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février 09, 2021
09 février 2021 - Arts, architecture... - (lien permanent)
Prêt-à-sculpter
Dans la première chapelle à gauche de l'église Saint-Joseph-des-Carmes, joyau d'ornementation du Grand Siècle caché au fond d'une cour du sixième arrondissement de Paris, une statue de Joseph me paraît familière.
C'est qu'elle est identique à une autre statue placée dans une chapelle de l'église Saint-Sulpice, à deux cents mètres à peine de là. J'ai déjà parlé, dans les premiers temps de ce blog, de cette statue sur laquelle des fidèles écrivent leurs suppliques ou laissent leurs remerciements, comme si l'écrit donnait une puissance supplémentaire à la prière.
Saint-Joseph-des-Carmes | Saint-Sulpice |
Or en me retournant dans l'église des Carmes, de l'autre côté de la nef, une autre statue me rappelle, là encore, une figure connue.
C'est un grand Saint-Pierre en bronze noir, solidement assis sur un trône. Il est presque identique à celui qui est installé dans le transept nord de Saint-Sulpice. Quelques jours plus tôt, j'ai vu un saint Pierre similaire à l'entrée de la cathédrale de Beauvais, c'est à dire dans le transept puisque cette église n'a jamais eu de nef.
On peut le voir aussi dans le bas-côté droit de l'église de Saint-Germain-des-Prés, à Notre-Dame-du-Travail dans le quatorzième arrondissement, et même un peu partout en France, en Belgique, en Allemagne, jusqu'aux Philippines.
Saint-Sulpice | Rome (Fallaner sur Commons) |
Le modèle de tous ces saint Pierre est à Rome : c'est une statue fameuse attribuée à Arnolfo di Cambio. Pierre est assis sur un trône, dans une pose hiératique. Les poses artificielles semblent, par leur simplicité, plus propice à la dévotion populaire que les compositions raffinées des grands artistes ; les fidèles, dans les églises d'Italie, négligent les chefs-d'œuvre pleins de grâce pour prier devant les statues les plus simples, comme Bloy le constatait en s'en prenant à la Transfiguration de Raphaël. Ce saint Pierre aux yeux grands ouverts tient ses clés dans sa main gauche et fait un signe de bénédiction avec l'index et le majeur de la main droite. Il est habillé d'une grande toge qui couvre ses jambes jusqu'aux chevilles.
Surtout, son pied droit dépasse un peu et, que ce soit au Vatican, à Saint-Sulpice, à Beauvais ou aux Carmes, le bronze de ses orteils est jauni par les baisers et les caresses de générations de dévôts. Celui du Vatican est revêtu des habits du pape les jours de fête.
Aux Carmes, Pierre a été un peu modernisé : son visage n'a pas les yeux exorbités, il est jeune et beau comme un Christ, les plis de sa toge sont plus accentués, sa main droite fait plus franchement face au spectateur. Les versions de Saint-Sulpice et de Beauvais, en revanche, sont des copies fidèles dans ses moindres détails ; seule l'auréole se distingue.
Ces statues ont été produites en série au dix-neuvième siècle et jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Il suffisait de se rendre par exemple à la boutique de la maison Raffl, à 50 mètres de la place Saint-Sulpice. Raffl se vantait de tirer ses saint Pierre d'un moulage authentique fait sur l'original à Rome. Dans un magasin à large baie vitrée où on irait plus tard acheter des capsules Nespresso ou, plus récemment encore, ouvrir un compte en banque, on pouvait alors acquérir des statues religieuses constituant le style « sulpicien ».
La nom de la maison Raffl est celui de son fondateur, Ignaz Raffl. En fait ce n'est que l'un des noms les plus souvent utilisés pour une entreprise au périmètre mouvant qui, par fusions successives, a cristallisé une multitude de fabricants autrefois indépendants. Avant de tomber dans l'oubli après la Seconde Guerre mondiale, cette industrie de la dévotion a fourni à d'innombrables églises françaises des statues qui en constituent souvent, aujourd'hui, la majeure partie du décor, auxquelles pourtant aucune notice d'information n'est jamais dédiée, sauf dans certains inventaires du patrimoine particulièrement soignés ou encore sur un blog spécialisé. Industrie ou œuvre d'art ? Les deux notions n'étaient pas incompatibles, selon la justice qui donna raison à Verrebout, l'un des successeurs de Raffl, contre un concurrent qui s'était contenté de recopier ses modèles.
On pouvait les commander à distance grâce aux nombreux catalogues qu'ils éditaient : le saint Pierre portait ainsi le numéro 4448, en p. 122, dans le catalogue de la maison Raffl, également dénommé « La Statue religieuse ». La notice contenait cette mention un peu énigmatique : « le pied droit de nos statues de Saint Pierre de Rome assis est toujours en bronze ». Pourquoi donc parler de ce pied et pas du reste de la statue ? C'est que la statue, qui semblait être de bronze, était faite en réalité de « carton romain comprimé bronzé », matériau qui pouvait tromper le spectateur regardant la statue, mais pas le fidèle baisant le pied. Pour celui-ci, seul le bronze pouvait résister à des générations de dévotion.
