentelures. Le paysage n'est pas très différent pour la marmotte et pour l'aigle.
Dans cette roche où la vie est si peu présente, les routes et les maisons, les voitures et les cyclistes impriment la marque de l'homme. Quelques semaines plus tôt en Norvège, j'avais vu une nature ignorante de l'homme : ici les panneaux d'information touristique, les bars-restaurants, les boutiques de souvenirs et les granges rappellent que ce paysage est habité par l'homme.
Pendant la montée vers le Galibier, si longue et si pentue, le coureur se promet qu'il s'arrêtera, lors de la descente, à chacun de ces points de vue et dans chacun de ces lieux-dits ; quel plaisir ce sera d'acheter du fromage dans cette ferme, de prendre un verre, non, un plat entier dans ce bar-restaurant, de fixer sur son appareil-photo toutes ces vues si intéressantes ! D'ailleurs, en redescendant il boira rapidement, sans souci de la préserver, toute l'eau qui lui reste et il mangera ses biscuits sans craindre l'indigestion. Peut-être même s'arrêtera-t-il pour bavarder avec le photographe installé dans un lacet, qui court après chaque cycliste et motard pour lui donner le nom du site Web sur lequel il vend ses photos.
Or, une fois au sommet, ayant atteint le terme d'un effort qui, jusque-là, n'était que partiel, ayant contemplé et photographié depuis un point unique la totalité d'un paysage dont il n'avait jusque-là pu voir, lacet après lacet, que quelques éléments, dominé l'ensemble de la route qu'il vient de parcourir et sur laquelle, loin en contrebas, il avait pris toutes ces résolutions, à ce moment il ne pense plus guère qu'à revenir chez lui aussi rapidement que la nécessaire prudence de la descente le lui permet : tout à été fait, tout a été vu, le sommet à lui seul contient l'ensemble du voyage. Pourtant il s'arrêtera bien de temps en temps, parce que le soleil a commencé à descendre et que parfois les rochers luisent comme un torrent, invitent à l'arrêt (le touriste toujours craint d'avoir manqué un point de vue intéressant) ; il essaiera de visiter les villages, trouvera porte fermée à l'église de Valloire, pénétrera dans celle de Saint-Michel-de-Maurienne aux étonnantes parois peintes, renoncera au musée de l'aluminium parce que l'heure de la fermeture approche.
Le cycliste voit le paysage mieux que l'automobiliste car sa vue n'est pas bloquée par l'armature de la carrosserie. Mais il ne peut s'arrêter tout le temps et sa vitesse, même modérée, l'empêche de se retourner sans cesse comme le piéton curieux : il ne fait malgré tout que passer. Son contact est moins physique que celui du promeneur. Le paysage demeure extérieur et ne fait pas partie de la vie du cycliste comme de celle de l'habitant. Le cycliste est un touriste.
En mettant pied à terre au sommet, en séparant mon corps de la machine en métal qui le soutenait, j'ai découvert en moi la chair, la démarche, les douleurs d'un homme de 80 ans. Chaque mouvement révélait la présence de muscles et d'organes qui habituellement fonctionnent en toute discrétion.
J'étais déçu, mais pas tellement, d'avoir dû m'arrêter à deux reprises dans les derniers kilomètres. Une fois à cinq kilomètres de l'arrivée après un petit pont, une seconde fois juste avant le dernier kilomètre. Déception mesurée, car mon vieux vélo, trop lourd, guère entretenu, fait pour tout sauf pour la course, me fournissait une excuse toute prête ; regret ténu, tout de même, qu'il faudra combattre.
Chaque fois, bien sûr, j'étais reparti, porté par la nécessité. Car dans une montagne où la vue porte loin, aucun demi-tour n'est envisageable tant que l'on n'a pas atteint un col, un sommet, un point de vue, une cible. Tant que l'on sait que la vue sera toujours plus vaste un peu plus loin, qu'après ce virage sera dévoilée une part encore plus exhaustive de la montagne, on continue à suivre le chemin. Le cyclisme, comme la course à pied, consiste à poursuivre des objectifs successifs ; il est toujours difficile de ne pas en atteindre un.
