À la recherche des familles séparées
Le 26 juin 1983, la télévision publique coréenne KBS (Korean Broadcasting System) lance un appel aux personnes séparées de leurs proches trente ans plus tôt, lors de la guerre de Corée, et qui n'étaient pas parvenues à se retrouver par la suite.
Quatre jours plus tard, le programme « À la recherche des familles séparées » (이산가족을 찾습니다, Finding Dispersed Families) est diffusé.
Il commence par quelques témoignages de femmes et d'hommes qui disent : pendant la guerre de Corée je me suis réfugiée à tel endroit, nous avons été séparés, je cherche ma mère, je cherche mon frère. Je ne me souviens même plus de son visage. Puis après une longue introduction par deux présentateurs au visage plein d'empathie, le dispositif se met en place : des dizaines, des centaines de personnes attendent sur les gradins, chacune avec un écriteau comportant sur quelques lignes leur nom, celui de leurs proches, la date et les circonstances de leur séparation. Une dizaine de réceptionnistes, chacune avec son téléphone, vont recevoir les appels sur le plateau même.
La caméra défile devant les quidams selon un protocole immuable : visage, écriteau lu par une voix off, visage à nouveau, dix secondes pour chacun.
Au bout de trois quarts d'heure, pause musicale : un chanteur interprète « Sois fort, Geum Sun-a », une chanson populaire qui parle d'un homme séparé de sa petite sœur pendant la guerre.
Une heure plus tard, quelque chose se passe : un bruit couvre la voix du présentateur qui lit les écriteaux, les gens se lèvent de leur gradin, applaudissent. La caméra se retourne : deux femmes viennent de se retrouver, elles s'étreignent avec un tel entrain qu'on croirait qu'elles se battent : « Mère... »
Un peu plus tard, une autre femme pleure au téléphone ; le micro s'approche pour capter les premiers mots qu'elle échange avec un proche depuis trente ans. Puis une autre pleure dans les bras de son frère. Et un chanteur entonne un autre air populaire, « Mon foyer, je ne le vois que dans mes rêves ».
Les producteurs avaient prévu que de tels moments seraient le sommet de l'émission ; ils ne seront que son début.
Car les demandes ont été si nombreuses que l'émission va se poursuivre le lendemain, puis la semaine suivante, puis le mois suivant.
Pendant plus de quatre mois, du 30 juin au 14 novembre 1980, la chaîne publique va diffuser le même programme pendant la plus grande partie de la journée. Pendant 450 heures de direct continu, cent mille personnes vont appeler la télévision, la moitié passeront à l'antenne, dix mille retrouveront leurs proches. Même la catastrophe aérienne du 1er septembre, un Boeing 747 coréen étant abattu par l'armée soviétique au-dessus de l'île de Sakhaline, ne peut interrompre le programme : le lendemain, les deux présentateurs commencent par rappeler d'un ton grave qu'il y a eu 269 victimes, puis leur visage reprend son expression empathique et le défilé des pancartes reprend.
Jour après jour, heure après heure, les mêmes images se répètent. La litanie des lectures d'écriteaux est interrompue par des proches qui se sont reconnus sur leur écran de télévision et qui débarquent sur le plateau, ou bien qui apparaissent en duplex depuis une autre ville.
Car plus encore que les retrouvailles sur le plateau, c'est les rencontres à distance qui constitueront l'image fondamentale du programme, la plus forte, celle qui fera de ce programme un monument de l'histoire moderne coréenne.
Cela se passe toujours un peu de la même manière. L'émission est interrompue par un appel qui vient du studio de KBS à Daegu, une grande ville du sud-est du pays. Une femme y est arrivée, elle pense avoir reconnu une dame dont l'écriteau a été présenté à Séoul, un peu plus tôt dans l'émission. Alors l'écran se divise en deux, l'une à gauche, l'autre à droite. Comme dans les films de Brian de Palma, le split screen signale qu'on change de registre, la routine s'interrompt, les deux visages emplissent l'écran et plus rien d'autre n'est important dans le monde.