Le catalogue ne dit pas exactement ce qu'est le carton romain, secret commercial oblige. En tout état de cause, « il remplace fort avantageusement le carton-pierre, le papier mâché et autres compositions analogues dont l'usage n'a que trop bien établi toute la défectuosité ». On admettait toutefois que, malgré ses éminentes qualités, ce matériau devait être évité pour les statues exposées à l'extérieur. La maison Raffl, maintenant Pacheu, Lecaron et Peaucelle, anciennement Froc-Robert, Frédiani, Verrebout, etc., recommandait pour celles-ci la fonte de fer ciselée, dont elle expliquait la supériorité par rapport au bronze avec un argument qui ne pouvait qu'emporter l'adhésion : « sans avoir la valeur artistique du bronze, notre fonte de fer ciselée offre les mêmes avantages au point de vue de la solidité ; elle a l'énorme supériorité de coûter beaucoup moins cher. »
Le modèle était disponible dans toutes les hauteurs, de 9 centimètres à 1,85 m. On pouvait avoir la statue, le siège (peint imitation marbre blanc) et le piédestal (peint imitation marbres et onyx) pour 800 francs, en ajoutant 70 francs pour l'emballage. La statuette de 9 centimètres de hauteur revenait à 16 francs seulement. Ces sommes paraissent particulièrement basses, si l'on en croit ce convertisseur qui indique qu'un franc (ancien) de 1920 correspond exactement à un euro de 2020. Toutefois ce site indique qu'un kilo de pain coûtait près d'un franc en 1920, ce qui pourrait conduire à multiplier ces prix par trois environ.
Raffl n'était pas le seul à reproduire le saint Pierre d'Arnolfo di Cambio. Celui de Saint-Sulpice provient de l'atelier d'orfévrerie religieuse Poussielgue-Rusand, en 1901. Je n'ai d'ailleurs pas vu de signature ni de nom de marque sur la plupart des sculptures décrits ici, donc il est difficile de dire qui les a fabriquées et quand elles ont été installées.
Outre ce saint Pierre, la maison Raffl et ses compétiteurs produisaient des figures des principales figures du catholicisme dans des poses codifiées et faciles à identifier. Même si leur modèle avait parfois été tiré de grandes œuvres classiques (Raphaël, Murillo), elles avaient en commun une douceur des traits, des gestes clairs, une pose figée, un visage impassible, tout ce qui a constitué le style sulpicien.
Ces statues ont envahi les églises de France, à tel point qu'on pourrait dresser une liste de quelques-uns des modèles les plus courants à partir d'une photographie prise au hasard dans un album, celle d'une église de village :
De droite à gauche, on trouve d'abord la sainte Thérèse de Lisieux aux roses. Ce modèle ne figure pas dans le catalogue Raffl de 1920, parce qu'il s'est diffusé quelques années plus tard. Son succès a été considérable. Je l'ai vu à l'identique à Saint-Sulpice, à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, à Saint-Médard, à Sainte-Clotilde, à Saint-Hippolyte sur un vitrail...
Saint-Jacques-du-Haut-Pas | Saint-Hippolyte |
Au bout de la nef à droite, c'est le Sacré-Cœur de Montmartre, grande statue de Jésus mettant en application les visions de Madame Royer. Il porte le numéro 174 dans le catalogue de La Statue Religieuse, qui précise que « ce modèle a été approuvé par S. S. Léon XIII (Bref du 10 mars 1883). Il est placé dans la basilique de Montmartre. ». Comme la Thérèse aux fleurs, cette figure a été diffusée massivement. Une autre version se trouve à Saint-Sulpice, dans l'une des plus belles chapelles de l'église ; et à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, dans une niche splendide (c'est le no 434 dans le catalogue).
Catalogue, no 174 | Saint-Nicolas-du-Chardonnet |
En-dessous du Sacré-Cœur, Notre-Dame-de-Lourdes, conçue par Ignaz Raffl pour le sanctuaire de Lourdes (no 26 dans le catalogue). C'est peut-être le plus grand succès de la statuaire sulpicienne. On la reconnaît à ses mains jointes et aux deux pans de sa ceinture retombant presque jusqu'aux pieds, parfois peints d'une couleur différente.
Lourdes (Robespierre sur Commons) | Sainte-Clotilde |
Au fond de l'église, une Vierge de l'Assomption (La Statue Religieuse, no 268 ou 9344) est inspirée d'un tableau de Murillo, qui représente en réalité l'Immaculée Conception.
Catalogue | Murillo |
Vers la gauche, un saint Joseph portant l'Enfant surmonte une Jeanne d'Arc. Si ces figures sont courantes, les modèles exacts sont moins codifiés que ceux de la partie droite de l'église.
Enfin la dernière statue à gauche est celle de saint Antoine de Padoue portant l'Enfant, exactement identique à un modèle produit en série par le fabricant toulousain Antonin Schwab. On le retrouve, mais en miroir, à Saint-Sulpice, où il porte la marque de La Statue Religieuse (no 8540 dans le catalogue) ; la statue, en très mauvais état, a moins bien supporté que Saint-Joseph les graffitis des fidèles.
Il manque encore dans cette église certains modèles très courants, par exemple la Vierge de la médaille miraculeuse, qui présente une particularité : non seulement elle dérive de la vision d'une mystique, comme c'est le cas de Notre-Dame de Lourdes et du Christ du Sacré-Cœur, mais c'est la Vierge elle-même qui, selon la visionnaire, lui a demandé de faire représenter son image sur une médaille qui est toujours vendue sur place aujourd'hui. C'est ainsi à la médaille elle-même qu'est consacrée aujourd'hui la chapelle qui, avec deux millions de pélerins par an, est le moins connu des grands sites touristiques parisiens.
Qu'en est-il, donc, du saint Joseph à l'enfant ? Celui de l'église Saint-Sulpice serait une œuvre authentique, sculptée au début du XVIIe siècle par Giovanni Marchiori, un élève du Bernin. Il faudrait alors supposer que l'exemplaire des Carmes est une copie ; à moins que l'un et l'autre ne soient des copies d'un modèle plus ancien qui, lui aussi, a dû connaître un grand succès puisque je l'ai vu également dans l'église Saint-Gervais-et-Protais.
Publié par thbz (février 09, 2021) | Commentaires (0)