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décembre 19, 2004

19 décembre 2004 - Asie - Cinéma - (lien permanent)

Café Lumière, de Hou Hsiao-Hsien

Le deuxième plan de Café Lumière. Une jeune femme chez elle ; elle étend du linge ; l'appartement semble tout petit, c'est peut-être une étudiante. Le téléphone sonne dans une autre pièce. La jeune femme disparaît, mais la caméra reste figée sur ce linge accroché à des ficelles ; le linge s'agite sous l'effet du vent tandis que la jeune femme répond au téléphone. Ce n'est pas grand'chose, mais on découvre qu'une pièce continue à vivre lorsque le personnage principal s'en va. Il y a un cinéaste derrière cette image.

Hou Hsiao-Hsien, comme toujours, filme les personnages de loin, il les éclaire mal et il les fait tous jouer sur le même ton neutre. Les personnages ne se distinguent donc que par les traits physiques les plus élémentaires : sexe, âge, voire le port de la barbe pour les hommes. Souvent on se demande qui sont ces gens qui apparaissent dans une scène : s'agit-il de ceux qu'on a vus dans la scène précédente ou de nouveaux venus ?

J'ai du mal à m'intéresser à des personnages qui existent aussi peu. Dans une scène d'intérieur, le chat qui tourne autour des personnages a plus de présence que les personnages eux-mêmes. Que la jeune femme soit ou pas sur l'écran, l'image est tout aussi intéressante ; le linge qui sèche vaut autant qu'elle. Si HHH était un peintre impressionniste, il serait moins proche de Renoir, beau peintre des êtres humains, que de Monet, qui traite hommes, trains et fleurs de la même manière.

La référence à Ozu (c'est une commande pour le 100ème anniversaire du maître) se limite à quelques gadgets : le premier plan du film, un extérieur urbain anonyme et sans présence humaine ; des rapports parents-enfant vaguement esquissés. Le rapport aux personnages, lui, est complètement inversé. Ozu, avec sa caméra à soixante centimètres du sol ou, dans le cas des champs/contre-champs, à la place de l'interlocuteur, met les personnages dans une position centrale par rapport à son environnement ; le spectateur se sent aussi proche d'eux que s'il partageait une conversation de salon avec eux. Pour cette raison les films d'Ozu sont très attachants ; on les voit et on les revoit avec plaisir, on s'y sent chez soi. Chez HHH, au contraire, les personnages sont distants, effacés ; ils passent presque inaperçus.

Les meilleurs plans sont donc ceux dont les personnages sont absents. Ainsi ces métros-chenilles qui s'entrecroisent dans des couloirs aériens, au-dessus d'une rivière ancienne qu'ils ignorent superbement. HHH représente très bien les bruits du métro et la froideur technique de Tokyo. Il faut peut-être y être déjà allé pour l'apprécier. Le réalisme de ces sensations, comme la madeleine de Proust, fait revivre le plaisir du voyage à Tokyo plus sûrement qu'un documentaire sur les néons de Kabukicho.

Publié par thbz (décembre 19, 2004) | Commentaires (0)


décembre 15, 2004

15 décembre 2004 - 13e arrondissement - Paris - Tours - (lien permanent)

Vivre dans une tour - lumières

Lorsqu'on vit dans une tour, la vue pose parfois des énigmes. Parce que je vois le sommet des maisons, mais rarement le sol, j'aperçois des lumières dont je ne connais pas l'origine.

La lumière la moins mystérieuse est celle de la Tour Eiffel. Comme si cela ne lui suffisait pas de scintiller toutes les heures pendant dix minutes, elle fait tournoyer au-dessus de sa tête un phare pour marins improbables. On dirait que la lumière frôle le sommet de mon immeuble ; en réalité elle passe largement au-dessus.

Souvent, le soir, une autre lumière jaillit du sol entre les immeubles, assez loin devant, et se déplace lentement ; soit vers la droite, soit vers la gauche, elle parcourt plusieurs kilomètres. C'est une péniche pour touristes. Ses projecteurs éclairent avec indécence les berges de la Seine et les personnes qui s'y promènent.

