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mai 30, 2023
30 mai 2023 - Corée - (lien permanent)
À la recherche des familles séparées
Le 26 juin 1983, la télévision publique coréenne KBS (Korean Broadcasting System) lance un appel aux personnes séparées de leurs proches trente ans plus tôt, lors de la guerre de Corée, et qui n'étaient pas parvenues à se retrouver par la suite.
Quatre jours plus tard, le programme « À la recherche des familles séparées » (이산가족을 찾습니다, Finding Dispersed Families) est diffusé.
Il commence par quelques témoignages de femmes et d'hommes qui disent : pendant la guerre de Corée je me suis réfugiée à tel endroit, nous avons été séparés, je cherche ma mère, je cherche mon frère. Je ne me souviens même plus de son visage. Puis après une longue introduction par deux présentateurs au visage plein d'empathie, le dispositif se met en place : des dizaines, des centaines de personnes attendent sur les gradins, chacune avec un écriteau comportant sur quelques lignes leur nom, celui de leurs proches, la date et les circonstances de leur séparation. Une dizaine de réceptionnistes, chacune avec son téléphone, vont recevoir les appels sur le plateau même.
La caméra défile devant les quidams selon un protocole immuable : visage, écriteau lu par une voix off, visage à nouveau, dix secondes pour chacun.
Au bout de trois quarts d'heure, pause musicale : un chanteur interprète « Sois fort, Geum Sun-a », une chanson populaire qui parle d'un homme séparé de sa petite sœur pendant la guerre.
Une heure plus tard, quelque chose se passe : un bruit couvre la voix du présentateur qui lit les écriteaux, les gens se lèvent de leur gradin, applaudissent. La caméra se retourne : deux femmes viennent de se retrouver, elles s'étreignent avec un tel entrain qu'on croirait qu'elles se battent : « Mère... »
Un peu plus tard, une autre femme pleure au téléphone ; le micro s'approche pour capter les premiers mots qu'elle échange avec un proche depuis trente ans. Puis une autre pleure dans les bras de son frère. Et un chanteur entonne un autre air populaire, « Mon foyer, je ne le vois que dans mes rêves ».
Les producteurs avaient prévu que de tels moments seraient le sommet de l'émission ; ils ne seront que son début.
Car les demandes ont été si nombreuses que l'émission va se poursuivre le lendemain, puis la semaine suivante, puis le mois suivant.
Pendant plus de quatre mois, du 30 juin au 14 novembre 1980, la chaîne publique va diffuser le même programme pendant la plus grande partie de la journée. Pendant 450 heures de direct continu, cent mille personnes vont appeler la télévision, la moitié passeront à l'antenne, dix mille retrouveront leurs proches. Même la catastrophe aérienne du 1er septembre, un Boeing 747 coréen étant abattu par l'armée soviétique au-dessus de l'île de Sakhaline, ne peut interrompre le programme : le lendemain, les deux présentateurs commencent par rappeler d'un ton grave qu'il y a eu 269 victimes, puis leur visage reprend son expression empathique et le défilé des pancartes reprend.
Jour après jour, heure après heure, les mêmes images se répètent. La litanie des lectures d'écriteaux est interrompue par des proches qui se sont reconnus sur leur écran de télévision et qui débarquent sur le plateau, ou bien qui apparaissent en duplex depuis une autre ville.
Car plus encore que les retrouvailles sur le plateau, c'est les rencontres à distance qui constitueront l'image fondamentale du programme, la plus forte, celle qui fera de ce programme un monument de l'histoire moderne coréenne.
Cela se passe toujours un peu de la même manière. L'émission est interrompue par un appel qui vient du studio de KBS à Daegu, une grande ville du sud-est du pays. Une femme y est arrivée, elle pense avoir reconnu une dame dont l'écriteau a été présenté à Séoul, un peu plus tôt dans l'émission. Alors l'écran se divise en deux, l'une à gauche, l'autre à droite. Comme dans les films de Brian de Palma, le split screen signale qu'on change de registre, la routine s'interrompt, les deux visages emplissent l'écran et plus rien d'autre n'est important dans le monde.
Calmes au début, ils échangent quelques mots : j'ai perdu ma petite sœur lors de l'attaque du Nouvel-An 1951 à Séoul, ma grande sœur me grondait parce que j'aimais trop les bonbons, j'ai été recueillie par un oncle, les soldats m'ont emmenée quelque part, ma petite sœur avait une cicatrice à la nuque, je n'ai jamais revu ma grande sœur, oui c'est vraiment toi Onni, grande sœur, mon frère, ma mère ; notre père est mort l'an dernier... Sanglots bruyants, larmes en gros plan, émotion irrésistible.
(En réalité j'improvise, je ne comprends pas vraiment ce qui se dit dans cet extrait, mais si elles ne disent pas cela à ce moment-là, d'autres prononceront ces mots un peu plus tard.)
De telles réunions sont ainsi diffusées en direct chaque jour, à chaque heure de la journée.