Il y a cinq ans, j'essayais de décrire ici ce que représente l'ascension d'un col à vélo. C'était une histoire optimiste : il suffisait au cycliste rationnel et maître de lui de régler sa vitesse et son alimentation pour parvenir, au fil des heures, à escalader les plus hautes cimes. C'était un voyage. Un an auparavant, j'avais aussi évoqué la longue souffrance du marathon. Les 42 kilomètres de montée vers le Galibier, surtout à travers le gigantesque champ de bataille de rochers préhistoriques qui sépare Valloire du sommet, ce n'était plus un voyage ; ce fut un marathon.
En passant devant le panneau qui indiquait que l'arrivée n'était plus qu'à quatre kilomètres et que l'altitude, juste à cet endroit, devant cette pierre même, était précisément de 2 315 mètres, quelque chose au fond de mon corps a songé et prononcé à voix haute ces mots : « C'est énorme ! » — et j'ai été pris d'un fou rire tout en continuant à pédaler.
C'était énorme d'être déjà monté aussi haut, d'avoir dépassé le Tourmalet en partant de plus loin dans la vallée... Plus tard, devant le panneau du dernier kilomètre, au moment de choisir les lacets de gauche vers le sommet plutôt que le tunnel à droite qui le traverse et l'évite, mon corps a eu la même réaction ; mais rien ne ressemblait plus à des sanglots que ce fou rire. Longtemps après au sommet, la montagne entière étendue devant mes pieds, le corps épuisé, libéré, continuait à échapper parfois au contrôle de l'esprit ; à présent le rire avait disparu.
Il a bien fallu redescendre, par le même chemin. Filant à travers le vent, le K-Way sur les épaules, il restait de tout cela une certaine honte à progresser à présent aussi facilement sur le bandeau noir de la route, alors que d'autres cyclistes, identiques à moi, montaient toujours à pas de loup, le visage crispé. Certains coureurs allaient plus vite que d'autres, certains souffraient plus, mais pour aucun, je le sais, cette montée n'était facile : cette égalité dans la douleur fonde (provisoirement, car elle ne dure qu'une seconde, le temps d'échanger un regard ou de se dire bonjour) leur camaraderie.
Publié par thbz (octobre 04, 2011) | Commentaires (1)
octobre 02, 2011
02 octobre 2011 - Europe - (lien permanent)
Journal de Norvège
16 août.
Partant de l'aéroport d'Oslo, par la voie express qui traverse en souterrain le centre d'Oslo, ce n'est qu'au bout de plusieurs dizaines de kilomètres, la pluie s'étant arrêtée, que l'horizon se dégage et qu'on a enfin l'impression d'être entré en Norvège.
Le pays, dans les vallées du Telemark à l'est d'Oslo, prend alors un premier visage : celui des maisons en bois.
Couleur rouge, forme élémentaire de parallélépipède avec un toit à deux pans : cette simplicité met en valeur l'unique motif décoratif représenté par les fenêtres à grands carreaux soulignées par des montures blanches.
Ornées plus que protégées par de jolis rideaux, elles exposent, comme c'est souvent le cas dans les pays situés au nord de la France, des pots de fleur ou des petits objets destinés à être vus de l'extérieur.
Le bois, c'est aussi celui des églises dites « en bois debout » (stavkirke). La plus vaste d'entre elles, l'église en bois debout de Heddal, apparaît dès le premier jour au bord de la route. Un complexe agencement de pans de façade et d'avant-toits l'assied solidement sur le sol tout en élevant sa cime vers le ciel.
C'est enfin le bois de ces petites cabines sur pilotis, joliment décorées, qui accompagnent la plupart des maisons. Il s'agit à l'origine de garde-mangers, transformés plus tard en habitations ou en débarras.