La semaine dernière, pendant plusieurs heures des rayons lumineux se sont agités quelque part derrière les Olympiades ; peut-être une fête du côté de la Grande Bibliothèque ?

Ce soir deux spectacles m'intriguent. Entre Nationale et Chevaleret, les façades d'un grand ensemble sont éclairées avec une intensité inhabituelle. Et sur la butte aux Cailles, là où Pilâtre de Rosier et son compagnon ont terminé le premier voyage aérien de l'humanité, un faisceau lumineux tournoyant vers le sud paraît engagé dans une lutte au sabre laser avec le phare de la tour Eiffel.

Je ne saurai pas de quoi il s'agit, sauf si je redescends sur terre pour aller me mêler aux piétons.

Publié par thbz (décembre 15, 2004) | Commentaires (2)


15 décembre 2004 - Asie - Divers - (lien permanent)

Jours de la semaine

Lorsqu'on apprend les jours de la semaine en japonais, on est tout de suite frappé par une curieuse coïncidence. Dimanche, en japonais, se dit nichiyōbi et s'écrit 日曜日, c'est à dire le jour (曜日) du soleil (日). Or dimanche est aussi le jour du soleil en anglais : Sun-day, ainsi que dans de nombreuses autres langues européennes (sonnertag, hemera heliou, dies solis...).

Juste après, l'étudiant en japonais se rend compte que lundi, getsuyōbi (月曜日), correspond au jour de la lune (月). Or en anglais, Monday est aussi le "day of the Moon", comme en français (lune-di, du latin dies luni).

Dimanchenichiyōbisoleil
Lundigetsuyōbilune

On voudrait continuer l'expérience. Mardi, c'est pour nous le jour de Mars. Manque de chance, c'est pour les japonais le jour du feu (火曜日, kayōbi).

L'exception confirme-t-elle la règle ? Mercredi, c'est le jour de l'eau (水曜日, suiyōbi), jeudi le jour de l'arbre ou du bois (木曜日, mokuyōbi) et vendredi le jour de l'argent ou du métal (金曜日, kinyōbi). Samedi, enfin, est consacré à la terre ou au sol (土曜日, doyōbi). Tout ceci est assez décevant : rien à voir avec Mercure-di, Jupiter (jeudi), Vénus-di ou Saturne (Saturday). À moins d'associer le feu à la violence du dieu Mars ou de considérer que la Vénus du vendredi est une déesse vénale qui aime l'argent de kinyōbi. Cela ne peut satisfaire que l'étudiant en japonais qui cherche un moyen mnémotechnique de retenir les noms de jours en japonais.

En réalité il y a bien une règle commune entre les noms de jour japonais et européens. Et cette découverte va nous révéler :

1) que l'extrême-orient et l'extrême-occident ont eu, à quelque moment de leur antiquité, des racines communes ;

2) accessoirement, que les noms de jours européens ne se réfèrent pas à des dieux de la mythologie, mais à des planètes.

En effet, les noms de jour japonais proviennent de la symbolique chinoise. À chaque planète est associée un élément primordial. Le feu, c'est la planète Mars. Nous avons trouvé le rapport entre kayōbi et Mardi. Continuons : Mercure, planète de mercredi, est associée à l'eau. Le bois de mokuyōbi ? C'est bien la planète Jupiter. Il n'en reste que deux : vendredi et samedi, Vénus et Saturne, auxquels les Chinois font justement correspondre le métal et la terre.

