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août 12, 2001

12 août 2001 - Asie - Cinéma - Plus - (lien permanent)

Pakeezah : l'autre continent du cinéma

Lorsqu'on sort du cinéma hollywoodien et qu'on va voir une comédie musicale faite sur un autre continent et appartenant à une autre culture, on se trouve dans un monde nouveau et inattendu. Un jour de l'été 2001, ainsi, la Cinémathèque des Grands Boulevards montrait une comédie musicale russe d'Alexandrov, Les joyeux garçons. C'était un film totalement libre : il créait le genre dans son pays. A chaque instant l'absence de références permettait de tout inventer avec spontanéité.

Quelques jours plus tard, je vois au même endroit une comédie musicale indienne de 1971 : Pakeezah (Cœur Pur), de Kamal Amrohi. Le dépaysement est encore plus complet que pour le film d'Alexandrov. D'abord parce que cela se passe dans une Inde de l'an 1900 aux décors de palais dignes des Mille et Une Nuits. Ensuite à cause des danses : tandis que les comédies musicales américaines expriment les sentiments par la rapidité et la précision de mouvements quasi acrobatiques, la danseuse indienne s'enveloppe de voiles qui masquent les formes de son corps et, avec lenteur ou vivacité, parfois sans bouger, développe des figures qui excluent la ligne droite. Les danseurs occidentaux donnent à chaque partie du corps une fonction précise, comme dans le cas du numéro de claquettes qui concentre l'attention sur les pieds. Ici, le corps de la danseuse forme un tout dont seule la forme générale compte. L'effet est moins spectaculaire mais plus envoûtant.

Le dépaysement tient aussi, plus subtilement, à la réalisation elle-même, à une luxuriance du plan que je n'avais jamais vue au cinéma. Le film est tourné en Cinémascope, les plans sont larges et la profondeur de champ très grande. Tout cet espace est utilisé au maximum. Les décors sont magnifiques dans tous leurs détails. Les groupes de figurants en arrière-plan ne se contentent pas d'observer la scène principale passivement : outre la vedette au premier plan, d'autres danseuses font leur numéro au loin dans les maisons qui bordent la rue, et des passants s'interpellent avec beaucoup d'expressivité, jusqu'au fond du champ. Le moindre figurant joue avec autant d'application que les acteurs principaux.

Le même soin est apporté dans tous les éléments de la réalisation. Lorsque les personnages voguent sur un bateau, le roulis et le paysage derrière le rideau, sûrement reconstitués en studio, sont parfaitement représentés. Les détails qui donnent de la vérité et de l'expressivité aux scènes sont innombrables et toujours très réussis, comme le vent qui anime discrètement de nombreuses scènes. Les images sont belles et variées : danse solitaire dans l'obscurité, magnificence d'une scène de groupe, intimité d'un couple.

Le scénario est pourtant invraisemblable. Certaines scènes sont charmantes, comme celle où un inconnu glisse entre les orteils d'une jeune femme endormie un message louant la beauté de ses pieds, mais on est surtout frappé par des coups de théâtre et des ruptures de ton incroyables. Au beau milieu d'une promenade bien paisible sur une rivière, la barque est attaquée par un troupeau d'éléphants en furie. La jeune femme, seule survivante, se réfugie sur le rivage dans une tente qui appartient justement à l'inconnu qui avait glissé un message entre ses orteils. Suivent quelques scènes romantiques vraiment belles, avant qu'on découvre que l'inconnu est son cousin, ce qui lui permettra d'ailleurs de retrouver son père qui la recherchait depuis le début du film.

Pakeezah est très éloigné des conventions du cinéma occidental, sans pour autant improviser ses propres conventions. La finition est en tous points impeccable, comme dans les grands films de Gene Kelly et Stanley Donen. On imagine les centaines de films que les studios indiens ont dû produire avant Pakeezah pour parvenir à une telle maîtrise des moyens cinématographiques et développer des principes esthétiques aussi forts et aussi différents des nôtres. Je découvre ainsi avec stupéfaction, en une soirée, un art parvenu à un certain degré de perfection, un peu comme un Japonais de l'époque d'Edo qui découvrirait les écrivains français du XVIIIème siècle sans avoir jamais rien lu auparavant. C'est un grand choc culturel et esthétique.

Pakeezah sur l'IMDb.

Publié par thbz (août 12, 2001) | Commentaires (2)


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