La route, s'enfonçant toujours plus vers l'est, commence alors à traverser de superbes forêts de conifères et à longer des lacs apaisés en arrivant au village isolé de Rauland.
17 août
Il faut 300 kilomètres pour rejoindre Bergen depuis Rauland : les distances sont rarement courtes en Norvège.
Dès le départ, au bord de la route, le soleil du matin transfigure un lac à l'eau parfaitement plane : miroir parfait, il reflète, comme une peinture hyperréaliste, le ciel et les montagnes avec leurs forêts et leurs maisons. Les rochers ne dépassent plus de l'eau mais flottent dans les airs.
Fragile illusion... Car à une autre saison, sous un ciel différent, Google Maps ne voit ici qu'un paysage triste et froid.
Désormais, la Norvège se résumera à quelques éléments de base : d'une part l'immense étendue rocheuse des montagnes vertigineuses et impénétrables, d'autre part les grandes étendues d'eau planes.
Le paysage typique, presque unique dans ce pays, tel qu'on le voit depuis la route ou le ferry, c'est un lac qui sert de support à une fine ligne de maisons écrasées par la masse gigantesque des montagnes, elles-même coiffées (et en réalité, écrasées lentement, ce qui leur donne, à l'opposé des pics acérés des Alpes françaises, la forme arrondie des montagnes de la peinture chinoise) par la calotte d'un glacier, en grande partie invisible.
Parfois on apercevra en effet, tout en haut, les extrémités, en forme de langue, de l'énorme étendue de glace qui les recouvre et les sculpte, aplanit les sommets avant de se glisser dans leurs anfractuosités, d'y fondre et de jaillir finalement en cascade dans les fjords et les lacs : après avoir couvert les montagnes, l'eau des glaciers finit par occuper le fond des vallées.
Dans ce pays, l'eau, et non la terre ferme, est propice aux déplacements humains. Les habitants de ce pays, meilleurs marins du monde à l'époque des Vikings, n'auront atteint la même maîtrise des routes continentales que mille ans plus tard, ayant appris pour cela à percer les plus longs tunnels du monde.
Dans des espaces aussi vastes et inébranlables, les petites maisons norvégiennes ne font pas sérieux.
Avec leurs parois de bois ou imitant le bois, elles paraissent trop légères pour résister au vent, trop fines pour protéger du froid. Posées dans le paysage, au fond des collines ou sur les pentes lorsqu'y passe une route, elles ne s'inscrivent pas dans une organisation d'ensemble : elles pourraient être ici ou ailleurs, peu importe.
Les villages ne semblent pas avoir de centre, ce qui désoriente le voyageur. Dans la campagne, les parallépipèdes peints de couleurs assez vives tranchent sur l'herbe verte et leur taille est hors de proportion avec la masse formidable de la montagne qui les surplombe. Elles ne construisent pas un paysage en harmonie avec les arbres et les collines comme au Pays basque ou en Toscane. La nature en Norvège, n'est pas à la mesure de l'homme.
Le long d'un fjord, des étals de fruits, dans une région célèbre pour ses cerises et ses pommes, attirent le touriste affamé : il hésite, pourtant, car il ne voit aucun vendeur pour accueillir les clients.
Il finit pourtant par s'arrêter. Les barquettes de fruits sont exposées sur une table de bois, le prix est indiqué. Il n'a qu'à se servir et partir : après avoir glissé quelques pièces dans une boîte en fer, bien sûr, mais personne n'est là pour vérifier qu'il a payé — mieux, il pourrait facilement partir en emportant la recette du matin. On supposera que le propriétaire vient de temps en temps vider sa cassette et rajouter des fruits. On constatera surtout que ce pays n'a pas peur de faire confiance. Ainsi les particuliers qui louent un appartement ou une cabine par Internet ne demandent-ils pas d'acompte ou de numéro de carte de crédit : plusieurs fois au cours de ce voyage nous pourrions, sans avoir même à nous cacher véritablement, nous éclipser sans payer au matin.