À chaque jour sa planète, soit sept jours pour les sept astres mobiles du ciel visibles à l'œil nu. À chaque planète son élément, sauf pour les deux plus lumineuses, soleil et lune :

Dimanchenichiyōbisoleil
Lundigetsuyōbilune
MardikayōbiMars (feu)
MercredisuiyōbiMercure (eau)
JeudimokuyōbiJupiter (bois)
VendredikinyōbiVénus (métal)
SamedidoyōbiSaturne (terre)

La correspondance est si parfaite qu'on ne peut pas l'attribuer au hasard. Nos jours viennent du latin : dies lunes, dies Marti, dies Mercurii... Les Romains n'ont pas pour autant inventé ce système : les Grecs l'utilisaient avant eux et on le fait même remonter aux Babyloniens ou aux Égyptiens. À qui les Japonais ont-ils vraiment emprunté les noms de jour ? Nul ne le sait vraiment. Les Chinois utilisaient ce système il y a près de deux mille ans, mais les Japonais l'ont peut-être aussi trouvé en Inde.

Tout ce que l'on peut remarquer, c'est que, une fois de plus, la civilisation japonaise montre qu'elle est à la fois très ouverte pour emprunter des éléments à d'autres cultures ; et très conservatrice une fois qu'elle a absorbé ces éléments. En effet, le système japonais reste entièrement basé sur les sept « luminaires » visibles à l'œil nu, comme le système grec ou romain. Les Chinois, eux, sont passés depuis longtemps à un système numérique. Les Français ont remplacé le dies Saturni et le dies Soli par un jour du sabbat (samedi) et un jour du Seigneur (dies dominici, dimanche). Quant aux Anglais, à l'époque où leur vieille langue germanique devenait à moitié latine sous l'influence des Normands, leur semaine, à l'inverse, devenait à moitié nordique : le dieu Tiw s'emparait du mardi, Odin-Wotan prenait le mercredi, Thor le jeudi et Freia le vendredi.

La plupart des éléments de cet article sont développés avec beaucoup plus de détails sur le passionnant site cjvlang.

Publié par thbz (décembre 15, 2004) | Commentaires (5)


décembre 08, 2004

08 décembre 2004 - Cinéma - (lien permanent)

L'Aurore de Murnau

L'Aurore, c'est un film de Murnau qu'on peut voir ces jours-ci en salle. C'est aussi un miracle de cinéma. Beauté absolue des images, des personnages, des situations. Totale maîtrise de chaque plan (cadrages, lumière), de chaque séquence (rythme, mouvements) et de l'évolution dramatique dans son ensemble.

Et par-dessus cette fascinante perfection formelle, qui est aussi celle de Mizoguchi ou de Sokourov, une puissance émotive qu'aucun autre film n'a jamais égalée. Je ne connais pas de scène plus parfaite que la venue à la ville de la jeune femme détruite par le meurtre dont elle a failli être victime et de son mari détruit par le meurtre qu'il a failli commettre. Du lac silencieux à la ville tumultueuse, de la nuit solitaire à la nuit enfiévrée, de la mort spirituelle de deux êtres à leur union renouvelée dans une église, des visages qui se fuient aux visages qui se confondent, c'est un immense frisson qui traverse la salle de cinéma. Seule la musique a, parfois, ce pouvoir-là.

Ce n'est pas un film d'acteurs. Dans les films d'acteurs on admire la performance d'un individu (Nicholson) ; parfois on contemple sa beauté pure (le dernier film de Nicole Kidman). Dans l'Aurore, les acteurs sont des modèles qui, précisément parce qu'ils n'ont aucune personnalité propre, cristallisent sur eux des valeurs profondément inscrites dans notre civilisation : attirance sexuelle, caractère sacré du mariage. Valeurs fondamentales, gravées dans notre sensibilité par des siècles d'évolution sociale, mais contradictoires. Leur conflit réveille alors en nous des réflexes que le cynisme quotidien nous permet de maîtriser dans la vie réelle. Le cinéphile, c'est celui qui est capable d'oublier, dans un fauteuil de salle obscure, ses sentiments individuels.

La copie qui est projetée en ce moment au Grand Action, dans la petite salle où on se sent tellement mieux que dans la grande, est très belle.

Publié par thbz (décembre 08, 2004) | Commentaires (10)


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