Calmes au début, ils échangent quelques mots : j'ai perdu ma petite sœur lors de l'attaque du Nouvel-An 1951 à Séoul, ma grande sœur me grondait parce que j'aimais trop les bonbons, j'ai été recueillie par un oncle, les soldats m'ont emmenée quelque part, ma petite sœur avait une cicatrice à la nuque, je n'ai jamais revu ma grande sœur, oui c'est vraiment toi Onni, grande sœur, mon frère, ma mère ; notre père est mort l'an dernier... Sanglots bruyants, larmes en gros plan, émotion irrésistible.
(En réalité j'improvise, je ne comprends pas vraiment ce qui se dit dans cet extrait, mais si elles ne disent pas cela à ce moment-là, d'autres prononceront ces mots un peu plus tard.)
De telles réunions sont ainsi diffusées en direct chaque jour, à chaque heure de la journée.
Une de ces séquences, peut-être, est plus célèbre que toutes les autres. Tout y est : elle est à Jeju, lui à Daejon, ils présentent plutôt bien, ils parlent clairement, ils étaient orphelins pendant la guerre, leurs souvenirs coïncident parfaitement : ils sont frère et sœurs, aucun doute, mais la sœur ne connaît même pas son vrai nom, elle était trop petite quand ils ont été séparés ; alors le frère le lui dit : tu t'appelles Heo, voilà ton nom, tu dois connaître ton nom, même les chiens ont un nom. Ici une version raccourcie sur Youtube, où on peut activer des sous-titres en anglais :
(Version originale là, où on constate que même en direct des images de la guerre ont été superposées à leurs échanges, très longs.)
Le nom est important. D'autres hommes s'expriment ainsi : je ne connais même pas mon vrai nom, je veux savoir comment je m'appelle, dis-moi le nom de ma mère. Et après les retrouvailles : appelle-moi par mon nom, prononce mon nom à voix haute.
Le programme ne se limite pas au plateau de télévision. Des milliers de personnes s'installent devant le siège de KBS, à Séoul, avec leurs écriteaux, déployant des banderoles et cherchant leurs proches.
Au fil des épisodes, les génériques de début et de fin s'enrichissent au point de devenir un véritable documentaire sur la dimension à la fois intime et universelle du phénomène : retrouvailles et pleurs sur le plateau, occupation du quartier de la télévision par des familles à perte de vue. Les trois premières minutes de l'émission du 13 novembre méritent d'être regardées en continu, sans qu'il soit besoin de comprendre le coréen :
Le cinéma devait s'emparer d'images aussi fortes.
Dès 1985, Im Kwon-taek montrait dans Gilsotteum de larges extraits de l'émission. Voyant ses enfants en larmes devant le poste de télévision, un père de famille commente : « D'après un sondage, 88 % des Coréens pleurent en regardant ces images », avant de rejoindre lui aussi les 88 %. Comme la plus grande partie du grand cinéma coréen d'avant les années 1990, ce très beau film, qui fait d'une famille séparée une métaphore de la séparation des deux Corées, est visible sur la chaîne Youtube de la Korean Film Archive.
Trente ans plus tard, dans Ode to my father (Kukje shijang), succès énorme du cinéma coréen en 2014 (non diffusé en France, où les distributeurs l'ont sans doute jugé trop sentimental), le héros est séparé à la fois de sa sœur et de son père dans la spectaculaire scène initiale à Busan. Cette séparation détermine, sur plusieurs décennies, l'histoire d'une famille chargée par le scénariste de tous les traumatismes de la Corée moderne. C'est par l'émission de 1983 qu'il découvre que sa sœur a été adoptée aux États-Unis :
L'extraordinaire puissance de ces histoires particulières a été méticuleusement archivée. Un site Web donne les principales informations en anglais ; en coréen, toutes les vidéos sont soigneusement documentées avec la liste des personnes présentées et la vidéo elle-même, stockée sur Youtube ; une chaîne Youtube propose une sélection de séquences avec sous-titres anglais. Des centaines d'heures, des milliers d'émotions bouleversantes, en libre service à tout instant.
Ces archives ont été inscrites à l'Unesco dans la catégorie « Mémoire du monde », au motif qu'il a « attiré l'attention en Corée et dans le monde sur la profondeur des blessures laissées par la Guerre froide sur les individus ».
Un tel monument illustre la puissance de la télévision qui a pu réunir des milliers de familles séparées depuis plus de trente ans.