Ou peut-être le travail des citoyens les plus riches du monde est-il si coûteux qu'il est plus économique de parier sur l'honnêteté des touristes ? Nous nous verrons, dans des cafés, obligés de nous servir nous-mêmes dans une cafetière le café que nous avons payé au même prix que dans un café chic parisien. Or les distributeurs automatiques, très nombreux, sont souvent marqués « Out of service » : est-ce, là aussi, la conséquence du prix élevé des services de réparation ?
18 août.
Parenthèse urbaine à Bergen, avec la surprise de retrouver, le 17 au soir, la concentration de vies et de stimulus d'une grande ville, tandis que les échos d'un concert de Rihanna s'élèvent depuis le port.
Bergen est une ville hanséatique. La visite du musée du même nom, en fait une simple maison de marchand qui montre dans quel relatif inconfort vivaient, comme des moines (célibataires, en communauté et limités à des relations codifiées avec l'extérieur), les marchands de la Hanse.
S'impose également le passage dans le quartier hanséatique, accumulation de maisons anciennes sur un espace restreint.
Tout ceci est intéressant mais ne surprend pas tant que cela le touriste européen, accoutumé aux vestiges du Moyen Âge et de la Renaissance. Pas plus qu'il n'est enthousiasmé de payer très cher dans un supposé marché aux poissons un plat qu'il aurait aussi bien pu consommer, plus confortablement, dans un restaurant.
C'est, encore une fois, en se confrontant à l'exubérance de la géologie que le touriste trouve son plaisir : ainsi la spectaculaire ascension en funiculaire le mène-t-elle vers un promontoire offrant une extraordinaire vue sur un port qui s'étend sur plusieurs bras de mer. Mais le grand large, lui, demeure invisible, inaccessible, caché quelque part au-delà du labyrinthe des îles et des golfes.
En fin d'après-midi, la ville s'anime de la déambulation de nombreux groupes d'étudiants. Juste avant la rentrée des classes, ils se retrouvent pour, semble-t-il, faire connaissance. Chaque groupe porte un costume distinctif : diables rouges, baigneurs..., et marche dans la rue, sans ordre ni programme, en criant et en chantant, guidé toutefois par un ou deux meneurs. Se dirigent-ils vers quelque bizutage ? Ou ce pays qui organise des défilés pacifiques le jour de la fête nationale a-t-il su également civiliser les rites de rencontre de ses étudiants, restés chez nous au stade d'une certaine barbarie ?
19 août
Mon hypothèse est que les maisons ne sont pas conçues pour faire partie du paysage, comme en Toscane, mais pour en profiter. Nulle harmonie particulière, en effet, dans les chapelets de maison qui suivent les routes, avec leurs formes carrées et leurs couleurs vives, nul rapport avec la placidité mystérieuse des fjords qu'elles dominent ou avec la masse incommensurable des montagnes sur lesquelles elles s'accrochent.
En revanche, l'emplacement de ces maisons, sur une corniche, au bout d'une presqu'île, semble révéler chez leurs occupants la volonté de capter la meilleure vue possible sur le fjord, sur la vallée ou sur le massif montagneux.
Mais si chaque maison dispose ainsi de la meilleure vue possible, il en découle nécessairement qu'elle est également visible de partout. Chaque habitant aperçoit donc les maisons de ses concitoyens, aussi bien proches que relativement lointains. À la limite, chaque habitant d'une vallée pourrait, avec des jumelles, savoir ce que fait chacun des autres habitants du même village et des villages environnants, comment il aménage sa maison, à quel endroit il se rend par les routes tortueuses.
20 août
Superbe balade jusqu'au bout du Brigsdalbreen, qui est en fait l'une des multiples langues par lesquelles le plus grand glacier d'Europe manifeste sa présence aux humains, seuls les alpinistes et les aviateurs pouvant véritablement contempler le glacier dans toute son étendue, étalé sur les montagnes comme une couverture.
