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octobre 20, 2001

20 octobre 2001 - Asie - Cinéma - Paris - (lien permanent)

Voir des films indiens à Paris

Voir des films indiens à Paris, c'est facile si on se limite à ceux de Satyajit Ray. Délivrance, Pather Panchali, Charulata font partie des plus beaux films du monde, mais ils n'ont pas plus de points communs avec le reste du cinéma indien que les films de Godard avec Le fabuleux destin d'Amélie Poulain. Or il est impossible de voir à Paris ces films indiens populaires, comédies musicales sucrées de trois heures, qui forment l'essentiel de la programmation dans certains pays arabes ou africains. (Ceci a été écrit en octobre 2001, avant la vogue des films indiens qui a enfin atteint Paris début 2004.)

Ou alors, il faut bien chercher, et c'est ce que j'ai fait...

Le cinéma indien existe...

... je l'ai rencontré.

Tout a commencé à la Cinémathèque un soir d'août. Dans le cadre d'un festival de comédies musicales, je suis allé voir Pakeezah, film indien des années 70. La beauté formelle du film, dont je parle plus en détail ailleurs, m'a fait entrevoir un monde de cinéma que j'ignorais. J'ai voulu en savoir plus sur ce cinéma indien populaire. J'ai lu quelques pages sur le cinéma indien à Beaubourg, mais lire un livre sur le cinéma, c'est comme imaginer la beauté d'une femme en n'ayant que ses mensurations : il fallait que je voie des films dans une salle de cinéma. Je me suis donc retrouvé quelques jours plus tard à Pantin pour une séance de cinéma tamoul. Tandis que j'attendais le début de la séance, un organisateur s'est approché de moi : oui, je savais que le film n'était pas sous-titré, non, je ne comprenais pas le tamoul, oui, je voulais quand même voir le film.

Dès le générique le public s'est mis à applaudir et à siffler le nom des vedettes, puis leur première apparition à l'écran. Les enfants couraient entre les rangées, les adultes discutaient entre eux, les nourrissons et les téléphones portables hurlaient les uns après les autres comme des chiens qui se répondent d'une maison à l'autre. Plus le film avançait, plus la salle prenait vie.

L'histoire, même en tamoul, était facile à suivre. Jina (c'est lui) et Cheela (c'est elle) étaient des étudiants en architecture. Un troisième élève, amoureux de Cheela, faisait tout pour les séparer, jusqu'à ce qu'ils retombent dans les bras l'un de l'autre au dernier plan. La héroïne avait un charme tout en courbes à la Sarah Michelle Gellar. Elle était enveloppée, mais les formes généreuses conviennent bien aux arabesques de la danse indienne. Elles seraient inimaginables dans le Lac des Cygnes. J'ai trouvé plus tard sur Internet le titre du film, Povellam Un Vasam, et le nom du réalisateur, Ezlil.

On était loin de la magnificence de Pakeezah. Les moyens financiers, l'ambition et le talent n'étaient sans doute pas les mêmes. J'ai quand même retrouvé certains éléments qui m'avaient frappé dans Pakeezah, et d'abord cette manière de remplir l'écran. Dans la plupart des scènes, l'arrière-plan était occupé par des figurants qui soit regardaient les héros, soit vaquaient à leurs occupations. Ils ne servaient à rien, ils étaient juste là. La raison est peut-être tout simplement que le figurant, en Inde, n'est pas une denrée rare : on peut en rajouter sans beaucoup alourdir le budget du film.

Les scènes de danse constituaient pour moi l'attrait principal du film puisque je ne comprenais pas les dialogues. Il y en avait cinq ou six dans le film, et leur style dépendait des relations entre les personnages. Au héros et à la héroïne, qui sont les gentils, correspondent une danse et une musique très indiennes avec des rythmes modernisés ; elle porte alors de superbes costumes traditionnels et parfois même un petit bijou au milieu du front. Par contre, lorsque le héros est attiré par une belle passante qui peut-être va l'entraîner sur de mauvaises voies, il se met à chanter et danser dans un style occidental proche du rap : cette scène est un vrai vidéo-clip, avec effets de caméra violents et montage fortement haché. De même, lorsque le héros recherche le méchant, il le trouve dans une boîte de nuit où l'on danse à l'occidentale.