Une de ces séquences, peut-être, est plus célèbre que toutes les autres. Tout y est : elle est à Jeju, lui à Daejon, ils présentent plutôt bien, ils parlent clairement, ils étaient orphelins pendant la guerre, leurs souvenirs coïncident parfaitement : ils sont frère et sœurs, aucun doute, mais la sœur ne connaît même pas son vrai nom, elle était trop petite quand ils ont été séparés ; alors le frère le lui dit : tu t'appelles Heo, voilà ton nom, tu dois connaître ton nom, même les chiens ont un nom. Ici une version raccourcie sur Youtube, où on peut activer des sous-titres en anglais :
(Version originale là, où on constate que même en direct des images de la guerre ont été superposées à leurs échanges, très longs.)
Le nom est important. D'autres hommes s'expriment ainsi : je ne connais même pas mon vrai nom, je veux savoir comment je m'appelle, dis-moi le nom de ma mère. Et après les retrouvailles : appelle-moi par mon nom, prononce mon nom à voix haute.
Le programme ne se limite pas au plateau de télévision. Des milliers de personnes s'installent devant le siège de KBS, à Séoul, avec leurs écriteaux, déployant des banderoles et cherchant leurs proches.
Au fil des épisodes, les génériques de début et de fin s'enrichissent au point de devenir un véritable documentaire sur la dimension à la fois intime et universelle du phénomène : retrouvailles et pleurs sur le plateau, occupation du quartier de la télévision par des familles à perte de vue. Les trois premières minutes de l'émission du 13 novembre méritent d'être regardées en continu, sans qu'il soit besoin de comprendre le coréen :
Le cinéma devait s'emparer d'images aussi fortes.
Dès 1985, Im Kwon-taek montrait dans Gilsotteum de larges extraits de l'émission. Voyant ses enfants en larmes devant le poste de télévision, un père de famille commente : « D'après un sondage, 88 % des Coréens pleurent en regardant ces images », avant de rejoindre lui aussi les 88 %. Comme la plus grande partie du grand cinéma coréen d'avant les années 1990, ce très beau film, qui fait d'une famille séparée une métaphore de la séparation des deux Corées, est visible sur la chaîne Youtube de la Korean Film Archive.
Trente ans plus tard, dans Ode to my father (Kukje shijang), succès énorme du cinéma coréen en 2014 (non diffusé en France, où les distributeurs l'ont sans doute jugé trop sentimental), le héros est séparé à la fois de sa sœur et de son père dans la spectaculaire scène initiale à Busan. Cette séparation détermine, sur plusieurs décennies, l'histoire d'une famille chargée par le scénariste de tous les traumatismes de la Corée moderne. C'est par l'émission de 1983 qu'il découvre que sa sœur a été adoptée aux États-Unis :
L'extraordinaire puissance de ces histoires particulières a été méticuleusement archivée. Un site Web donne les principales informations en anglais ; en coréen, toutes les vidéos sont soigneusement documentées avec la liste des personnes présentées et la vidéo elle-même, stockée sur Youtube ; une chaîne Youtube propose une sélection de séquences avec sous-titres anglais. Des centaines d'heures, des milliers d'émotions bouleversantes, en libre service à tout instant.
Ces archives ont été inscrites à l'Unesco dans la catégorie « Mémoire du monde », au motif qu'il a « attiré l'attention en Corée et dans le monde sur la profondeur des blessures laissées par la Guerre froide sur les individus ».
Un tel monument illustre la puissance de la télévision qui a pu réunir des milliers de familles séparées depuis plus de trente ans.
Et pourtant cette puissance a quelque chose de dérisoire : aujourd'hui, la télévision serait inutile, car si une telle guerre séparaient des proches, ils se retrouveraient quelques heures ou quelques jours après. Un simple accès à Internet, au mail, aux réseaux sociaux garantirait les retrouvailles. Décidément quelque chose d'essentiel s'est vraiment passé au milieu des années 1990 avec l'arrivée d'Internet dans notre vie quotidienne, nous n'avons pas fini d'en mesurer les conséquences.
Publié par thbz at mai 30, 2023 | Commentaires (1)
mai 14, 2023
14 mai 2023 - Arts, architecture... - (lien permanent)
Trois témoins
C'est un motif discret : trois personnages réunis dans un coin du tableau, à côté de l'action principale, figures assez similaires, qui ont un rôle analogue dans le tableau, proches mais distinctes.
La plus célèbre, sans doute, de ces figures ternaires se trouve à l'avant d'un tableau sans en être pourtant le sujet. La plupart du temps la figure reste à l'arrière.
Un historique de ce motif a-t-il été fait ? En tout cas je l'ai vu un peu partout dans les tableaux de Jean Bardin, peintre peu connu qui faisait l'objet, jusqu'à aujourd'hui, d'une grande exposition à Orléans.
Le tableau étant une image en deux dimensions, il faut au moins trois figures pour créer un espace : deux visages n'établiraient qu'une ligne.
Deux visages se regarderaient en s'excluant du reste du tableau ; trois visages peuvent lancer leurs regards dans des directions variées, établissent une relation entre eux, constituent une unité minimale sans se séparer du reste du tableau, toujours subordonnés à la scène principale.
J'imagine qu'on apprend cela dans les écoles de peinture. Bardin, lui, l'a bien retenu.
Publié par thbz at mai 14, 2023 | Commentaires (0)