Plus loin, sur la route de Geilanger, un détour par la route 258 offre un extraordinaire parcours d'une trentaine de kilomètres dans les rochers, au fond d'une cuvette rocheuse démesurée. Les deux parois montagneuses de part et d'autre de la route, presque verticales au sommet, qui se couvrent d'alluvions lorsque la pente décroît, me rappellent la Vallée de la Mort. La Norvège est l'une de ces régions du monde où les paysages s'élargissent à une dimension que l'homme des plaines tempérées ne peut vraiment imaginer, une dimension qui est celle de l'atmosphère : les montagnes enveloppent mais sont trop larges et vastes pour enserrer.
À Geilanger, nous raterons de peu le ferry touristique mais nous nous rattraperons en louant une barque à moteur pour aller visiter, au ras de l'eau, en toute liberté, seuls au pied des montagnes sillonnées ici et là de cascades interminables, sous la pluie, l'un des plus célèbres et des plus sauvages fjords norvégiens.
21 août
Après Geilanger, nous reprenons peu à peu la route du sud, non sans traverser encore, presque à court d'essence, des étendues désolées.
Le ciel n'est plus comme dans les premiers jours une étendue ouverte, peuplée par des nuages dont le reflet habite les lacs, mais un plafond sombre et triste, à l'image des plateaux de roc et de sable sur lesquels glisse la voiture.
Il suffit pourtant de redescendre dans la vallée, ce jour et le suivant, pour retrouver la profonde humanité des églises en bois debout.
Comme les églises romanes d'Auvergne, elles sont constituées de plusieurs étages superposés : formes complexes, à laquelle une profonde harmonie donne pourtant l'apparence de la nécessité.
Dans ce pays où les proportions de la nature dépassent ce qui peut réellement être saisi par les sens humains, les églises en bois debout sont, au contraire, pleinement à la mesure de l'homme qui peut les embrasser du regard et à la portée du touriste qui peut, à la différence des paysages de montagne, les enclore sans peine dans l'objectif de son appareil photo.
22 août
Arriver à Oslo, capitale européenne, c'est comme se retrouver à la maison. Comme tous les soirs, le soleil ne descend que très lentement sur l'horizon et laisse tout le temps pour retrouver la familiarité des rues bordées d'immeubles, des reflets du jour finissant sur les façades et du plaisir de la déambulation.
La promenade dans Oslo donne le plaisir de retrouver la concentration de vie et d'évènements de la grande ville et celui de la découverte d'une nouvelle capitale — libérés des contraintes de route à parcourir qui obscurcissaient toujours légèrement, en arrière-plan, le plaisir des jours précédents.
23 août
De l'architecture d'Oslo on retiendra surtout le nouvel Opéra, sur la baie. Sa silhouette sera certainement, dans les années à venir, le symbole de la ville : son toit incliné est d'ores et déjà un magnifique lieu de promenade pour contempler la ville comme les navires approchant par le fjord.
Nous passons également à la Cinémathèque, où sur trois murs d'une seule salle est réunie la mémoire de l'intégralité du cinéma national : une image pour chaque film produit en Norvège depuis les origines.
Le centre d'Oslo, le lieu de l'émotion pour tous les Norvégiens, c'est toutefois un bâtiment sans grand intérêt architectural, sa cathédrale. Il y a un mois et un jour, dans un pays qui ne compte pas cinquante morts violentes par an, un homme tentait de faire disparaître, en l'espace de deux heures, une bonne partie de l'élite politique actuelle et surtout future.
J'ai vu, en septembre 2002, des centaines de pancartes et objets de mémoire accrochés aux grilles de l'église la plus proche de l'emplacement du World Trade Center à New York. De la même manière la cathédrale d'Oslo, depuis un mois, est devenue un monument à la mémoire des victimes du 22 juillet, un témoignage du souvenir du peuple norvégien. De son passage rapide, le touriste retient la sensation d'une très grande justesse : c'est précisément ceci qu'il fallait faire — ces fleurs et ces inscriptions étaient la meilleure manière de manifester un souvenir.
Publié par thbz (octobre 02, 2011) | Commentaires (2)