Toutes ces séquences multiplient les décors et les costumes, sans rechercher la vraisemblance comme dans les comédies musicales américaines. La continuité est uniquement assurée par la musique et le chant. L'une de ces scènes, pendant la première partie, se déroule dans un décor très romantique de pâturages et de montagnes abruptes. On tournait autrefois ce genre de scène au Cachemire, mais, à cause de la guerre, on va maintenant chercher ces pics et ces vallées verdoyantes jusqu'en Suisse.

Le film mélange allègrement les genres. Outre les scènes dansées et chantées, on passe sans transition du mélodrame à l'humour loufoque et au kung-fu : les films de Hong-Kong ont fait les mêmes ravages en Inde qu'à Hollywood. La musique est omniprésente et souligne de manière appuyée les moindres articulations de l'intrigue.

Je commence à comprendre pourquoi ce cinéma indien s'exporte aussi mal en Europe : la représentation des relations entre hommes et femmes ne dépasse pas le stade de la bise sur la joue. C'est sans doute la même raison qui explique son succès dans les pays arabes et en Afrique : la morale du film est une sorte d'aggrégation de toutes les morales du monde, de sorte que rien de ce qui est montré ne peut choquer qui que ce soit. Les images restent décentes, l'intrigue punit les méchants et récompense les gentils. Je comprends aussi pourquoi les Indiens, seuls au monde ou presque, continuent à bouder le cinéma hollywoodien : à côté de leurs films qui, en près de trois heures, condensent à peu près toutes les émotions que le cinéma populaire peut apporter, les films occidentaux centrés sur un thème doivent leur paraître bien fades. Le culte du cinéma atteint un niveau que l'on ne peut pas clairement comprendre ici : en pays tamoul, de nombreux acteurs font de la politique, et la province a été dirigée de nombreuses fois par d'anciennes vedettes de cinéma.

Où, quand, comment

Alors, vous voulez peut-être assister vous-même à l'une de ces séances ?

Plusieurs salles proposent de temps en temps des séances de cinéma indien : le Trianon, sur le boulevard de Rochechouart, le cinéma République de la rue du Faubourg Saint-Martin et le Carrefour Espace Cinémas, à Pantin. Ce n'est pas la peine d'y aller ou de téléphoner : le caissier vous dira que les séances sont organisées par des associations externes et qu'il ne peut pas vous renseigner.

Quant au Pariscope, oubliez-le car vous n'y trouverez pas ces séances. Ou bien lisez entre les lignes : si l'une de ces salles n'a pas de séance indiquée à certains moments, c'est peut-être qu'elle est occupée par une séance indienne.

Le meilleur moyen de se renseigner, c'est encore d'aller dans le quartier indien de Paris. Le quartier indien, c'est entre les voies ferrées de la Gare du Nord et celles de la Gare de l'Est. Descendez du métro à la Gare du Nord, et remontez la rue du Faubourg Saint-Denis jusqu'au métro La Chapelle. Sur la vitrine d'un vendeur de cassettes vidéo (trois pour 100 francs) ou dans la devanture d'une boutique de saree (trois pour 120 francs), vous trouverez de nombreuses annonces de spectacles. Si l'une de ces affiches montre un beau gosse baraqué et moustachu, si à côté de lui se tient une jeune femme grassouillette et charmante, si au milieu des caractères tamouls vous réussissez à trouver, en alphabet latin, le nom d'un cinéma et quelque chose qui ressemble à un horaire, alors vous avez gagné.

Attention à la longueur des séances. Même si l'heure indiquée est 19 heures, prévoyez d'y consacrer l'ensemble de votre soirée : la séance peut très bien commencer avec une demie-heure de retard et durer plus de trois heures.