Et pourtant cette puissance a quelque chose de dérisoire : aujourd'hui, la télévision serait inutile, car si une telle guerre séparaient des proches, ils se retrouveraient quelques heures ou quelques jours après. Un simple accès à Internet, au mail, aux réseaux sociaux garantirait les retrouvailles. Décidément quelque chose d'essentiel s'est vraiment passé au milieu des années 1990 avec l'arrivée d'Internet dans notre vie quotidienne, nous n'avons pas fini d'en mesurer les conséquences.
Publié par thbz le 30 mai 2023
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14 mai 2023 - Arts, architecture... - (lien permanent)
Trois témoins
C'est un motif discret : trois personnages réunis dans un coin du tableau, à côté de l'action principale, figures assez similaires, qui ont un rôle analogue dans le tableau, proches mais distinctes.
La plus célèbre, sans doute, de ces figures ternaires se trouve à l'avant d'un tableau sans en être pourtant le sujet. La plupart du temps la figure reste à l'arrière.
Un historique de ce motif a-t-il été fait ? En tout cas je l'ai vu un peu partout dans les tableaux de Jean Bardin, peintre peu connu qui faisait l'objet, jusqu'à aujourd'hui, d'une grande exposition à Orléans.
Le tableau étant une image en deux dimensions, il faut au moins trois figures pour créer un espace : deux visages n'établiraient qu'une ligne.
Deux visages se regarderaient en s'excluant du reste du tableau ; trois visages peuvent lancer leurs regards dans des directions variées, établissent une relation entre eux, constituent une unité minimale sans se séparer du reste du tableau, toujours subordonnés à la scène principale.
J'imagine qu'on apprend cela dans les écoles de peinture. Bardin, lui, l'a bien retenu.
Publié par thbz le 14 mai 2023
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08 février 2023 - Divers - (lien permanent)
Le cadre sur le mur
Pourquoi les cadres ont-ils disparu ?
Exemple no 1. Les anciens téléviseurs étaient insérés dans une sorte de marie-louise entourée d'un épais cadre. Cet encadrement s'est lentement affiné au cours des décennies. Il y a quinze ans encore, un écran de téléviseur, même plat, était encore entouré d'un cadre noir de quelques centimètres. Aujourd'hui l'écran est non seulement aussi plat que possible, mais il n'est entouré que d'un mince filet qui semble avoir pour seule fonction de l'empêcher de tomber.
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Exemple no 2. Les interfaces graphiques modernes sont fondées sur l'utilisation des fenêtres. Au début ces fenêtres avaient des cadres : dans Windows 95, chaque fenêtre était très clairement identifiée par un cadre de plusieurs pixels de largeur. Aujourd'hui, les fenêtres n'ont pratiquement plus de bord, au point qu'il est parfois difficile de les distinguer de leur environnement.
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Exemple no 3. Les façades d'immeubles riches étaient autrefois couvertes de cadres. Non seulement les fenêtres étaient entourées d'un cadre composé de filets, de pilastres, de linteaux, mais la façade nue elle-même était encombrée d'une accumulation de cadres qui souvent n'encadraient rien du tout.
Sur cette façade de l'ancienne mairie du 4e arrondissement de Paris, aujourd'hui Académie du Climat, la porte d'entrée est enserrée entre deux pilastres soutenant une table au moyen de deux consoles cannelées à volutes, les fenêtres de l'entresol sont encadrées soit d'un simple filet encastré, soit de plusieurs filets concentriques, soit encastrés, soit proéminents, renforcés par des volutes ; à l'étage noble, la fenêtre centrale est mise en valeur, comme la porte d'entrée, par un encadrement à pilastre, lui-même compris dans un second encadrement à pilastres plus nobles, et les espaces non occupés par la fenêtre, au lieu de rester nus, sont eux-mêmes pourvus d'une tablette collée sur la façade et faisant office de cadre pour des cartouches qui, imagine-t-on, auraient pu porter une inscription ou une figure.
Tout un système d'encadrements concentriques se met ainsi en place pour couvrir la façade. Le bâtiment date du 19e siècle, mais ce répertoire d'éléments décoratifs est courant depuis la Renaissance et le Louvre a servi de modèle.