Publié par thbz (octobre 20, 2001) | Commentaires (45)


octobre 01, 2001

01 octobre 2001 - Cinéma - (lien permanent)

Titanic

Lorsque "Titanic" est sorti en France dans les premiers jours de 1998, le film a été apprécié par une grande partie de la critique. Sur le forum Usenet fr.rec.cinema.discussion (frcd), par contre, les dix ou quinze critiques amateurs habituels étaient presque tous opposés au film. Un an plus tard, les Cahiers du Cinéma semblaient donner raison à frcd : un ou deux seulement des critiques professionnels mettaient dans leur liste des films de l'année ce film dont ils avaient dit tant de bien quelques mois plus tôt. Qu'est-ce qui fait que, moi par contre, j'ai tant aimé Titanic ? Que je le considère encore comme un film passionnant et original ?

Titanici est à la fois un très grand spectacle et un drame romantique, avec un scénario soigné et une réalisation virtuose, des effets spéciaux démesurés et des acteurs très bien mis en valeur. L'ambition est énorme, puisqu'elle couvre tous les aspects du cinéma populaire, et la réussite est presque totale. Le film est long mais jamais lassant, et l'histoire reste limpide malgré la multiplication des personnages et des faits annexes.

Trois films se succèdent dans Titanic

D'abord un film romantique flamboyant, une histoire d'amour fou, alors que la plupart des films romantiques se contentent d'amours modérées et édulcorées.

La réalisation joue alors sur le registre du lyrisme le plus débridé, avec ces mouvements de caméra virtuoses au-dessus du navire, ou des compositions picturales comme la « figure de proue » des amoureux qui doit orner quarante millions de chambres d'adolescent(e)s dans le monde. À d'autres moments, on revient vers la comédie romantique américaine classique, à travers le jeu sur le passage d'un milieu social à un autre : Jack au dîner des riches, Rose au bal des prolos. Ou encore dans le romantisme érotique : scène du portrait, scène d'amour. Et la description du navire, par sa précision, rejoint le documentaire.

Dès que Jack a effectué le portrait de Rose, au moment précis où le valet, qui est à leur recherche, débarque dans l'appartement, on entre dans le second film, qui est un film d'action. C'est la partie la plus faible de Titanic. Les courses-poursuites et les images-choc sont bien fabriquées, mais inutiles. Dans une grande épopée hollywoodienne comme Titanic, ce morceau de « film de genre » détonne.

Enfin, les deux amants, après avoir échappé à mille dangers dans les antres du navire, parviennent finalement sur le pont, et commence alors une séquence de vingt minutes pendant laquelle le paquebot penche, se dresse et sombre. C'est le film catastrophe.

Il s'agit d'une scène unique, folle, jamais vue par sa longueur, son thème (le navire penche lentement à la verticale, les gens courent vers le sommet), et son réalisme. Contrairement à ce que croient beaucoup de réalisateurs de blockbusters, dont Cameron lui-même quelques minutes plus tôt, il est inutile de multiplier les plans et les péripéties pour créer la tension ; les scènes les plus fortes ne comportent qu'une ou deux bonnes idées, mais exploitées au-delà de toute imagination.

Dans ce qui précède, je ne mentionne pas les scènes contemporaines. Elles me semblent relever en partie d'une manie actuelle d'Hollywood : lorsque l'histoire se déroule il y a quelques décennies, il faut absolument que l'on voie, au début et/ou à la fin du film, ce qu'est devenu l'un des personnages principaux. Son rôle est de se souvenir d'un héros disparu et de lui rendre hommage (cf La liste de Schindler ou Il faut sauver le soldat Ryan).

Un monde à construire, et un monde à détruire

Dans ces scènes contemporaines, les dialogues prononcés par la vieille dame sont bien écrits, et sa manière d'évoquer le passé laisse subsister un doute sur la véracité de son histoire, qui permet d'envisager une lecture du film à plusieurs niveaux : en une phrase, elle dit que Jack Dawson, absent des registres, n'existe plus que dans sa mémoire, ce qu'on pourrait interpréter en disant qu'elle a, en fait, inventé de toutes pièces ce prince charmant idéal pour rêves de jeunes filles. Un autre passage offre, lui aussi, un nouveau regard sur l'histoire racontée : lorsqu'elle se couche à la fin (certains disent pour mourir), la caméra s'attarde sur quelques photos exposées sur sa table de nuit (Rose à cheval, Rose en avion...), et ce survol rapide permet d'évoquer, d'une manière fugitive et originale, la vie ultérieure de la héroïne. Pour moi, un Titanic 2 plus intéressant que les vagues rumeurs qu'on a pu entendre pourrait se baser sur ces photographies, et développer à partir d'elles un personnage de femme moderne et indépendante de l'entre-deux-guerres. Ce n'est pas la moindre des qualités de Titanic de réussir à fournir en quelques images matières à imagination.

Quant à la longue introduction, elle met en place certains des éléments qui traverseront le film : le diamant, incarnation des principaux sentiments du film (richesse de Hockley, cupidité du chercheur de trésors, amour entre le peintre et son modèle, souvenir pour la vieille femme), le naufrage, que l'on voit dans une animation scientifique avant de le voir « pour de vrai », le Titanic lui-même que l'on commence par visiter en sous-marin avant que les souvenirs de la vieille dame vienne le faire surgir par la force du récit. De nombreux autres petits faits continuent ensuite à établir des résonances multiples entre les diverses parties du film : Jack Dawson, voulant empêcher Rose de se suicider, lui décrit la froideur de l'eau à l'endroit précis du bateau qu'ils occuperont au moment de couler dans cette eau (« If you jump, I jump »). Tous les lieux et objets montrés pendant la première partie du film seront, l'un après l'autre, méthodiquement, détruits dans la seconde.

Au-delà des considérations formelles, Titanic est aussi un film social, dans le sens où Cameron constitue en effet avec minutie une sorte d'arche de Noé humaine sur son paquebot, avec toutes les classes d'âges, toutes les fonctions sociales, et un catalogue de nos sentiments : résignation du vieux couple mourant en silence sur son lit, frustration de la jeune fille noble, vanité de l'armateur, ambition du jeune riche, amour du même jeune riche, espoir des immigrants de tous pays.

Il est d'usage, dans les films catastrophes contemporains (Independence Day, Deep Impact), de symboliser l'humanité ou les Etats-Unis par un panel représentatif de cinq à dix petits groupes, dont on suit l'évolution parallèlement à celle des personnages principaux. Mais Cameron va au-delà du cliché en intégrant ces personnages dans son histoire et en leur donnant un rôle sur l'évolution de l'intrigue.

Cette société s'agite sur et dans un bateau qui, lui aussi, nous est montré sous tous les angles et dans toutes ses fonctions. Les couloirs sans fin, la cabine de pilotage, les salles de réception, les bals populaires et les cabines des passagers de troisième ou de première classe constituent ce monde. La vision des fondements de ce monde, depuis les entrailles rougeoyantes comme le fond d'un volcan jusqu'au pont sur lequel Dawson, allongé comme au milieu d'une prairie, contemple les étoiles, donne au bateau un caractère de solidité et de permanence qui rend stupéfiant, presque inacceptable sa mise en pièces finale.

La vision de cette société enclose dans le volume d'un paquebot, qui reproduit la nôtre en plus beau, provoque chez le spectateur le même attachement que l'univers d'un rêve, avec la même nostalgie lorsque le réveil vient le faire disparaître. On s'attache même à la destruction de cette société, parce qu'elle est esthétique. On est donc très loin de la vie réelle. Pas étonnant, donc, que de nombreux spectateurs aient vu le film plusieurs fois. Il est impossible de poursuivre un rêve interrompu, mais il est tellement facile de racheter un autre billet.

Publié par thbz (octobre 01, 2001) | Commentaires (1)


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