C'est ainsi que, autrefois, de même qu'un corps humain ne sort pas sans vêtements, les fenêtres, miroirs et écrans de télévision n'existaient pas s'ils n'étaient entourés d'un montant rectangulaire, épais, souvent orné. Ces cadres, partout présents, ont presque partout disparu.
Il faut, bien sûr, parler des tableaux, car eux aussi, pendant quelques siècles, n'ont pas plus pu se passer d'un cadre que l'eau d'un verre. Or il suffit de fréquenter un musée d'art moderne pour constater que la peinture, elle aussi, s'est largement débarrassée du cadre, ou l'a réduit à une simple ligne.
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Publié par thbz le 08 février 2023
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05 juin 2022 - - (lien permanent)
Colbert, protecteur des arts
C'est un tableau exposé au château de Sceaux.
Le sujet apparaît vite. Le domaine de Sceaux est l'ancienne propriété de Colbert, c'est bien Colbert qui est représenté dans le médaillon en haut à gauche. Il domine des peintres et des musiciens : c'est donc une représentation de Colbert, protecteur des arts.
Le carton de l'œuvre confirme que c'est exactement le titre attribué au tableau : « Colbert, protecteur des arts » (Atkinson Art Gallery de Southport, en dépôt à Sceaux), peint par Nicolas Loir. Le tableau date de 1670, à la grande époque de Louis XIV. Depuis quelques années, Colbert a réorganisé l'Académie royale de peinture et de sculpture pour en faire un instrument au service de la glorification du roi. Nicolas Loir est académicien et participe à ce projet, dans lequel Charles Le Brun joue le rôle principal en supervisant la décoration de Versailles. Tout cadre.
Sauf que, en regardant de près au premier plan, on voit un angelot qui attaque un homme allongé sur le dos avec une torche enflammée :
La signification est obscure. Dans un tableau à la gloire de Colbert, il ne peut s'agir que d'un ennemi du ministre ou du roi. La torche apparaît couramment dans les allégories de la Paix, où elle sert à brûler un amas d'armes afin de mettre fin à la violence. Ici, rien de tel : l'homme renversé est jeune et vigoureux comme Mars, mais loin de porter des armes, c'est un simple carton à dessins qu'il lâche à demi sous l'emprise de l'enfant menaçant.
Une piste se dessine, hasardeuse : l'homme symboliserait le Dessin et le tableau serait une prise de position favorable au Coloris, dans la grande querelle du coloris qui a animé de manière particulièrement vive les débats de l'Académie, lors des conférences publiques dont le principe avait été voulu par Colbert lui-même, qui parfois même y assistait.
Cette hypothèse, selon laquelle le peintre tenterait de rallier Colbert à sa cause, est certainement fantaisiste. La querelle du coloris s'est enflammée l'année suivante, en 1671, et j'ignore si Nicolas Loir était poussiniste (favorable au dessin) ou rubéniste (à la couleur). La clarté de la composition et la solide beauté antique des figures féminines me paraissent plus proches de Poussin que de Rubens.
Et surtout, la femme de gauche, loin d'étaler des couleurs sur sa toile en soignant les clairs-obscurs, n'en est qu'à l'étape du dessin. Quant au tableau exposé à droite, il est lui aussi consacré au dessin :
On y voit un homme tracer du bout d'un grand pinceau le contour de sa propre ombre sur un rocher. C'est certainement une variante sur la légende de l'origine de la peinture racontée par Pline l'ancien. Ce tableau est l'élément le plus visible de la partie droite du tableau, il est regardé par le musicien suspendu dans les airs et présenté par la femme à la robe violette à Colbert, par l'intermédiaire de son portrait.
Donc d'un côté l'origine de la peinture dans un tableau achevé et prêt à être encadré, de l'autre un portrait de Colbert à peine esquissé, et entre les deux, un carton de dessins frappé d'indignité.
Quatre ans plus tôt, Nicolas Loir avait peint un tableau sur « le progrès du dessin sous le règne de Louis XIV ». La composition était similaire, avec le roi dans le médaillon et non le ministre. Dans ce tableau également, un personnage masculin semblait être mis en fuite par un angelot, mais placé au second plan.
Cette figure de l'homme terrassé reste donc mystérieuse.
Le tableau est peu connu, je ne trouve aucune information sur le Web (un tweet d'Adrien Goetz). La prochaine personne qui le cherchera sur Google tombera peut-être ici et aura peut-être une explication à fournir ou, du moins, à proposer.
Publié par thbz le 05 juin 2022
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30 août 2021 - Corée - (lien permanent)
Gamcheon Cultural Village
Le terme « culture » (문화) est souvent utilisé en Corée : la culture va des tombes de rois anciens jusqu'à la pop coréenne, on peut en faire l'« expérience » à l'aéroport en zone duty-free dans pas moins de cinq espaces différents, mais le terme prend souvent un sens assez vague : les « logements culturels » (문화주택) désignaient autrefois des maisons modernes de type occidental, par opposition aux maisons traditionnelles anciennes (les unes comme les autres ont aujourd'hui disparu). Et l'une des principales attractions touristiques, à Busan, est le Gamcheon Cultural Village (감천문화마을), où le mot « cultural » semble plutôt correspondre à une tentative de donner une dimension artistique à un quartier déshérité, tout en préservant sa mémoire.
Du Gamcheon Cultural Village, on sait avant d'y aller que des maisons colorées y recouvrent les pentes d'une vallée étroite.
Si on s'en écarte un peu sur un chemin à l'entrée de la forêt (donc de la montagne), Gamcheon apparaît en effet comme un costume d'Arlequin de maisons basses aux couleurs variées derrière lesquelles s'étendent, par vagues successives, des baies traversées par des ponts suspendus, des nappes d'immeubles, des zones portuaires, des tours de 200, 300, 400 mètres. Le choc des métropoles, le contraste des dimensions et des esthétiques caractérisent Busan encore plus Séoul, parce que les montagnes y sont plus nombreuses, les tours souvent plus hautes, les quartiers de maisons basses plus nombreux autour de rues en escalier vertigineuses.
Mais si on visite réellement le quartier, Gamcheon est un collage de peintures murales (sans doute l'aspect « culture ») faciles à regarder, d'escaliers peints trop nombreux, de boutiques d'artistes et de « photo zones ».
La tentation est alors grande de s'aventurer dans les innombrables ruelles et escaliers, mais on s'y sent coupable (et une recherche Internet le confirmera) de déranger la quiétude des résidents, qui n'ont pas tous participé à la transformation du quartier en attraction touristique.
Car le quartier a plusieurs couches. Le costume d'Arlequin « culturel » n'est qu'une création récente, qui tente de freiner le déclin du quartier.
À l'origine, le site a été colonisé dans les années 1950 par des réfugiés accourus à Busan, seule ville du pays restée toujours sous le contrôle des Sud-Coréens et des Américains lors de la guerre de Corée. Les pentes de la ville ont alors été recouvertes de cabanes de fortune, qui parfois brûlaient et déclenchaient des incendies gigantesques. Un intéressant musée pas très éloigné de Gamcheon montre les conditions de vie et propose même la reconstitution d'une école de fortune sous une toile.
À la même époque (ou alors dès 1918 selon certaines sources), le quartier est devenu le siège du Taegeuk-do. Le Taegeuk-do est l'une des nombreuses religions locales qui reconnaissent comme Dieu suprême un certain Kang Jeungsan, qui a réordonné l'Univers et jugé les autres dieux avant de mourir en 1909, à l'âge de 38 ans. La religion s'est répandue parmi les réfugiés de la guerre de Corée, à qui il était promis des bonbons, des brosses à dents et du riz s'ils se convertissaient.
Cette religion a peut-être même joué un rôle dans l'urbanisme du quartier. Un panneau installé à l'entrée souligne que chaque maison a été construite de manière à ne pas bloquer la vue des maisons voisines, ce qui est une intéressante explication au paysage de damier que constitue aujourd'hui le village. Un pratiquant du Taegeuk-do explique que cette attitude d'attention aux autres était caractéristique de sa religion. Il me semble que cette organisation est assez naturelle sur un sol dont la pente est constante et où, chaque famille ayant sa propre maison, il est peu probable que les constructions s'élèvent au-delà d'un ou de deux niveaux.
Le quartier, éloigné du centre de Busan et mal desservi par les transports en commun, est resté pauvre et mal entretenu jusqu'aux années 1980 et les maisons abandonnées étaient nombreuses. Selon Namu-wiki, une variante de Wikipédia bien plus populaire que Wikipédia en Corée, plus de 21 000 personnes vivaient à Gamcheon en 1995, mais seulement 8 000 en 2016, dont une grande partie de personnes âgées.
En 2009, le ministère de la culture, des sports et du tourisme lance le projet « Dreaming of Busan Machu Picchu », avec l'objectif de créer une communauté locale dirigée par des résidents, des artistes et un bureau administratif. Des peintres sont ainsi recrutés pour ajouter des fresques sur les murs et les toits sont dotés de couleurs variées, mais toujours douces. Le résultat n'a pas grand-chose à voir avec Macchu Picchu et les visiteurs pensent plutôt à Santorin, à Mexico ou aux favelas.
Des points de vue ont été aménagés, des poissons colorés en mosaïque ont été accrochés aux murs pour baliser un chemin de promenade recommandé, les maisons vides ont été transformées en galeries d'art, des activités ont été mises en place pour donner aux visiteurs une expérience artistique, le tout sans toucher aux formes urbaines : les rues restent labyrinthiques, les escaliers malcommodes, et les maisons n'ont pas été remplacées par des gratte-ciels.
Par la suite, des programmes télévisés très populaires ont montré Gamcheon et Instagram est arrivé. Aujourd'hui, le succès est là. Malgré les pentes et l'éloignement, le quartier est un vaste photo zone. Selon Namu-wiki, les boutiques de franchises sont interdites à Gamcheon, car les bénéfices ne reviennent pas au quartier.
Le quartier a attiré 25 000 personnes en 2011, 304 000 en 2013, 1,4 million en 2015, selon ce document qui explique tout sur Gamcheon, et plus de 2 millions en 2019 selon Namu-wiki.
Toutefois, le résultat est assez accablant par endroit. Ce document sérieux présente comme une installation artistique une cabane avec une trou rectangulaire dans le mur, donnant un point de vue sur la vallée (que j'ai photographiée avec un peu de recul, de sorte qu'elle montre non pas les maisons pittoresques, mais un grand ensemble banal).
Le mauvais goût culmine avec une statue du Petit Prince, qui n'est reconnaissable que par son écharpe et le renard qui l'accompagne, auprès desquels on ne peut se faire photographier qu'après avoir fait la queue un long moment. J'avais déjà vu, en sortant du métro à vingt minutes de marche de là, un autre Petit Prince peint avec son renard, informant les passants qu'il était interdit de fumer.
Bien sûr, tous les résidents n'apprécient pas. Si leur participation au projet est largement mise en avant, ainsi que le reversement à la communauté d'une partie des bénéfices des commerces, beaucoup critiquent la venue de nombreux touristes qui ne respectent pas leur espace privé. Certains prennent en photo le linge qui sèche devant les maisons ou les chaussures posées sur le seuil. L'afflux des visiteurs gêne également la circulation, déjà difficile dans une vallée qui n'est accessible que par ses extrémités.
Certains résidents continuent donc à quitter le site et à laisser des maisons vides derrière eux. Il leur est en effet difficile de les vendre, car la source de la valeur d'une maison ou d'un appartement, en Corée, réside dans la perspective de construire à la place une tour ou un grand ensemble modernes. Or la pente très forte semble interdire la réalisation de ce type de projet. Il ne reste donc aux autorités qu'à faire venir encore des artistes supplémentaires pour occuper ces maisons vides, au moins le long des rues principales.
Le développement touristique va donc se poursuivre. Au sommet du village, à l'endroit où la route bascule vers une autre vallée, des banderoles de protestation qui ne craint pas de manier l'insulte (la décision du maire de l'arrondissement y est attribuée à son ivresse) dénoncent la construction d'un monorail qui détruira les maisons situées à cet endroit afin d'emmener des visiteurs jusqu'au sommet de la montagne voisine (326 mètres d'altitude). Il est vrai que depuis là-haut, le point de vue sur Gamcheon, mais aussi sur le front de mer et sur l'ensemble de la métropole de Busan, doit être à couper le souffle.
Publié par thbz le 30 août 2021
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